samedi 28 décembre 2019

Kafka et le socialisme libertaire partie 2


L'intérêt de l'épisode anarchiste dans la biographie de Kafka (1909-1912) c'est qu'il nous offre l'une des clés les plus éclairantes pour la lecture de l'oeuvre en particulier des écrits à partir de l'année 1912. Je dis bien l'une des clés, parce que le charme de cette oeuvre vient aussi de son caractère éminemment polysémique, irréductible à toute interprétation univoque. L' ethos libertaire s'exprime dans différentes situations qui sont au coeur de ses principaux textes littéraires, mais avant tout par la façon radicalement critique dont est représenté le visage obsédant et angoissant de la non-liberté : l'autorité. Un antiautoritarisme d'inspiration libertaire traverse l'ensemble de l'oeuvre romanesque de Kafka, dans un mouvement de « dépersonnalisation » et réification croissante : de l'autorité paternelle et personnelle vers l'autorité administrative et anonyme. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une quelconque doctrine politique, mais d'un état d'esprit et d'une sensibilité critique dont la principale arme est l'ironie, l'humour, cet humour noir qui est, selon André Breton, « une révolte supérieure de l'esprit ». Cette attitude a des racines intimes et personnelles dans son rapport au père. L'autorité despotique du paterfamilias est pour l'écrivain l'archétype même de la tyrannie politique. Dans sa « Lettre au Père » (1919) Kafka se souvient : « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique qu'ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne ». Confronté au traitement brutal, injuste et arbitraire des employés par son père, il se sent solidaire des victimes : « Cela me rendit le magasin insupportable, il me rappelait trop ma propre situation à ton égard... C'est pourquoi j'appartenais nécessairement au parti du personnel». Les principales caractéristiques de l'autoritarisme dans les écrits littéraires de Kafka sont : L'arbitraire : les décisions sont imposées d'en haut, sans justification morale, rationnelle, humaine aucune, souvent en formulant des exigences démesurées et absurdes envers la victime. L'injustice : la culpabilité est considérée à tort comme évidente, allant de soi, sans nécessité de preuve et les punitions sont totalement disproportionnées à la « faute » (inexistante ou triviale). Dans son premier écrit majeur, Le Verdict (1912), Kafka met en scène uniquement l'autorité paternelle ; c'est aussi l'un des rares écrits où le héros (Georg Bendemann) semble se soumettre entièrement et sans résistance au verdict autoritaire : l'ordre intimé par le père à son fils de se jeter dans la rivière ! Comparant cette nouvelle avec Le Procès, Milan Kundera observe : « La ressemblance entre les deux accusations, culpabilisations et exécutions trahit la continuité qui lie l'intime « totalitarisme » familial à celui des grandes visions de Kafka *. » À ceci près que dans les deux grands romans (Le Procès et Le Château) il s'agit d'un pouvoir « totalitaire » parfaitement anonyme et invisible. L'Amérique (1913-1914) constitue à cet égard un ouvrage intermédiaire : les personnages autoritaires sont tantôt des figures paternelles (le père de Karl Rossmann et l'Oncle Jakob) et tantôt des hauts administrateurs de l'Hôtel (le Chef du Personnel et le Portier en Chef). Mais même ces derniers gardent un aspect de tyrannie personnelle, associant la froideur bureaucratique à un despotisme individuel mesquin et brutal. Le symbole de cet autoritarisme punitif surgit dès la première page du livre : démystifiant la démocratie américaine, représentée par la célèbre statue de la Liberté à l'entrée du port de New York, Kafka remplace dans ses mains la torche par une épée... Dans un monde sans justice ni liberté, la force nue, le pouvoir arbitraire semblent régner sans partage. La sympathie du héros va aux victimes de cette société : par exemple, le chauffeur du premier chapitre, exemple de « la souffrance d'un pauvre homme soumis aux puissants », ou la mère de Thérèse, poussée au suicide par la faim et la misère. Il trouve des amis et des alliés du côté des pauvres : Thérèse elle-même, l'étudiant, les habitants du quartier populaire qui refusent de le livrer à la police parce que, écrit Kafka dans un commentaire révélateur, « les ouvriers ne sont pas du côté des autorités " ». Du point de vue qui nous intéresse ici, le grand tournant dans l'oeuvre de Kafka c'est la nouvelle La colonie pénitentiaire, écrite peu après L'Amérique. Il y a peu de textes dans la littérature universelle qui présentent l'autorité sous un visage aussi injuste et meurtrier. Il ne s'agit pas du pouvoir d'un individu les Commandants (Ancien et Nouveau) ne jouent qu'un rôle secondaire dans le récit mais de celui d'un mécanisme impersonnel. Le cadre du récit est le colonialisme... français. Les officiers et commandants de la colonie sont français, tandis que les humbles soldats, les dockers, les victimes devant être exécutées sont des « indigènes » qui « ne comprennent pas un seul mot de français ». Un soldat « indigène » est condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en peu de mots la quintessence de l'arbitraire : « la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! ». Son exécution doit être accomplie par une machine à torturer qui écrit lentement sur son corps avec des aiguilles qui le transpercent : « Honore tes supérieurs ». Le personnage central de la nouvelle n'est ni le voyageur qui observe les événements avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit point, ni l'officier qui préside à l'exécution, ni le Commandant de la colonie. C'est la Machine elle-même. Tout le récit tourne autour de ce sinistre appareil (Apparat), qui apparaît de plus en plus, au cours de l'explication très détaillée que l'officier donne au voyageur, comme une fin en soi. L'Appareil n'est pas là pour exécuter l'homme, c'est plutôt celui-ci qui est là pour l'Appareil, pour fournir un corps sur lequel il puisse écrire son chef-d'uvre esthétique, son inscription sanglante illustrée de «beaucoup de florilèges et embellissements». L'officier lui-même n'est qu'un serviteur de la Machine, et finalement, se sacrifie lui-même à cet insatiable Moloch. À quelle «Machine de pouvoir» concrète, à quel «Appareil d'autorité» sacrificateur de vies humaines, pensait Kafka ? La Colonie pénitentiaire a été écrite en octobre 1914, trois mois après l'éclatement de la Grande Guerre... Dans Le Procès et Le Château on retrouve l'autorité comme « appareil » hiérarchisé, abstrait, impersonnel : les bureaucrates, quel que soit leur caractère brutal, mesquin ou sordide, ne sont que des rouages de ce mécanisme. Comme l'observe avec acuité Walter Benjamin, Kafka écrit du point de vue du « citoyen moderne qui se sait livré à un appareil bureaucratique impénétrable dont la fonction est contrôlée par des instances qui restent floues même à ses organes d'exécution, a fortiori pour ceux qu'il manipule». L'oeuvre de Kafka est à la fois profondément enracinée dans son environnement pragois comme l'observe André Breton, elle « épouse tous les charmes, tous les sortilèges» de Prague et parfaitement universelle. Contrairement à ce que l'on prétend souvent, ses deux grands romans ne sont pas une critique du vieil État impérial austro-hongrois, mais de l'appareil étatique dans ce qu'il a de plus moderne : son caractère anonyme, impersonnel, en tant que système bureaucratique aliéné, « chosifié », autonome, transformé en but en soi.
Un passage du Château est particulièrement éclairant de ce point de vue : c'est celui petit chef d 'oeuvre d'humour noir où le maire du village décrit l'appareil officiel comme une machine autonome qui semble travailler « par elle- même » : « On dirait que l'organisme administratif ne peut plus supporter la tension, l'irritation qu'il a endurées des années par la faute de la même affaire, peut-être infime en soi d'ailleurs, et qu'il prononce de lui-même le verdict sans le secours des fonctionnaires. » Cette profonde intuition du mécanisme bureaucratique comme engrenage aveugle, dans lequel les rapports entre individus deviennent une chose, un objet indépendant, est l'un des aspects les plus modernes, les plus actuels, les plus lucides de l'uvre de Kafka. L'inspiration libertaire est inscrite au coeur des romans de Kafka, qui nous parlent de l'État que ce soit sous la forme de l'« administration » ou de la « justice » comme d'un système de domination impersonnel qui écrase, étouffe ou tue les individus. C'est un monde angoissant, opaque, incompréhensible, où règne la non-liberté. On a souvent présenté Le Procès comme un ouvrage prophétique : l'auteur aurait prévu, avec son imagination visionnaire, la justice des États totalitaires, les procès nazis ou staliniens. Bertold Brecht, pourtant compagnon de route de l'URSS, observait, dans une conversation avec Walter Benjamin à propos de Kafka, en 1934 (avant même les procès de Moscou) : « Kafka n'a qu'un seul problème, celui de l'organisation. Ce qui l'a saisi, c'est l'angoisse devant l'État-fourmillière, la façon dont les hommes s'aliènent eux-mêmes par les formes de leur vie commune. Et il a prévu certaines formes de cette aliénation, comme par exemple les méthodes de la GPU.»
Sans mettre en doute la pertinence de cet hommage à la clairvoyance de l'écrivain pragois, il faut néanmoins rappeler que Kafka ne décrit pas dans ses romans des États « d'exception » : l'une des idées les plus importantes dont la parenté avec l'anarchisme est évidente suggérées par son uvre, c'est la nature aliénée et oppressive de l'État « normal », légal et constitutionnel. Dès les premières lignes du Procès il est dit clairement : « K. vivait bien dans un État de droit (Rechtstaat) , la paix régnait partout, toutes les lois étaient en vigueur, qui osait donc l'assaillir dans sa maison ? » Comme ses amis, les anarchistes pragois, il semble considérer toute forme d'État, l'État en tant que tel, comme une hiérarchie autoritaire et liberticide. L'État et sa justice sont aussi, par leur nature intime, des systèmes mensongers. Rien n'illustre mieux cela que le dialogue, dans le Procès, entre K. et l'abbé, au sujet de l'interprétation de la parabole sur le gardien de la loi. Pour l'abbé, « douter de la dignité du gardien, ce serait douter de la Loi » argument classique de tous les représentants de l'ordre. K. objecte que si l'on adopte cet avis, « il faut croire tout ce que dit le gardien », ce qui lui semble impossible : « Non, dit l'abbé, on n'est pas obligé de croire vrai tout ce qu'il dit, il suffit qu'on le tienne pour nécessaire.
« Triste opinion, dit K..., elle élèverait le mensonge à la hauteur d'une règle du monde»
Comme l'observe très justement Hannah Arendt dans son essai sur Kafka, le discours de l'abbé révèle « la théologie secrète et la croyance intime des bureaucrates comme croyance dans la nécessité pour soi, les bureaucrates étant en dernière analyse des fonctionnaires de la nécessité M ». Enfin, l'État et les Juges administrent moins la gestion de la justice que la chasse aux victimes. Dans une image qui est comparable à celle de la substitution de la torche de la Liberté par une épée dans L'Amérique, on voit dans Le Procès un tableau du peintre Titorelli censé représenter la déesse de la Justice se transformer, lorsque l'uvre est bien éclairée, en célébration de la déesse de la Chasse. La hiérarchie bureaucratique et juridique constitue une immense organisation qui selon Joseph K, la victime du Procès, « non seulement utilise des gardiens vénaux, des inspecteurs et des juges d'instructions stupides... mais qui entretient encore toute une magistrature de haut rang avec son indispensable cortège de valets, de scribes, de gendarmes et autres auxiliaires, peut-être même de bourreaux, je ne recule pas devant le mot M ».
En d'autres termes : l'autorité d'État tue Joseph K. fera la rencontre des bourreaux dans le dernier chapitre du livre, lorsque deux fonctionnaires le mettront à mort, « comme un chien ». Le « chien » constitue chez Kafka une catégorie éthique sinon métaphysique : est décrit ainsi celui qui se soumet servilement aux autorités, quelles qu'elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux pieds de l'avocat est un exemple typique : «Ce n'était plus là un client, c'était le chien de l'avocat. Si celui-ci lui avait commandé d'entrer sous le fit en rampant et d'y aboyer comme du fond d'une niche, il l'aurait fait avec plaisir ». La honte qui doit survivre à Joseph K. (dernier mot du Procès), est celle d'être mort « comme un chien », en se soumettant sans résistance à ses bourreaux. C'est le cas aussi du prisonnier de La colonie pénitentiaire, qui n'essaye même pas de s'échapper et se comporte avec une soumission « canine » (hùndisch "). Le jeune Karl Rossmann, dans L'Amérique, est l'exemple de quelqu'un qui essaye sans toujours réussir de résister aux « autorités ». A ses yeux ne deviennent des chiens que « ceux qui veulent bien se laisser faire ». Le refus de se soumettre et de ramper comme un chien apparaît ainsi comme le premier pas vers la marche debout, vers la liberté. Mais les romans de Kafka n'ont pas de « héros positifs », ni d'utopies d'avenir : ce dont il s'agit, c'est de montrer, avec ironie et lucidité, hfacies hippocratica de notre époque.
Ce n'est pas un hasard si le mot « kafkaïen » est entré dans le langage courant : il désigne un aspect de la réalité sociale que la sociologie ou la science politique tendent à ignorer, mais que la sensibilité libertaire de Kafka avait merveilleusement réussi à capter : la nature oppressive et absurde du cauchemar bureaucratique, Vopacité, le caractère impénétrable et incompréhensible des règles de la hiérarchie étatique, tels qu'ils sont vécus par en bas et de l'extérieur contrairement à la science sociale qui s'est limitée généralement à examiner la machine bureaucratique de « l'intérieur » ou par rapport à ceux « d'en haut » (l'État, les autorités, les institutions) : son caractère « fonctionnel » ou « dysfonctionnel », « rationnel » ou « pré-rationnel M ». la science sociale n'a pas encore élaboré un concept pour cet «effet d'oppression» du système bureaucratique réifié, qui constitue sans doute l'un des phénomènes les plus caractéristiques des sociétés modernes, quotidiennement vécu par des millions d'hommes et de femmes. En attendant, cette dimension essentielle de la réalité sociale continuera d'être désignée par référence à l'oeuvre de Kafka...

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