C'est
l'absence de sensibilité, le manque de la faculté d'éprouver des
sensations physiques ou psychologiques : insensibilité à la
douleur, au charme de la nature. On taxe aussi d'insensibilité les
animaux à organisation rudimentaire, dont les faibles réactions
prennent alors le nom d'irritabilité. Nous avons distingué
l'insensibilité physique de l'insensibilité psychologique :
remarquons tout de suite que l'une et l'autre sont des anomalies, et
que la première entraîne la deuxième, les sens étant à la source
même de la connaissance. L'insensibilité physique totale, voisine
de la mort, ne se rencontre que dans des cas assez rares de léthargie
; il peut y avoir néanmoins une très grande différence de degré
de sensibilité d'un individu à l'autre. En général, on admet que
l'homme ressent plus intensément les sensations physiques que la
femme, et on attribue ce fait à la puissance plus grande de son
système nerveux. Mais ce qu'il importe surtout d'envisager ici, vu
le silence quasi-général que le public bienpensant observe sur
cette question, c'est l'insensibilité amoureuse, le manque de
sensualité. Il est courant de dire qu'elle est plus fréquente chez
la femme que chez l'homme, mais il n'est pas si facile de le prouver.
Ce qui ne fait aucun doute, c'est que le mâle se montre plus brutal
dans ses rapports sexuels, et que beaucoup d'hommes, une fois
satisfaits, ne se soucient plus guère de ce que peut ressentir leur
compagne. Et que celle-ci se dégoûte, répugne aux rapprochements,
à qui en est alors la faute? Combien d'hommes passent des heures
passionnées à attendre le résultat des courses, qui trouveraient
grossier et inconvenant de s'attacher à la physiologie d'une
personne chère, dont l'équilibre sexuel est pourtant nécessaire à
l'entretien et à l'harmonie de leur amour! Voici quelques citations
extraites de l'opuscule Lorulot, de Morale et éducation sexuelles
(éditions du Fauconnier), qui apporteront l'avis d'une personnalité
compétente en la matière : « Il y a évidemment des femmes froides
« par tempérament ». Mais elles sont beaucoup moins nombreuses
qu'on ne le croit, et elles constituent, osons l'écrire, un cas
pathologique ». « La femme est sacrifiée. Sa sexualité est
méconnue, étouffée, abolie. A un tel point qu'un grand nombre de
femmes ont fini par trouver normale leur situation affreuse d'être
retranchées de la volupté et privées de la plus grande source de
joie où il soit donné à l'humanité de puiser ».
Combien de
femmes, hélas, profèrent cette phrase blasphématoire : « Pour le
plaisir que nous y trouvons, nous, les femmes, à l'amour! » Suprême
injure à la vie. « Les « laides » si disgraciées soient-elles,
ne sont pas forcément « froides ». J'opinerai même à croire le
contraire. Quel feu couve parfois à l'intérieur de ces corps
dédaignés! Et que de bonheur perdu! - pour elles, les laides, et
pour l'homme aussi… « Disons, au contraire, que dix-neuf femmes
sur vingt (la vingtième est une anormale ou une malade) ne vivent
que pour l'amour et n'aspirent qu'à l'amour. Toute leur sensibilité
(si raffinée) et toutes leurs facultés sont dirigées vers l'amour.
C'est la faute à notre conception dégénérée de la vie, à nos
servitudes étriquées, si la femme, devenue inapte, trop souvent, à
remplir son rôle magnifique d'amante, devient un être amorphe,
insensible et douloureux ». Et l'auteur remarque : « 1° Pour
parler à la sexualité de la femme, la science des caresses est
indispensable ; « 2° Pour donner à la femme le maximum de
satisfaction que sa psychologie réclame, il faut étudier sa
périodicité amoureuse et les lois de ses désirs ». Ceci explique
l'exclamation d'Armand : « Pourquoi n'y a-t-il pas des cours de
volupté amoureuse ? ... » (E. Armand : L'Initiation individualiste,
p. 252). On est donc mal venu de parler de l'insensibilité de la
femme, tant que goujaterie, brutalité, ignorance et hypocrisie
seront la règle commune dans les rapports sexuels. L'insensibilité
psychologique revêt des formes variées, aussi variées que les
causes qui peuvent la produire. L'insensibilité morale -
c'est-à-dire l'inaptitude à sentir l'esthétique de certains actes,
d'où indifférence en matières de mœurs - peut rompre totalement
les attaches entre l'humanité et l'individu inhumain (Voir ce
dernier mot). Le degré d'insensibilité peut être aussi une «
question de nerfs », comme dit H. de Montherlant : on craint de voir
abattre un cheval ou mettre à mort un taureau, mais on écrase
insouciamment des insectes qui sont de véritables merveilles...
Insensibilité va souvent de pair avec ignorance. Nombre d'enfants -
« cet âge est sans pitié » - se complaisent dans des actes de
cruauté, - défaut de jugement plutôt que de sensibilité - car il
faut comprendre pour éprouver de la pitié. D’autres cas
d’insensibilité par défaut de jugement sont présentés par
certaines peuplades primitives, qui ont fait de la torture un art
considéré, ainsi que par les individus sous l'empire du fanatisme
ou d'un enthousiasme irraisonné. Il est d'ailleurs regrettable que
des éducateurs inconscients semblent s'ingénier à fausser ou à
détruire la sensibilité de leurs enfants. Ils l'apitoient jusqu'aux
larmes sur le triste sort d'une poupée de carton…, mais bientôt,
l'enfant comprendra, et sensibilité deviendra pour lui synonyme de
duperie. Pour résumer cette question de l'insensibilité dans
l'éducation, dont l'exposé mériterait un volume, insistons sur
deux points : 1° Il faut respecter chez l'enfant la sensibilité
existante et organiser son éducation en conséquence ; 2° Il faut
affiner et développer le peu de sensibilité dont jouissent certains
sujets déficients sous ce rapport. La société ne se conduit
d'ailleurs pas mieux envers l'adulte que les parents de tantôt
envers l'enfant. A tout instant, on a l'occasion de dire et
d'entendre dire : « On ne m'y prendra plus », expression du regret
d'avoir donné dans le panneau « bonté », que d'aucuns manient
vraiment avec une adresse extrême. La société tend à opérer de
la sorte, en faveur des moins sensibles, une sélection à rebours
dont les lynchages, les exécutions froidement concertées
d'idéalistes politiques en Amérique peuvent déjà nous faire
entrevoir les résultats. La sensibilité peut aussi être usée par
l'habitude. Un spectacle habituel cesse de toucher ; on s'endurcit à
sa propre misère et à celle des siens. Les anciens ne souffraient
guère de l'affreuse situation des esclaves, et les détruisaient
comme du simple bétail. Ceux-ci, de leur côté, semblent avoir
accepté leur sort avec assez de résignation. Les calamités
publiques, les famines, les massacres, peuvent même amener un état
d'insensibilité général, détruire tout ressort chez un peuple
entier, même pour plusieurs générations : ce qui explique que les
peuples les plus maltraités ne soient pas les plus prompts à la
révolte. Bien souvent, l'insensibilité, plus apparente que réelle,
est voulue et employée comme une arme dans la lutte pour la vie :
comme toutes les armes, elle vaut alors selon l'usage qu'on sait en
faire. Des femmes cachent le plaisir qu'elles prennent aux rapports
sentimentaux ou sexuels, soit par désir de faire croire à un
sacrifice de leur part, soit par honte de s'adonner à la luxure :
préjugés assez compréhensibles dans une société imprégnée de
ce christianisme qui fit du renoncement une vertu, qui maudit la vie
sous toutes ses formes. Les mêmes influences poussent des malheureux
tout à fait fanatisés à rechercher la douleur, à laquelle ils
s'accoutument d’ailleurs et qui peut les entraîner à d'étranges
perversions, afin d'en faire offrande au Dieu de bonté! Les
philosophes, les Stoïciens surtout (voir les Maximes d'Epictète),
recommandent aussi l'insensibilité comme moyen d'échapper aux
influences du milieu, de garder en toutes circonstances une volonté
libre et un calme inaltérable, serait-ce dans un corps torturé.
Cette attitude a une sorte de beauté haute qui ne peut manquer de
gagner de tous temps de nombreux suffrages : dommage pourtant qu'elle
serve si souvent de nos jours à bien des dandys, qui prennent le
masque de l'impassibilité pour se dispenser d'ouvrir les yeux sur
les malheurs... d'autrui! Quoi qu'il en soit, on ne peut que
conclure, avec le Dr H.-M. Fay, que « être peu émotif est plutôt
une force qu'une faiblesse », et que « nous aurions sans doute
grand tort d'en faire un état pathologique ». Avec réserves
toutefois, car cet état « aggrave les constitutions perverse,
mythomaniaque et paranoïaque quand elle leur est associée ». Il
faut en outre prendre garde que l'insensibilité voulue ne devienne,
comme nous l'avons dit plus haut, ordinaire par l'accoutumance, et
que l'homme cuirassé ne devienne pétrifié, car c'est la
sensibilité qui fait la richesse de l'individualité, et
l'incapacité de souffrir entraîne l'incapacité de jouir.
- L. W.
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