L’étiologie
du suicide
Madame V. B.
présentait une vulnérabilité psychologique dont il faut prendre la
mesure pour analyser le suicide. Son altruisme, terme par lequel je
résumerais le rapport de Madame V. B. aux valeurs ; son activisme,
terme par lequel je résumerais la puissance sthénique de ses divers
engagements dans la vie professionnelle et dans la cité – son
altruisme et son activisme donc – donnaient à ses performances
sociales et professionnelles un niveau qui serait incompréhensible
sans ce qu’il faut bien considérer comme une certaine rigidité.
Son exigence en toute chose était d’abord une exigence, sans doute
excessive, à l’égard d’elle-même. C’est cette exigence
impitoyable qui constituait probablement sa faille psychologique. Il
faudrait ici, pour argumenter l’interprétation diagnostique,
convoquer des informations que je ne peux pas produire, pour des
raisons de secret professionnel.
Si ce
n’était la contrainte déontologique, je pourrais, en entrant dans
le détail, montrer en quoi consiste précisément le problème
psychopathologique, qui était effectivement très sérieux. Mais
cela ne changerait pas ce qui, dans l’analyse étiologique
ressortit aux pratiques de représailles déclenchées par
l’entreprise. Pourquoi? Madame V .B.n’a pas réussi, c’est
certain, à faire cesser les manœuvres d’intimidation déclenchées
contre elle. Elle avait une issue : capituler et partir, c’est ce
que l’entreprise, clairement, cherchait à obtenir d’elle.
Pourquoi a-t-elle refusé de sauver sa peau et s’est-elle entêtée
dans sa décision mortelle de ne pas démissionner ? Parce qu’elle
était enferrée dans son obstination et parce qu’elle se révélait
soudain d’une extrême rigidité. Pathologique cette rigidité ?
Indubitablement. Mais tenir cette rigidité morale pathologique pour
le primum movens du suicide, c’est aller trop vite en besogne et
s’affranchir d’un problème qui nous dérange tous. Si Madame V .
B. s’est suicidée parce qu’elle était victime de sa rigidité
morale et psychologique, alors nous pouvons penser que nous autres,
qui ne sommes pas aussi rigides qu’elle, nous nous en serions
sortis et nous pouvons donc continuer à nous croire à l’abri.
C’est possible, mais il nous aurait fallu aussi, à la place de
Madame V . B., accepter de capituler devant une injustice flagrante
et perdre notre emploi. Ce n’est pas tout. Il faut pouvoir, dans
cette situation, désinvestir totalement ce qui a accaparé pendant
de longues années notre existence, notre énergie, ce qui nous a
demandé aussi beaucoup de renoncements, voire de sacrifices, et ce
qui a mobilisé aussi peut-être ce qu’il y a de meilleur en nous,
ce dont précisément nous tirons une certaine fierté, non sans
raison. Capituler, désinvestir, c’est admettre que toute cette
implication subjective en étant brutalement désavouée par
l’entreprise n’a servi à rien, qu’elle ne nous donne droit à
aucune reconnaissance, que toutes les gratifications reçues
jusque-là étaient strictement cyniques et instrumentales,
c’est-à-dire que l’on nous a trompés, et que l’on nous roule
maintenant dans la poussière. Mais, ce n’est pas tout, il y a plus
difficile encore. Il faut admettre que l’on n’a pas été
seulement trompé par l’entreprise, mais que l’on s’est trompé.
On s’est trompé soi-même en croyant à l’entreprise, au
travail, au zèle, à l’utilité de l’effort, des renoncements,
de la souffrance ; on s’est trompé dans cette croyance qu’au
bout du succès économique il y a l’émancipation. Certes, on
avait été hésitant à y croire et hésitant à se lancer dans
l’aventure. C’est ce qui rend la défaite encore plus cruelle
peut être. Au lieu de reconnaissance et d’émancipation, Madame V.
B. trouve exactement le contraire : au bout de sa contribution à
l’effort économique de l’entreprise et au bout du succès, il y
a le retour implacable de l’injonction à la soumission qui devient
bientôt un ordre de dégager le plancher.
Même sans
rigidité morale particulière, la capitulation est doublement
douloureuse, et même dangereuse. Pour surmonter la crise, il faut
revoir toute sa vie, réviser tous ses jugements et ses convictions,
remanier de fond en comble son rapport à soi, aux autres et à la
société. Inutile de feinter. Face à cette épreuve, tous ceux qui
se sont sincèrement impliqués dans leur travail sont vulnérables.
Pas seulement MadameV . B. Et tout un chacun y laisse des plumes. La
clinique du licenciement est à cet égard irrécusable. Ne s’en
sortent à bon compte que ceux qui n’ont jamais investi le travail
ni l’entreprise, et ceux qui, cyniques, ont toujours gardé une
solution de rechange et se tenaient prêts à trahir ceux qui leur
faisaient confiance. Mais ce n’est pas tout. Si l’on voulait
étudier dans le détail la faille psychopathologique de Madame V .
B., alors le rapport entre la faille et la qualité du travail
prendrait une tout autre signification que ce qu’elle donne à voir
une fois le drame consommé.
La lettre
et l’accusation
En effet,
tout un chacun, comme Madame V. B., présente une certaine
vulnérabilité vis-à-vis de la maladie mentale. Tous les cliniciens
l’admettent depuis le XIXe siècle ainsi que les travaux de Pinel,
Cabanis et Royer-Collard. Mais sur cette vulnérabilité tapie au
fond de chaque subjectivité la psychodynamique du travail propose
une étude plus approfondie. L’analyse dans le détail, du rapport
subjectif au travail, montre qu’aucun travail de qualité n’est
possible sans engagement de la subjectivité tout entière. Faire
face au réel du travail, c’est-à-dire à ce qui se fait connaître
à celui qui travaille par sa résistance aux savoir-faire, à la
technique, à la connaissance, c’est-à-dire à la maîtrise,
implique pour celui qui ne capitule pas devant la difficulté de
mobiliser une intelligence et une ingéniosité dont on peut montrer
qu’elles passent par des remaniements de la subjectivité et de la
personnalité. Travailler ce n’est jamais uniquement produire,
c’est dans le même mouvement se transformer soi-même. Cette
transformation de soi par le rapport à la tâche suppose que le
sujetquis’affronteloyalementauréelacceptedesefairehabitertoutentier
par son travail. Jusques et y compris dans ses rêves. C’est
pourquoi nous rêvons tous de notre travail dès lors que nous y
faisons preuve d’opiniâtreté et d’obstination.
Le travail
peut, dans certains cas, être pour la subjectivité une épreuve
redoutable. Mais il arrive aussi que de cette épreuve la
subjectivité sorte grandie. C’est précisément pour cette raison,
c’est-à-dire à cause de cet enjeu pour la subjectivité, que
nombre d’entre nous nous impliquons avec tant de passion dans le
travail. Parce qu’en échange de cette souffrance, nous pouvons
espérer nous transformer nous-mêmes, pour accomplir davantage les
pouvoirs de notre intelligence et de notre subjectivité. C’est
pourquoi ces failles précisément, qui risquent un jour de nous
engouffrer, sont aussi ce qui fait la force de l’implication
humaine dans le travail. Et c’est à cause de cette vulnérabilité
que nous sommes parfois capables de performances professionnelles
remarquables. La faille psychologique, la vulnérabilité, ne peuvent
donc pas être considérées seulement comme un obstacle au travail.
Elles sont aussi ce qui confère à l’intelligence son génie
(sublimation). C’était aussi le cas pour Madame V . B. Sa raideur
morale était aussi ce qui faisait d’elle une professionnelle
particulièrement brillante et appréciée. On remarquera que, tant
que cette vulnérabilité est productive, personne n’en n’a cure.
Cette vulnérabilité produit peut-être ce qu’il y a de meilleur,
mais elle peut aussi donner naissance à un drame. Et l’entreprise
est capable d’utiliser la faille comme puissance de travail, aussi
bien que comme relais de la déstabilisation psychologique. C’est
selon son bon vouloir. Il suffit pour cela de prendre les décisions
de management : gratifier d’abord, désavouer ou persécuter
ensuite. L’entreprise exploite nos vulnérabilités et il n’y a
peut-être rien de condamnable à cela, puisque dans certains cas
nous pouvons aussi en être bénéficiaires. En revanche, quand le
rapport au travail est déstabilisé, comme dans le cas présent, par
des formes critiquables de management, il y a des risques sérieux
pour la santé mentale et physique de celui (ou de celle) qui est
pris dans la tourmente.
Déstabilisation
par le management et défection de la solidarité Une situation
progressive de dégradation psychologique par une stratégie
intentionnelle de la hiérarchie d’une entreprise n’est pas
exceptionnelle. Si l’affaire tourne au drame, c’est aussi pour
une raison – secondaire et adjuvante certes – suffisamment
importante tout de même pour que l’on attire sur elle l’attention
du clinicien préoccupé d’analyse étiologique.
Empêchée
par le processus de représailles de donner son potentiel dans
l’espace professionnel, Madame V .B. était mise en échec au
regard de son exigence vis-à-vis d’elle-même. Elle perd
progressivement confiance en elle, et elle est bientôt menacée de
voir chavirer son estime de soi. Elle commence alors à s’accuser
d’impuissance à surmonter sa crise et à être habitée par des
sentiments de honte et d’indignité. Cet état mental retentit
progressivement sur sa vie familiale. Elle craint par son état moral
de devenir toxique pour ses propres enfants et délègue de plus en
plus de tâches domestiques et familiales à son époux. Inutile de
donner des précisions sur les incidences de cette situation sur la
vie du couple, mais on comprendra facilement que la vie ordinaire,
dans ces conditions, devienne difficile. Ce qui accable encore
davantage Madame V . B. L’idée de suicide, comme délivrance,
commence à se profiler. Dans ce combat compliqué avec elle-même,
il faut faire, me semble-t-il, une place à l’épuisement. C’est
aussi parce qu’elle sent ses forces diminuer,
son énergie vaciller, que Madame V .B. craint l’effondrement. Et elle fuit le
cauchemar en se suicidant. Si j’insiste un peu sur le versant
psychopathologique du drame, c’est pour montrer combien l’analyse
étiologique du suicide au travail est difficile. Au vu de ces
considérations sur les troubles psychopathologiques de Madame V .
B., on serait tenté de leur attribuer le rôle déterminant dans le
suicide. Mais le contenu de sa lettre et son suicide à proximité de
l’entreprise obligent à reconsidérer ce point de vue. Une
déstabilisation progressive comme celle de Madame V . B., en
général, ne passe pas inaperçue des collègues et la solidarité
fonctionne alors, communément, comme une véritable prévention des
décompensations, même si le but affiché de la solidarité n’est
pas la prévention des décompensations, mais la lutte contre
l’injustice. Madame V. B. a été victime d’injustices. Mais la
solidarité n’était pas au rendez-vous. Il semble bien que cette
dernière n’ait guère de place dans ce nouveau modèle de rapport
au travail où, au management exigeant la soumission de chacun à
l’entreprise, répond la « convivialité stratégique » des
collaborateurs qui constitue une culture de la solitude et du chacun
pour soi au milieu de la multitude débarrassée de tout lien de
solidarité. Le suicide de Madame V. B. nous jette au cœur des
nouvelles formes de servitude qui accompagnent la culture de la
performance. Ce que nous apprend cette histoire, c’est que les
pathologies de la servitude autrefois réservées aux petites gens,
du domestique à la bonne à tout faire, sont maintenant aussi
l’affaire des cadres, y compris des cadres supérieurs de
multinationales. Voilà, je le crains, ce que recèlent dans leur
ombre ces suicides sur les lieux de travail : le spectre de formes
entièrement nouvelles de servitude qui colonisent le monde du
travail et dont aucun d’entre nous ne peut plus aujourd’hui se
considérer comme à l’abri. En effet, je le répète et je le
souligne, parce que c’est ce qu’il y a de plus insolite dans ce
regard de la clinique sur les rapports sociaux de travail : en dépit
de toutes les manœuvres utilisées pour déstabiliser Madame V. B.,
sa performance de travail est restée jusqu’au bout au plus haut
niveau. La culture de la performance se nie elle-même ici par son
propre dépassement. Si l’on déstabilise Madame V . B., ce n’est
pas parce qu’elle n’est plus performante, ce n’est pas parce
qu’elle serait devenue inutile. C’est parce qu’elle n’est pas
suffisamment soumise. La servitude allant jusqu’à la soumission
comme enjeu de l’organisation du travail est plus importante que le
travail et la rentabilité. Son indépendance d’esprit est
intolérable et il faut qu’elle cède à tout prix. Elle n’a pas
seulement cédé, elle a cassé et elle s’est suicidée. Le suicide
de MadameV . B. est, de façon certaine, le résultat des nouvelles
pratiques de la domination. Je suis tenté de penser, mais cela reste
à vérifier par l’analyse d’autres cas, que cette vague de
suicides dans le travail, qui est totalement nouvelle, est la
signature de la radicalisation des méthodes de domination.Ces
suicides révèlent un tournant dans le rapport entre servitude et
domination dans l’entreprise. Tel est vraisemblablement le sens qui
se bégaie affreusement à travers cette série de suicides. Par-delà
leur mort, c’est ce message, me semble-t-il, que les victimes nous
crient.
Christophe
Dejours Directeur du Laboratoire psychologie du travail et de
l’action du CNAM 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris
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