jeudi 26 décembre 2019

Nouvelles formes de servitude et suicide Par Christophe DEJOURS partie 2


Élements recueillis sur la personnalité de MadameV . B. D’après les éléments recueillis auprès de l’entourage de Madame V . B., il ressort qu’il s’agissait d’une femme d’une intelligence éclatante, considérée par tout le monde comme au-dessus de la normale. On la tient même pour une surdouée. Cette intelligence brillante se double d’une énergie exceptionnelle, d’une capacité de travail hors du commun.
Lorsqu’elle entreprend un projet, elle le mène tambour battant. Chaque mission est toujours un succès. Elle s’adapte remarquablement à son milieu professionnel, où elle fait figure non seulement de locomotive, mais de personne de confiance. Elle passe pour ses collègues, comme pour son entourage et ses amis, pour une personnalité extrêmement solide et stable, remarquablement disponible, et généreuse de surcroît. On se confie volontiers à elle, on lui demande conseil. Sa posture vis-à-vis des autres sort des standards habituels. C’est que Madame V . B. est solidement enracinée dans une tradition chrétienne d’entraide et de solidarité. En plus de son travail, elle assure inlassablement des visites auprès des malades dans les hôpitaux et s’occupe de détenus dans les prisons. La famille est aussi, pour elle, un pôle fondamental d’organisation de sa vie. Mariée à un homme qui partage ses valeurs et ses engagements, elle a trois enfants dont l’aînée a 22 ans, la seconde 20 ans, la troisième 16 ans. Toutes trois vont bien et réussissent dans leurs études. Elle adopte en 1999 un enfant âgé alors de neuf ans et demi qui a 13 ans lorsque Madame V . B. met fin à ses jours. Je souligne qu’elle était très attachée à tous les membres de sa famille. S’il y avait des difficultés, il ne s’agissait pas de conflits avec les uns ou les autres dans l’espace domestique. Et, si conflit il y avait, c’était seulement, resitué dans l’après-coup, un conflit avec elle-même, se reprochant de ne pas réussir à surmonter ses soucis et d’infliger ainsi à ses proches le poids de sa propre souffrance.
Dans ses engagements et dans la parole donnée que cela pouvait confiner à une certaine rigidité. Elle pouvait ainsi s’entêter et refuser de capituler dans les situations défavorables. En général, elle finissait par vaincre les difficultés. Alors que certains, dans son entreprise, connaissant la condition qui lui était faite lui conseillaient de jeter l’éponge et de partir, elle s’y refusait. Ce conseil lui a été donné en raison de l’injustice flagrante, et pas en raison de signes extérieurs de souffrance qui auraient pu inquiéter. Les proches, parmi les collègues de travail, ont pour cette raison été stupéfaits en apprenant le suicide, car tous pensaient que MadameV . B. était l’exemple même de la force et de la stabilité psychologique. Elle ne voulait pas lâcher la partie parce qu’elle ne voulait pas laisser se développer des pratiques critiquables en matière de ressources humaines, dont elle aurait en quelque sorte constitué un précédent en s’inclinant et en démissionnant. Elle avait pourtant commencé à prospecter pour d’autres emplois et avait d’ailleurs été sélectionnée à un poste de haute responsabilité dans une autre entreprise, mais, finalement, elle n’avait pas accepté la proposition, elle avait refusé de céder aux brimades et à l’humiliation. Les éléments dont je fais état ici ont été recueillis auprès du mari, de la meilleure amie, de personnes travaillant dans la même entreprise et de plusieurs médecins ayant connu et soigné Madame V . B.
L’entreprise et le management L’entreprise, Madame V. B. y travaillait depuis dix ans et l’avait connue dès ses débuts lorsqu’elle avait encore la taille d’une petite PME. Elle avait d’ailleurs contribué à son développement. Puis l’entreprise avait atteint des proportions beaucoup plus importantes, avec des ramifications internationales. Y travaillent en 2003 environ 1 200 salariés. À 98 %, ce sont des cadres sortis de grandes écoles d’ingénieur et de gestion. Le style de management du D.G. est un peu particulier. C’est un ancien syndicaliste CGT qui se donne volontiers des allures d’ex-soixantehuitard. Mais il est aussi très autoritaire, il a toujours raison. Ce qui ne l’empêche pas d’être tout de même à l’écoute et d’être attentif à ce qui lui revient par les différents canaux que sont le service social, le service médical, le CHSCT. Toutefois, il y a quelques années, il a embauché une juriste à la direction des RH qui est décrite comme une caricature de l’autoritarisme et de la brutalité à l’égard de toute personne qui ne s’inclinerait pas devant les directives de l’entreprise. Et elle devient, de fait, le bras exécutif du D.G. Et elle a été recrutée après avoir achevé l’exécution du plan social d’une grosse entreprise de la même région. Le rythme de travail est soutenu. On y travaille en flux tendu et il faut intégrer toutes les improvisations qui résultent des fluctuations du marché. Ainsi n’est-il pas rare que certains salariés travaillent tard le soir et pendant le week-end. Les salaires sont assez élevés et l’on s’efforce de tenir compte des niveaux de salaire octroyés dans la région pour ne pas être en-dessous des autres et conserver le pouvoir attractif de l’entreprise. Il faut signaler que, l’année précédant le suicide de Madame V . B., le CSHCT a obtenu qu’une enquête sur le stress au travail soit réalisée dans l’entreprise et dans d’autres entreprises du même type installées dans la région. En regard de ce management musclé, la syndicalisation est extrêmement faible. Une dizaine de salariés seulement sont syndiqués. Dans cette entreprise, il n’y a pas de tradition de solidarité entre salariés. Le recrutement se fait à travers le monde entier. La langue de travail est l’anglais. Parmi les salariés, on compte 38 nationalités différentes. Il semble que les salariés recrutés soient un peu « surdimensionnés » par rapport aux responsabilités et aux tâches réelles qui leurs ont confiées dans l’entreprise. Après plusieurs années, parfois plus de cinq ans, certains salariés ne parlent toujours pas un mot de français. L’intégration sociale dans la cité est donc faible et de surface. L’entreprise assure d’ailleurs de nombreux services pour ses salariés, comme le lavage et le blanchissage du linge domestique, les activités de loisirs, etc. De sorte que les employés se voient beaucoup en dehors du travail. Il y a donc une convivialité entre eux, familles comprises.

« La convivialité stratégique »

Mais cette convivialité mérite d’être examinée de près, car elle est assez complexe. C’est une convivialité sans solidarité. On se retrouve souvent hors travail, mais il semble qu’en fin de compte ce soient encore les rapports de travail qui organisent le hors-travail. Par exemple, chaque année la direction organise une fête. Pratiquement tous les salariés s’y rendent. On y mange, on y danse. Mais il semble que l’on y vienne aussi parce qu’en n’y venant pas, on risquerait de se faire remarquer. Et il ne faut pas se faire remarquer. C’est sans doute aussi pourquoi la syndicalisation est si faible. Il semble que la peur soit au rendez-vous. Non pas tant la peur du licenciement, car, en fin de compte, il y en a très peu, même s’il y en a quand même, comme dans le cas du chef de Madame V . B. La peur semble davantage polarisée par les enjeux de carrière, de promotion et de prime. Les primes sont importantes, pas dans l’absolu, mais suffisamment quand même pour que chacun veille à ne pas compromettre ses chances d’en toucher une part convenable. Il faut aussi faire mention des entretiens d’évaluation annuels. On compare les résultats aux objectifs, on y fixe les nouveaux objectifs. Les attributions de primes semblent se faire à la tête du client, de façon arbitraire. Mais ces entretiens d’évaluation n’ont que peu d’impact concret.Chacun sait dans l’entreprise que les dossiers d’évaluation ne serviront que dans le cas où l’on déciderait de se débarrasser d’un collaborateur. Que l’on montrera alors, preuves à l’appui, que ce dernier coûte trop cher pour ce qu’il rapporte à l’entreprise. La course à l’avancement et à la carrière semble liée au surdimensionnement déjà évoqué des profils par rapport aux postes. Compte tenu du poids que représente l’expatriation en France, les salariés de l’entreprise sont en quelque sorte coincés et la seule issue est pour eux la progression dans l’entreprise. Le jeu social consiste alors à entretenir de bonnes relations avec les collègues et avec les managers. L’avancement et la carrière se font en fonction de la cote personnelle auprès des managers. Il faut donc se faire bien voir et la logique stratégique est celle du bon carnet d’adresses, des bonnes relations avec les personnes bien placées, des relations personnalisées, conviviales en somme. Ainsi le conformisme est-il très strictement respecté. S’esquisse de la sorte un nouveau monde social pour les collaborateurs de l’entreprise, qui est un monde de cadres, un monde fait pour les cadres, mais aussi et surtout un monde produit par les cadres. La convivialité qui règne entre les employés de l’entreprise n’est pas structurée par la solidarité. Tout au contraire, ce qui organise la convivialité c’est le « copinage » qui, derrière la bonhomie des relations, dissimule un monde entièrement soumis à la concurrence entre les personnes, où la référence au travail est constamment confrontée à l’adéquation au savoir-être conformiste. Je propose pour caractériser ce monde social particulier le terme de « convivialité stratégique ». Aux obsèques de MadameV . B., il y a 600 personnes. Elle était très connue et très aimée dans la région, ce qui explique cette affluence. Mais, parmi les gens présents, presque personne de l’entreprise ne s’y trouve. Les réactions des membres de l’entreprise, recueillies de façon non-systématique, suggèrent deux explications complémentaires à cette abstention : se rendre aux obsèques aurait pu desservir l’image de conformisme à l’entreprise d’une part ; le suicide de Madame V. B. suscite des jugements de condamnation d’autre part : on ne se suicide pas quand on a quatre enfants ! Il faudrait davantage d’éléments pour pouvoir apprécier la valence défensive de cette réaction. Cette hypothèse interprétative est difficile, voire impossible à vérifier, en raison de la réticence extrême des employés de l’entreprise à parler ou à commenter l’événement. Il faut toutefois s’arrêter un instant sur ce monde de la convivialité stratégique, car c’est une configuration sociale nouvelle qui pourrait bien être une production spécifique de la culture des cadres dans les entreprises high-tech multinationales. Dans la région où se situe l’entreprise dans laquelle travaillait Madame V . B., il y a beaucoup d’autres entreprises du même genre. À écouter les médecins du travail qui pratiquent en service interentreprises et qui, de ce fait, connaissent souvent plusieurs de ces entreprises, la clinique suggère qu’existent bel et bien de nombreux problèmes psychopathologiques parmi ces cadres. Le lien avec le travail, l’organisation du travail et surtout avec les nouvelles formes de management et de gestion importées du monde anglo-saxon, semble très vraisemblable. Au point que plusieurs cliniciens aient éprouvé le besoin de faire procéder, ou de procéder eux-mêmes, à des enquêtes sur le rapport entre stress et organisation du travail. Le contraste est grand entre ce qui ressort du regard clinique et ce qui est évoqué par les cadres, lorsqu’on les interroge. Le contraste va jusqu’à la discordance. La plupart des personnes interrogées font état d’une grande satisfaction à leur travail et vis-à-vis de leur mode de vie. La convivialité stratégique soulève un problème d’interprétation de la parole de ces cadres. Est-ce le conformisme, est-ce la peur de se faire remarquer et de compromettre sa cote qui verrouille la parole ? Est-ce une méconnaissance effective de la souffrance en raison de l’efficacité des stratégies défensives, ou en raison d’une adhésion, sur le fond, avec ces valeurs que promeut l’entreprise?Cette dernière version n’est pas impossible. Les cadres de ces entreprises multinationales sont rigoureusement sélectionnés.Adhèrent-ils aux valeurs de la libre entreprise, de l’individualisme, de la concurrence généralisée ? C’est possible. Si c’est le cas, on comprend alors qu’ils éprouvent quelques réticences à révéler leur souffrance qui ne pourrait apparaître que comme un signe de faiblesse et fonctionner, alors, comme un stigmate défavorable dans la lutte de concurrence généralisée entre cadres de tous niveaux. Dans le système de valeur de la libre concurrence, chacun tient pour parfaitement normal et équitable que l’on se débarrasse d’un collaborateur s’il apparaît qu’il n’est plus à la hauteur des objectifs de l’entreprise. Ne pas s’avouer à soi-même que l’on souffre parfois est peut être une condition sine qua non pour tenir et conserver sa place. Toujours est-il que la convivialité stratégique fonctionne, au regard de notre préoccupation clinique de saisir les relations entre nouvelles formes de management et souffrance, comme une véritable conspiration du silence qui n’est peut-être que l’envers d’un déni assez étendu de la perception de la réalité. La convivialité stratégique engrène complètement travail et hors-travail, grâce à une dépendance matérielle et morale vis-à-vis de l’entreprise, pourvoyeuse de l’emploi et du confort de vie. De sorte qu’en fin de compte la convivialité stratégique pourrait bien être la forme moderne d’une « condition » : la condition de cadre, entendue cette fois comme une forme nouvelle de servitude impliquant la vie tout entière du cadre et de sa famille qui serait une forme nouvelle de servitude moderne, vis-à-vis de l’entreprise néolibérale, concernant avant tout lescadres. Nous sommes loin ici de la condition de l’ouvrier dépendant de l’entreprise paternaliste ,dans la mesure où il ne s’agit pas de personnes au statut social modeste, mais de personnes qui se considèrent comme des collaborateurs à part entière de la puissance de l’entreprise à laquelle elles prêtent allégeance. C’est à la lumière de cette condition de servitude propre aux cadres que l’on peut maintenant revenir sur l’événement déclenchant du processus ayant conduit au suicide de MadameV . B.

L’élément déclenchant et la question de la soumission

Le processus dans lequel Madame V . B. a été emportée a clairement commencé lorsqu’elle a demandé un temps partiel pour pouvoir s’occuper de son enfant adoptif, mais il apparaît de façon presque certaine que ce processus se radicalise en 2002 (janvier), après qu’elle a refusé un poste important avec promotion, en Espagne. Cette décision de Madame V. B. n’a pas été tolérée par l’entreprise. D’aprèsl les dires de plusieurs personnes interrogées, il ressort que, pour l’entreprise en cause, demander un temps partiel, c’est signer de facto que l’on n’est plus un collaborateur. Pour l’entreprise, le travail doit être la préoccupation absolument prioritaire des collaborateurs. Demander un temps partiel c’est indiquer qu’autre chose compte autant que l’entreprise dans la vie du collaborateur. L’entreprise exige de fait la docilité, l’autocensure, le mutisme sur tout problème personnel non-professionnel et surtout la soumission totale.
En demandant un temps partiel, Madame V . B. déclenchait un processus de critique, de perte de confiance de la part des managers, qui devait inévitablement être suivi de manœuvres de disqualification, de marginalisation. En demandant un temps partiel, Madame V. B. risquait des réactions de représailles. Le savait-elle ? Était-elle candide ? C’est peu probable compte tenu de sa clairvoyance, de son intelligence, de ses compétences et de sa très bonne connaissance non seulement des entreprises de ce type qu’elle avait expérimentées de l’intérieur, mais des bases théoriques de ces nouvelles formes de management. Le malaise ici vient de ce qu’à aucun moment les représailles n’ont été administrées à Madame V. B. sous prétexte qu’elle aurait été professionnellement incompétente, qu’elle aurait failli à ses responsabilités ou qu’elle aurait commis des erreurs. Il faut ici y insister, ce point est capital, me semble-t-il, au regard de ce qui nous préoccupe aujourd’hui : le travail, la qualité du travail, sont totalement hors de cause dans le processus déclenché par l’entreprise. La seule raison des représailles contre MadameV . B., c’est qu’elle ne se montre pas assez soumise. Et c’est cela même qui constitue la caractéristique de la situation qui la conduira jusqu’au suicide.C’est bien la servitude qui est l’enjeu du conflit, rien d’autre. Le tort de Madame V. B. est sans doute d’avoir voulu jouer ses valeurs altruistes et compassionnelles contre celles de l’entreprise. Sa raideur sur ses engagements sociaux explique peut-être que, malgré les représailles dont elle était victime, elle n’ait pas voulu croire que l’on pourrait rayer d’un trait de plume tous les services rendus à l’entreprise et toutes les compétences professionnelles qu’on lui avait largement reconnues depuis des années. En fait, le processus de déstabilisation psychologique dont elle a été victime semble avoir été mené de façon rigoureuse. Comment ? À partir des tests dont il a été question précédemment. Madame V . B. avait autrefois, en période d’activité professionnelle, suivi plusieurs formations dont l’IAE (Institut d’administration des entreprises) d’où, d’ailleurs, elle était sortie major de promotion. En 2002, alors qu’elle est en disgrâce, le manager reconnaît par écrit, à chaque évaluation, la qualité du travail de Madame V. B. : Exceeding target, Far exceeding target (une seule et unique fois : within target). Que sont les tests?Tests de personnalité et de motivation: «Ils’agit d’un test approfondi mis au point par SHL Group – Saville&Holdsworth Ltd –, société internationale de consultants dont le siège est en Angleterre.
Il vise à déterminer avec précision l’impact de diverses situations professionnelles sur la motivation d’un individu, mettant en relief celles qui ont un impact considérable ou important, et celles qui ont un impact faible ou nul. Il explicite également la personnalité de l’individu en particulier son mode de relation (influence, affiliation, empathie), son mode de pensée (analyse, créativité, changement, structure), mais, aussi, ce qui est peu courant, car débordant de loin le cadre professionnel, ses sentiments et émotions. Enfin, le test est complété par un examen des aptitudes intellectuelles. Le test montre une aptitude de Madame V . B. à 99 %, c’est-à-dire qu’elle se situe dans le 1 % le plus compétent des cadres supérieurs du monde entier (norme cabinet SHL). » Au plan de ses motivations, il transparaissait dans le test que seules quelques variables très bien caractérisées sont capables de démotiver Madame V. B. L’analyse détaillée des représailles exercées contre elle montre qu’elles passent par des mesures qui jouent électivement et exclusivement sur les situations identifiées par le test comme démotivantes pour Madame V . B. Remarquons pourtant que ces représailles sont rigoureusement symboliques. Aucune violence physique n’a été exercée contre elle. Son salaire, confortable, n’a pas été une seule fois remis en cause. Il est toutefois évident que le conflit déstructurant est d’ordre symbolique et porte sur les valeurs, ce qui se révèle avec sa dimension pathétique dans la lettre que Madame V . B. a laissée avant de se suicider.

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