Caractère
de ce qui est inné. Employé quelquefois en physiologie, le mot
innéité appartient surtout à la psychologie ou, si l’on préfère,
à l’histoire de la psychologie. En physiologie, l’innéité
s’oppose à l’hérédité et désigne l’ensemble des
dispositions individuelles qui ne viennent pas des ascendants. En
psychologie, l’école cartésienne a soutenu l’innéité,
c’est-à-dire le caractère inné, antérieur à toute expérience,
de certaines idées et de certains principes.
Descartes
distingue trois sortes d’idées : les idées adventices sont toutes
celles qui nous sont données par les sens ; les idées factices (la
Chimère, les centaures, etc.) utilisent uniquement des éléments
empruntés aux idées adventices et aux idées innées ; ces
dernières, que Descartes appelle plus souvent primitives ou
naturelles, sont nées avec nous, sont, avant toute expérience,
inhérentes à l’entendement. Elles sont trop nombreuses pour que
Descartes tente d’en donner un catalogue complet. Il indique de
façon un peu étonnante le caractère à quoi on les distingue : «
Toutes celles qui n’enveloppent aucune affirmation ni négation
sont innées. » Les exemples qu’il en donne ne sont pas moins
surprenants : « Comme celles de Dieu, dit-il, de l’esprit, du
corps, du triangle. » On rendrait injustement ridicule la thèse de
Descartes, si on ne s’empressait de remarquer que ce qui est inné
n’est pas précisément pour lui l’idée mais seulement « la
faculté de la produire ». Il explique à un correspondant : « Je
n’ai jamais jugé ni écrit que l’esprit ait besoin d’idées
naturelles qui soient différentes de la faculté qu’il a de
penser, mais reconnaissant qu’il y a certaines pensées qui ne
procédaient ni des objets du dehors, ni de la détermination de ma
volonté, mais seulement de la faculté que j’ai de penser, je les
ai nommées naturelles, mais je l’ai dit au même sens que nous
disons que la générosité ou quelque maladie est naturelle dans une
famille »
Locke réfute
la théorie, mais prend le mot inné dans un sens plus étroit que
Descartes. Il montre que toute nos connaissances dérivent de
l’expérience. Cette doctrine, opposée à celle de l’innéité,
est souvent nommée la théorie de latable rase, mots absurdes qui
francisent, au lieu de la traduire, la formule scolastique, tabula
rasa ; cette métaphore, empruntée aux usages antiques, compare
l’entendement du nouveau-né à une tablette lisse, sans aucun
caractère gravé d’avance.
Les théories
de Descartes et de Locke n’ont plus guère qu’un intérêt
historique. Et même peut-être la forme que donne Leibniz à son
retour modéré vers la doctrine de l’innéité. Locke répétait
après les scolastiques : « Il n’y a rien dans l’intelligence
qui ne vienne des sens. » A quoi Leibniz exige qu’on fasse cette
addition : « Si ce n’est l’intelligence elle-même. » Nihil est
in intellectu quod non prius fuerit in sensu... nisi ipse
intellectus.
La critique
de Kant transpose et renouvelle le problème. Kant distingue, dans la
connaissance, la matière, qui vient des sens, et la forme que notre
esprit impose à cette matière. Nous ne pouvons rien connaître que
dans l’espace et dans le temps, ce qui ne prouve pas que l’espace
et le temps soient des réalités extérieures à nous, objectives,
mais, au contraire, qu’ils sont des formes imposées par notre
sensibilité à tout ce qui l’intéresse. De même, c’est notre
entendement, c’est notre unité quelle qu’elle soit, ce sont les
nécessités de notre pensée qui établissent une liaison entre les
phénomènes.
Mais les
empiriques récents, tout en admettant, contre leurs précurseurs
Locke et Condillac, une sorte d’innéité individuelle et que
l’expérience ne se verse pas aujourd’hui dans un vase sans
forme, s’efforcent d’expliquer comme acquises par l’évolution
et l’hérédité les formes mêmes de notre esprit.
Ici, comme
en beaucoup d’autres domaines, le terrain du combat se déplace,
mais la lutte me semble toujours se livrer entre ce que je nommerais
volontiers le passivisme et l’activisme. Le passivisme a une
apparence plus scientifique, puisqu’il tente d’expliquer
complètement l’objet de son étude, d’en faire uniquement un
produit, de le ramener tout entier à d’autres objets. Un certain
activisme, pourvu qu’il reste modéré, me parait plus
philosophique. Chaque objet a son individualité. Et, si je prétends
expliquer toutes choses par d’autres choses, quelles seront
finalement les autres choses expliqueuses ?... Trop poussée, toute
explication finit par tomber dans les ténèbres métaphysiques et
dans l’abîme de quelque antinomie.
Ce n’est
pas une raison de s’arrêter paresseusement. C’est peut-être une
raison de ne jamais affirmer dogmatiquement dès que nous dépassons
les faits connus. Tout problème concernant les origines est, au
vrai, insoluble. Les solutions qu’on en propose sont des rêves
utiles à transformer nos inquiétudes en sourires. Mais dès qu’ils
cessent de sourire, les voici plus inquiétants et plus noirs que le
silence ; et la lourdeur dogmatique est un écrasement de cauchemar.
Han RYNER.
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