Selon la
formule classique, être insoumis, c'est « manquer de soumission, ne
point obéir ». De par l'étymologie, même, les anarchistes sont
des désobéisseurs, ce qui ne veut pas dire que tous les insoumis
soient des anarchistes. Les individualistes anarchistes sont, par
définition, des insoumis, ils se refusent à accomplir les services
que, profitant de la puissance qu'il détient, l'Etat exige d'eux, et
lorsqu'ils obtempèrent aux injonctions de l'Etat, ce n'est jamais
que sous l'empire d'une menace, en ne prenant pas au sérieux leur
acquiescement superficiel. Il y a donc une différence entre
l'insoumis par entêtement, le nonobéisseur par opiniâtreté,
irréfléchi, qui ne raisonna pas son geste, et l'individualiste
anarchiste prêt à passer toutes sortes de contrats, à condition
qu'il puisse en discuter les termes, en examiner les clauses à la
lueur de son avantage ou de son intérêt. Un des représentants les
plus autorisés de la tendance tuckérienne de l'individualisme
anarchiste a pu écrire : « Le gouvernement d'un groupement, d'une
association volontaire quelconque n'est pas un gouvernement
politique, car il ne cherche pas à exiger l'obéissance de tous,
mais simplement réglemente les actes de ceux qui désirent être
réglementés ; une forme semblable de gouvernement n'est pas opposée
aux principes anarchistes » (Stephen T. Byington : What is Anarchism
?). En effet, une association anarchiste peut s'administrer comme
elle l'entend, et c'est son affaire. Elle cesse d'être anarchiste
quand elle veut soumettre à cette administration ceux qui ne veulent
pas s'y conformer et retenir malgré eux ceux qui ne veulent plus y
obéir. Elle cesse également d'être anarchiste quand elle proclame
que ne sont pas ou plus anarchistes ceux qui se refusent, hors de
cette association, à être réglementés par les principes selon
lesquels elle fonctionne. Dans ces deux cas, elle agit ou parle en
archiste. Cette digression terminée, qui nierait qu'en l'insoumis
instinctif, il n'y ait, à l'état latent, un insoumis raisonné : le
but de la propagande anarchiste est justement de le faire se révéler
consciemment à lui-même. On appelle plus particulièrement
insoumission la situation dans laquelle se mettent les recrues qui ne
répondent pas à l'appel qui leur est adressé de rejoindre leur
corps. On rencontre parmi les anarchistes un certain nombre
d'insoumis. Il y a plusieurs raisons à leur attitude. Plus encore
que dans la vie civile - où ils sont cependant bien comprimés -
l'affirmation et le déterminisme individuels sont, dans l'état
militaire, restreints et réprimés, pour ne pas dire réduits à
néant. Du fait qu'elle exige de l'individu qu'il obéisse sans
savoir et sans demander pourquoi, celui-ci se trouve dans une
position humiliante de subordination vis-à-vis de l'autorité
militaire. En temps de guerre la situation est pire, l'unité humaine
n'est plus qu'une unité amorphe, inconsistante, dont disposent,
comme d'un colis, d'autres hommes, obéissant eux-mêmes à des
ordres qu'ils ne peuvent discuter. Ce motif pourrait suffire. Il en
est d'autres qui poussent l'anarchiste à l'insoumission. Il sait que
la force armée est le principal soutien de l'Etat dans son rôle de
protecteur des monopoles et des privilèges monétaires, fonciers,
industriels, commerciaux. Il sait que l'absence de cet état mettrait
en péril l'existence de l'édifice politique et économique de nos
sociétés contemporaines. Il se refuse à être le complice de
l'Etat, l'exécuteur des hautes et basses œuvres des systèmes
d'oppression qu'il protège, le pilier du contrat social
unilatéral... Certains insoumis se placent à un autre point de vue
: humanitaire ou religieux. Ceux-là ne veulent pas apprendre le
métier de tueur d'hommes, par raisonnement sentimental ; ceux-ci
entendent ne point désobéir au commandement biblique : « Tu ne
tueras point ». Il semble que ces derniers soient considérés par
les gouvernants, d'un meilleur œil que les autres insoumis.
L'insoumission est passible de peines plus ou moins élevées selon
les pays. Un mois à un an en temps de paix, deux ans à cinq ans en
temps de guerre avec, dans ce dernier cas, envoi dans une compagnie
disciplinaire. Durant tout le temps que dure la guerre, le nom de
l'insoumis est affiché dans les communes du canton dont fait partie
la sienne. Ceci pour la France. Quoi qu'il en soit, la situation de
l'insoumis est pénible ; s'il reste dans le territoire qui l'a vu
naître, force lui est de recourir à la ressource fort précaire de
vivre sous un nom d'emprunt, avec les papiers d'une personne ayant
accompli son service militaire. S'il s'expatrie, il ne pourra rentrer
dans son pays d'origine que si une amnistie l'y autorise. En temps de
guerre, que la contrée où il ait pris refuge soit alliée à la
sienne son ennemie, ou demeure dans la neutralité, rien ne le
garantit contre un refoulement ou une expulsion, ou même un
enrôlement forcé dans l'armée du territoire qui l'abrite. En temps
de paix, sa situation n'est guère meilleure, et la tendance actuelle
est qu'elle soit de moins en moins certaine, surtout aux Etats-Unis
et en Europe. Ces dernières lignes pour montrer qu'on ne saurait
nier à l'insoumis un évident courage, qu'il soit instinctif ou
raisonné, qu'il habite en Hollande, en Suisse, en Russie, en
Yougoslavie, en Bulgarie ou sous les cieux de la France.
- E. ARMAND.
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