lundi 9 décembre 2019

Subjectivité, travail et action par Christophe Dejours Partie 2

Tout ce que je viens de décrire n'est pas seulement valable pour l'artisan.
C'est vrai pour le pilote de chasse: on pilote un avion avec ses fesses, pas avec des procédures, on ne devient un bon conducteur que quand on sent sa voiture jusqu'à l'extrémité de l'aile et du pare-chocs, avec sa peau. Et lorsque je frôle de trop près l'autobus, je sens là, dans le bas du dos, un frisson. C'est que je suis parvenu à ce stade à habiter la carrosserie avec mon propre corps.

Mais il en va de même pour piloter une centrale nucléaire, ou pour avoir le contact avec le public. Cela passe par le corps, la capacité de sentir, l'écoute, ou la perte d'intérêt de l'auditoire. La maîtresse d'école aussi, ne tient sa classe que parce qu'elle sent les enfants et leur attention ou leur fatigue, avec son corps.

L'habilité technique, le sens technique, supposent préalablement à toute performance un processus de "subjectivation" de la matière et des objets que l'on peut décrire par le détail ainsi que l'ont proposé Bôhle et Milkau (1991) dans la théorie de "l'activité subjectivante" - subjektivierendes handein - qui emprunte ses sources à la phénoménologie, en particulier celle de Merleau-Ponty (1947). Les Grecs, de leur côté, avaient aussi une conception de cette intelligence du corps dans ce qu'ils désignaient sous le nom de métis, l'intelligence rusée (Détienne et Vernant 1974).

Il convient d'y insister: le corps dont il est ici question, ce corps qui s'approprie le monde selon le processus dont Michel Henry (1987) propose l'analyse sous le concept de "corpspropriation" du monde, n'est pas le corps des biologistes: c'est un deuxième corps, le corps qu'on habite, le corps qui s'éprouve affectivement, le corps qui est engagé aussi dans la relation à l'autre: gestique, mimique, sueurs, tremblements, sourire etc. autant de touches d'un répertoire de techniques du corps, au sens que Marcel Mauss (1934) donne à ce terme, mises au service de l'expression du sens et de la volonté d'agir sur la sensibilité de l'autre.

Au deuxième corps, à ce corps subjectif qui se constitue à partir du corps biologique, on donne en psychanalyse le nom de corps érogène. Car nous avons deux corps. Et ce deuxième corps, celui qu'on habite, celui de l'émotion affective, celui du corps à corps dans l'amour, qui peut éprouver l'excitation parfois, mais qui peut aussi être frigide ou impuissant, de façon totalement indépendante du corps biologique, qui lui est en parfait état - ce deuxième corps, donc - n'est pas donné à la naissance. Il se construit peu à peu dans la relation de corps à corps entre l'enfant et l'adulte autour des soins du corps. Ces soins, en effet, ne sont jamais purement hygiéno-diététiques, ou instrumentaux. L'adulte qui s'occuper du corps de l'enfant éprouve, en le faisant, des émotions érotiques, qu'il le veuille ou non. Ces manipulations font naître dans l'adulte des fantasmes érotiques.

Ainsi les soins du corps sont-ils contaminés par le sexuel et c'est cette contamination sexuelle de la relation de soin qui est à l'origine d'excitations et de curiosité de l'enfant, qui à leur tour seront à l'origine de son corps érotique et de sa sexualité.

Et c'est bien ce corps de l'expérience la plus intime de soi et du rapport à autrui, qui est convoqué dans le travailler. Ce qui est, reconnaissons-le, une découverte surprenante de la clinique du travail.

Encore faut-il insister sur une particularité de ce processus d'appropriation, ou de corpspropriation du monde et des objets techniques. Ce processus implique la subjectivité est une et infrangible. Dès qu'elle se dissocie s'annonce le spectre de la maladie mentale ( dissociation psychotique, morcellement de la dépersonnalisation). La corpspropriation suppose d'entretenir un commerce prolongé et obstiné avec l'expérience de l'échec, des chemins sans issue, des tentatives vaines, des essais contrariés, de l'impuissance (Y. Clôt 1995).
La corpspropriation suppose que le sujet soit habité par la souffrance du travailler, de la résistance et des dérobades du monde à son pouvoir et à sa maîtrise. Pour que se forme cette intimité avec la matière et les objets techniques, il faut que le sujet accepte d'être habité par le travailler, jusque dans ses insomnies, jusque dans ses rêves. C'est à ce prix qu'il finit par acquérir cette familiarité avec l'objet du travailler qui confère à l'intelligence son caractère génial, c'est-à-dire son pouvoir d'ingéniosité.

On aura compris que, de ce fait, le travail n'est pas, comme on le croit souvent, limité au temps physique effectif passé à l'atelier ou au bureau. Le travail déborde toute limite impartie au temps de travail, il mobilise la personnalité tout entière.


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