SUBJECTIVITÉ, TRAVAIL ET ACTION
Dès lors, parler de centralité de travail dans le fonctionnement psychique, reviendrait à établir un rapport de consubstantialité entre travail et subjectivité. Le travail, alors, acquièrerait un statut psycho-anthropologique, à part entière. Quel statut? Celui d'épreuve élective de révélation de la subjectivité à elle-même. Le travailler serait une condition transcendantale de manifestation de la vie absolue.
C'est en raison de ce statut du travailler par rapport à la vie, que la question des liens entre travail et subjectivité devrait trouver une place à sa mesure dans la théorie de l'action et dans le registre du politique. Avec l'évolution du travailler sous l'emprise des nouvelles formes d'organisation du travail, de gestion et de management spécifiques du néo-libéralisme, c'est, nolens-volens, le devenir de l'homme qui est engagé. Poser la question de la subjectivité dans la théorie politique, c'est soulever la question de la place qu'on accorde à la vie dans la conception même de l'action.
II - LA SUBJECTIVITÉ ENTRE EXPÉRIENCE SINGULIÈRE ET ACTION COLLECTIVE
INTELLIGENCE AU SINGULIER ET INTELLIGENCE AU PLURIEL
Nous avons jusqu'à ce point de notre développement simplifié le problème posé par le travailler, en l'analysant essentiellement comme une expérience solipsiste du rapport de soi à soi. Mais le travail ordinaire ne se présente pas seulement de cette façon. Dans le contexte contemporain, et peut-être depuis bien longtemps déjà, les situations ordinaires de travail ne peuvent pas être décrites comme la juxtaposition d'expériences et d'intelligences singulières. Car, en règle, on travaille pour quelqu'un: pour un patron, pour un chef, ou un supérieur hiérarchique, pour ses subordonnés, pour ses collègues, pour un client, etc. Le travail n'est pas seulement une activité, il est aussi un rapport social, c'est-à-dire qu'il se déploie dans un monde humain caractérisé par des rapports d'inégalité, de pouvoir et de domination. Travailler s'est engager sa subjectivité dans un monde hiérarchisé, ordonné et contraint, traversé par la lutte pour la domination. Ainsi le réel du travail n'est-il pas seulement le réel de la tâche, c'est-à-dire ce qui, par l'expérience du corps-à-corps avec la matière et les objets techniques se fait connaitre au sujet par sa résistance à la maîtrise. Travailler, c'est aussi faire l'expérience de la résistance du monde social et plus précisément des rapports sociaux, au déploiement de l'intelligence et de la subjectivité. Le réel du travail n'est pas seulement le réel du monde objectif, il est aussi le réel du monde social.
On aura peut-être anticipé certains embarras que risque de faire surgir l'intelligence pour celui qui se préoccupe de l'organisation du travail. Ce qui, du travailler, n'appartient pas au monde visible cat il ressortit à la subjectivité, ce qui de surcroît est parfois volontairement dissimulé au regard d'autrui par le sujet qui travaille, (en vue de se protéger des sanctions que risque de lui occasionner son intelligence lorsqu'elle le conduit à commettre des infractions par rapport aux prescriptions et aux procédures), peut engendrer de sérieux problèmes de gestion technique. Que se passerait-il si, chacun de son côté, travaillait intelligemment, à sa façon, selon ses goûts, son génie ou son ingéniosité propres? Les intelligences singulières, en effet, peuvent frayer des voies fortement différenciées dans les savoir-faire, les habilités et les techniques individuels, avec, en contrepartie, un pouvoir de divergence entre les styles de travail qui risque fort de déstabiliser la cohésion du collectif de travail. Pour corriger les risques redoutables de contradiction et de conflit entre les intelligences, force est de compenser le pouvoir de désorganisation des styles trop singularisés de travail, par la coordination des intelligences.
COORDINATION ET COOPÉRATION
Mais la coordination suscite à son tour de nouvelles difficultés. Depuis le début de la tradition taylorienne, les organisations du travail sont essentiellement consacrées à la division sociale et technique du travail, assignant à chacun des tâches, des attributions et des prérogatives limitées. Mais, là encore, si les travailleurs respectaient scrupuleusement ces directives des ingénieurs des méthodes et des gestionnaires, aucune production ne serait possible. C'est la "grève du zèle". Pour que le procès de travail fonctionne, il faut réajuster les prescriptions et mettre au point l'organisation du travail effective, différente de l'organisation prescrite. A la coordination ( prescrite), les travailleurs répondent par la coopération (effective). Entre les deux s'interpose une série d'initiatives complexe qui, lorsqu'elle est efficiente, aboutit à la formation de "règles de travail", voire de "règles de métier", élaborées par les travailleurs, qui consistent dans la stabilisation d'accords entre les membres du collectif sur les manières de travailler. Il s'agit ici de compromis entre les styles de travail, entre les préférences de chaque travailleur, individuellement, s'implique dans le débat collectif pour y témoigner de son expérience, pour s'efforcer de rendre visibles et intelligibles, ses coups de main, ses savoir-faire, ses habilités, ses modes opératoires. Il ne s'agit pas qu'il témoigne de son activité effective, il faut encore qu'il la rende compréhensible et qu'il justifie les écart qu'il s'autorise par rapport aux procédures. Dans le meilleur des cas, les modalités de travail singulières font l'objet d'une confrontation, d'une comparaison, d'une discussion collective qui permet de choisir celles qui sont acceptables et celles qui doivent être proscrites.
Des arbitrages sont parfois nécessaires. En fin de compte, toute cette activité de confrontation suppose que soient échangés des arguments fondés non seulement sur des considérations techniques, pais aussi sur la référence à des préférences, à des goûts, à l'âge, au sexe, à la santé et aux antécédents médicaux, à des valeurs enfin: soit une confrontation d'arguments tant techniques qu'éthiques, c'est-à-dire une confrontation d'arguments hybrides qu'on appelle "opinions".
Les accords passés entre les travailleurs au sein d'un collectif, d'une équipe ou d'un métier, qui se stabilisent sous forme d'accords normatifs et, au maximum sous forme de règles de travail, ont toujours une double vectorisation: un objectif d'efficacité et de qualité du travail d'une part, un objectif social d'autre part. La coopération suppose, de fait, un compromis qui est toujours à la fois technique et social. Cela tient au fait que travailler, ce n'est jamais uniquement produire: c'est aussi et toujours vivre ensemble. Et le vivre ensemble ne va pas de soi, il suppose la mobilisation de la volonté des travailleurs en vue de conjurer la violence dans les litiges ou les conflits qui peuvent naître de désaccords entre les parties sur les manières de travailler. Cette activité complexe est connue sous le nom d'"activité déontique" . C'est grâce à cette dernière que l'organisation réelle du travail évolue et s'adapte en fonction de la composition du collectif et de la transformation matérielle du procès de travail.
Du point de vue de l'engagement de la subjectivité dans le travailler, la coopération suppose, dans une certaine mesure, une limitation consentie ( ou imposée?) à l'expérience de l'intelligence et au déploiement de la vie singulière dans l'activité. Apporter sa contribution et son consentement aux accords normatifs dans un collectif, implique donc souvent le renoncement à une partie du potentiel subjectif individuel, en faveur du vivre ensemble et de la coopération.
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