LA FORMATION DE LA VOLONTÉ COLLECTIVE
Consentir à coopérer suppose, pour une part au moins, de brider son intelligence et sa propre subjectivité.
De nombreux conflits surgissent à l'intérieur des collectifs de travail qui montrent que ce renoncement n'est pas toujours facilement consenti par tous. Certains refusent ces limitations qui occasionnent une souffrance intolérable à leur désir de se mettre à l'épreuve sans autre entrave que ses propres limites à soi. L'individualisme triomphe alors au risque de ruiner le collectif et la coopération.
Pourquoi consent-on à participer à la coopération quand on sait les risques que supposent l'engagement dans la discussion collective ( activité déontique) et l'auto-limitation de la subjectivité?
Pour une raison extrêmement précise: mobiliser son intelligence et sa subjectivité, s'engager dans le débat d'opinions, c'est bien-sûr, une contribution essentielle au service de la production. Si l'on offre ainsi cette contribution à l’entreprise, avec tous les risques qu'elle implique, c'est parce qu'en retour de cette contribution, on attend, ou l'on espère, une rétribution. Quelle rétribution?
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce qui mobilise l'intelligence n'est pas seulement la rétribution matérielle, le salaire, c'est une rétribution symbolique, ou encore "morale". Et cette rétribution prend une forme extrêmement précise: c'est la reconnaissance.
Reconnaissance au double sens du mot:
-gratitude d'une part
-reconnaissance de la réalité de ce qui a été apporté par le sujet qui travaille d'autre part, c'est-à-dire de la réalité de ce qui, dans le travail, n'est pas visible, mais est, finalement, ce dont aucune organisation ne peut se passer.
La reconnaissance n'est pas une simple gratification plus ou moins démagogique. Pour avoir son efficacité symbolique, la reconnaissance passe par des jugements.
Deux formes de jugement:
I- Le jugement d'utilité.
Utilité économique, sociale ou technique de la contribution apportée par le travailleur. Le jugement est proféré par la ligne hiérarchique. Le désir d'être utile est psychologiquement crucial. C'est pourquoi le "placard" et le chômage sont tellement dangereux pour la santé mentale: on y devient inutile à autrui.
2- Le jugement de beauté: qui s'énonce toujours en termes esthétiques: c'est de "la belle ouvrage", c'est "un beau béton", c'est "un beau tableau électrique", c'est "une démonstration élégante", c'est une "belle conférence".
Ce jugement ne peut être proféré que par ceux qui connaissent le travail de l'intérieur, les collègues, les pairs. Il octroie en retour l'appartenance à un collectif, à un métier, à une communauté.
Grâce au jugement de beauté la reconnaissance confère un statut nouveau à celui qui travaille:
- c'est un chercheur comme les autres chercheurs
- c'est un psychanalyste comme les autres psychanalystes
- c'est un mécanicien, reconnu comme un vrai mécanicien par les autres mécaniciens etc.
Mais, et ce point est capital, la reconnaissance comme rétribution symbolique pour la contribution, ne porte pas sur la personne. Elle porte sur le travail, la qualité du travail. >Le jugement de reconnaissance porte sur le faire. C'est dans un deuxième temps seulement que le sujet peut, éventuellement, rapatrier ce jugement du registre du faire dans le registre de l'être : ainsi puis-je être transformé par la reconnaissance dans le sens de l'accomplissement de soi.
La reconnaissance peut transformer la souffrance en plaisir. C'est la reconnaissance qui donne au travail son sens subjectif. L'enjeu de la reconnaissance symbolique, on le comprend, est considérable: c'est celui de l'identité qui cherche à s'accomplir. C'est parce que le travail peut donner des gratifications essentielles dans le registre de l'identité, que l'on peut obtenir la mobilisation subjective, l'intelligence et le zèle de ceux qui travaillent.
Ce point est essentiel. C'est aussi grâce à cette reconnaissance sur le faire que l'on peut respecter et entretenir quand même des relations de convivialité avec des personnes pour lesquelles on n'a pas de penchant, voire pour lesquelles on éprouverait plutôt de l'aversion. La reconnaissance de la qualité des contributions singulières dans le registre du faire joue un rôle essentiel dans la conjuration de la violence entre les êtres humains. Freud l'a dit dans son texte: "Malaise dans la civilisation", mais il ne l'a pas vraiment compris.
Si l'on tient compte de ce que la coopération peut apporter dans le registre individuel et dans le registre social, on peut comprendre pourquoi peut se constituer une solidarité fondamentale entre l'expérience subjective qui se cherche elle-même et l'implication collective dans la volonté d'apporter une contribution aux conditions éthiques du vivre ensemble.
Contrairement à des préjugés qui ont lourdement pesé sur les conceptions de l'action syndicale et politique, la référence à la subjectivité n'est pas nécessairement nuisible à la formation de la volonté collective et à l'action. Au contraire même. des compromis rationnels entre subjectivité singulière et action collective sont possibles. Le point de vue fondamental apporté par la psychodynamique du travail à la conception de l'action, est qu'une action n'est rationnelle que si elle tient compte du destin de la subjectivité dans le travail et si elle alimente en même temps à ce qui, dans toute activité de travail, procède de la subjectivité. Ou, pour le dire autrement, l'action collective est rationnelle si elle se donne pour objectif non seulement la lutte contre l'injustice, mais explicitement aussi et d'abord, la célébration de la vie. Si le but de l'action politique est bien la célébration de la vie et non le culte du pouvoir, ou mieux, si la lutte contre la domination a bien pour finalité la célébration de la vie, et non la jouissance du pouvoir ou la promotion de l'individualisme consumériste, alors l'action et la lutte devront se donner pour objectif de faire de l'organisation du travail un objectif à part entière, et irréductible de la délibération politique.
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