jeudi 26 décembre 2019

Nouvelles formes de servitude et suicide Par Christophe DEJOURS partie 3


L’étiologie du suicide

Madame V. B. présentait une vulnérabilité psychologique dont il faut prendre la mesure pour analyser le suicide. Son altruisme, terme par lequel je résumerais le rapport de Madame V. B. aux valeurs ; son activisme, terme par lequel je résumerais la puissance sthénique de ses divers engagements dans la vie professionnelle et dans la cité – son altruisme et son activisme donc – donnaient à ses performances sociales et professionnelles un niveau qui serait incompréhensible sans ce qu’il faut bien considérer comme une certaine rigidité. Son exigence en toute chose était d’abord une exigence, sans doute excessive, à l’égard d’elle-même. C’est cette exigence impitoyable qui constituait probablement sa faille psychologique. Il faudrait ici, pour argumenter l’interprétation diagnostique, convoquer des informations que je ne peux pas produire, pour des raisons de secret professionnel.
Si ce n’était la contrainte déontologique, je pourrais, en entrant dans le détail, montrer en quoi consiste précisément le problème psychopathologique, qui était effectivement très sérieux. Mais cela ne changerait pas ce qui, dans l’analyse étiologique ressortit aux pratiques de représailles déclenchées par l’entreprise. Pourquoi? Madame V .B.n’a pas réussi, c’est certain, à faire cesser les manœuvres d’intimidation déclenchées contre elle. Elle avait une issue : capituler et partir, c’est ce que l’entreprise, clairement, cherchait à obtenir d’elle. Pourquoi a-t-elle refusé de sauver sa peau et s’est-elle entêtée dans sa décision mortelle de ne pas démissionner ? Parce qu’elle était enferrée dans son obstination et parce qu’elle se révélait soudain d’une extrême rigidité. Pathologique cette rigidité ? Indubitablement. Mais tenir cette rigidité morale pathologique pour le primum movens du suicide, c’est aller trop vite en besogne et s’affranchir d’un problème qui nous dérange tous. Si Madame V . B. s’est suicidée parce qu’elle était victime de sa rigidité morale et psychologique, alors nous pouvons penser que nous autres, qui ne sommes pas aussi rigides qu’elle, nous nous en serions sortis et nous pouvons donc continuer à nous croire à l’abri. C’est possible, mais il nous aurait fallu aussi, à la place de Madame V . B., accepter de capituler devant une injustice flagrante et perdre notre emploi. Ce n’est pas tout. Il faut pouvoir, dans cette situation, désinvestir totalement ce qui a accaparé pendant de longues années notre existence, notre énergie, ce qui nous a demandé aussi beaucoup de renoncements, voire de sacrifices, et ce qui a mobilisé aussi peut-être ce qu’il y a de meilleur en nous, ce dont précisément nous tirons une certaine fierté, non sans raison. Capituler, désinvestir, c’est admettre que toute cette implication subjective en étant brutalement désavouée par l’entreprise n’a servi à rien, qu’elle ne nous donne droit à aucune reconnaissance, que toutes les gratifications reçues jusque-là étaient strictement cyniques et instrumentales, c’est-à-dire que l’on nous a trompés, et que l’on nous roule maintenant dans la poussière. Mais, ce n’est pas tout, il y a plus difficile encore. Il faut admettre que l’on n’a pas été seulement trompé par l’entreprise, mais que l’on s’est trompé. On s’est trompé soi-même en croyant à l’entreprise, au travail, au zèle, à l’utilité de l’effort, des renoncements, de la souffrance ; on s’est trompé dans cette croyance qu’au bout du succès économique il y a l’émancipation. Certes, on avait été hésitant à y croire et hésitant à se lancer dans l’aventure. C’est ce qui rend la défaite encore plus cruelle peut être. Au lieu de reconnaissance et d’émancipation, Madame V. B. trouve exactement le contraire : au bout de sa contribution à l’effort économique de l’entreprise et au bout du succès, il y a le retour implacable de l’injonction à la soumission qui devient bientôt un ordre de dégager le plancher.
Même sans rigidité morale particulière, la capitulation est doublement douloureuse, et même dangereuse. Pour surmonter la crise, il faut revoir toute sa vie, réviser tous ses jugements et ses convictions, remanier de fond en comble son rapport à soi, aux autres et à la société. Inutile de feinter. Face à cette épreuve, tous ceux qui se sont sincèrement impliqués dans leur travail sont vulnérables. Pas seulement MadameV . B. Et tout un chacun y laisse des plumes. La clinique du licenciement est à cet égard irrécusable. Ne s’en sortent à bon compte que ceux qui n’ont jamais investi le travail ni l’entreprise, et ceux qui, cyniques, ont toujours gardé une solution de rechange et se tenaient prêts à trahir ceux qui leur faisaient confiance. Mais ce n’est pas tout. Si l’on voulait étudier dans le détail la faille psychopathologique de Madame V . B., alors le rapport entre la faille et la qualité du travail prendrait une tout autre signification que ce qu’elle donne à voir une fois le drame consommé.

La lettre et l’accusation

En effet, tout un chacun, comme Madame V. B., présente une certaine vulnérabilité vis-à-vis de la maladie mentale. Tous les cliniciens l’admettent depuis le XIXe siècle ainsi que les travaux de Pinel, Cabanis et Royer-Collard. Mais sur cette vulnérabilité tapie au fond de chaque subjectivité la psychodynamique du travail propose une étude plus approfondie. L’analyse dans le détail, du rapport subjectif au travail, montre qu’aucun travail de qualité n’est possible sans engagement de la subjectivité tout entière. Faire face au réel du travail, c’est-à-dire à ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c’est-à-dire à la maîtrise, implique pour celui qui ne capitule pas devant la difficulté de mobiliser une intelligence et une ingéniosité dont on peut montrer qu’elles passent par des remaniements de la subjectivité et de la personnalité. Travailler ce n’est jamais uniquement produire, c’est dans le même mouvement se transformer soi-même. Cette transformation de soi par le rapport à la tâche suppose que le sujetquis’affronteloyalementauréelacceptedesefairehabitertoutentier par son travail. Jusques et y compris dans ses rêves. C’est pourquoi nous rêvons tous de notre travail dès lors que nous y faisons preuve d’opiniâtreté et d’obstination.
Le travail peut, dans certains cas, être pour la subjectivité une épreuve redoutable. Mais il arrive aussi que de cette épreuve la subjectivité sorte grandie. C’est précisément pour cette raison, c’est-à-dire à cause de cet enjeu pour la subjectivité, que nombre d’entre nous nous impliquons avec tant de passion dans le travail. Parce qu’en échange de cette souffrance, nous pouvons espérer nous transformer nous-mêmes, pour accomplir davantage les pouvoirs de notre intelligence et de notre subjectivité. C’est pourquoi ces failles précisément, qui risquent un jour de nous engouffrer, sont aussi ce qui fait la force de l’implication humaine dans le travail. Et c’est à cause de cette vulnérabilité que nous sommes parfois capables de performances professionnelles remarquables. La faille psychologique, la vulnérabilité, ne peuvent donc pas être considérées seulement comme un obstacle au travail. Elles sont aussi ce qui confère à l’intelligence son génie (sublimation). C’était aussi le cas pour Madame V . B. Sa raideur morale était aussi ce qui faisait d’elle une professionnelle particulièrement brillante et appréciée. On remarquera que, tant que cette vulnérabilité est productive, personne n’en n’a cure. Cette vulnérabilité produit peut-être ce qu’il y a de meilleur, mais elle peut aussi donner naissance à un drame. Et l’entreprise est capable d’utiliser la faille comme puissance de travail, aussi bien que comme relais de la déstabilisation psychologique. C’est selon son bon vouloir. Il suffit pour cela de prendre les décisions de management : gratifier d’abord, désavouer ou persécuter ensuite. L’entreprise exploite nos vulnérabilités et il n’y a peut-être rien de condamnable à cela, puisque dans certains cas nous pouvons aussi en être bénéficiaires. En revanche, quand le rapport au travail est déstabilisé, comme dans le cas présent, par des formes critiquables de management, il y a des risques sérieux pour la santé mentale et physique de celui (ou de celle) qui est pris dans la tourmente.
Déstabilisation par le management et défection de la solidarité Une situation progressive de dégradation psychologique par une stratégie intentionnelle de la hiérarchie d’une entreprise n’est pas exceptionnelle. Si l’affaire tourne au drame, c’est aussi pour une raison – secondaire et adjuvante certes – suffisamment importante tout de même pour que l’on attire sur elle l’attention du clinicien préoccupé d’analyse étiologique.
Empêchée par le processus de représailles de donner son potentiel dans l’espace professionnel, Madame V .B. était mise en échec au regard de son exigence vis-à-vis d’elle-même. Elle perd progressivement confiance en elle, et elle est bientôt menacée de voir chavirer son estime de soi. Elle commence alors à s’accuser d’impuissance à surmonter sa crise et à être habitée par des sentiments de honte et d’indignité. Cet état mental retentit progressivement sur sa vie familiale. Elle craint par son état moral de devenir toxique pour ses propres enfants et délègue de plus en plus de tâches domestiques et familiales à son époux. Inutile de donner des précisions sur les incidences de cette situation sur la vie du couple, mais on comprendra facilement que la vie ordinaire, dans ces conditions, devienne difficile. Ce qui accable encore davantage Madame V . B. L’idée de suicide, comme délivrance, commence à se profiler. Dans ce combat compliqué avec elle-même, il faut faire, me semble-t-il, une place à l’épuisement. C’est aussi parce qu’elle sent ses forces diminuer, son énergie vaciller, que Madame V .B. craint l’effondrement. Et elle fuit le cauchemar en se suicidant. Si j’insiste un peu sur le versant psychopathologique du drame, c’est pour montrer combien l’analyse étiologique du suicide au travail est difficile. Au vu de ces considérations sur les troubles psychopathologiques de Madame V . B., on serait tenté de leur attribuer le rôle déterminant dans le suicide. Mais le contenu de sa lettre et son suicide à proximité de l’entreprise obligent à reconsidérer ce point de vue. Une déstabilisation progressive comme celle de Madame V . B., en général, ne passe pas inaperçue des collègues et la solidarité fonctionne alors, communément, comme une véritable prévention des décompensations, même si le but affiché de la solidarité n’est pas la prévention des décompensations, mais la lutte contre l’injustice. Madame V. B. a été victime d’injustices. Mais la solidarité n’était pas au rendez-vous. Il semble bien que cette dernière n’ait guère de place dans ce nouveau modèle de rapport au travail où, au management exigeant la soumission de chacun à l’entreprise, répond la « convivialité stratégique » des collaborateurs qui constitue une culture de la solitude et du chacun pour soi au milieu de la multitude débarrassée de tout lien de solidarité. Le suicide de Madame V. B. nous jette au cœur des nouvelles formes de servitude qui accompagnent la culture de la performance. Ce que nous apprend cette histoire, c’est que les pathologies de la servitude autrefois réservées aux petites gens, du domestique à la bonne à tout faire, sont maintenant aussi l’affaire des cadres, y compris des cadres supérieurs de multinationales. Voilà, je le crains, ce que recèlent dans leur ombre ces suicides sur les lieux de travail : le spectre de formes entièrement nouvelles de servitude qui colonisent le monde du travail et dont aucun d’entre nous ne peut plus aujourd’hui se considérer comme à l’abri. En effet, je le répète et je le souligne, parce que c’est ce qu’il y a de plus insolite dans ce regard de la clinique sur les rapports sociaux de travail : en dépit de toutes les manœuvres utilisées pour déstabiliser Madame V. B., sa performance de travail est restée jusqu’au bout au plus haut niveau. La culture de la performance se nie elle-même ici par son propre dépassement. Si l’on déstabilise Madame V . B., ce n’est pas parce qu’elle n’est plus performante, ce n’est pas parce qu’elle serait devenue inutile. C’est parce qu’elle n’est pas suffisamment soumise. La servitude allant jusqu’à la soumission comme enjeu de l’organisation du travail est plus importante que le travail et la rentabilité. Son indépendance d’esprit est intolérable et il faut qu’elle cède à tout prix. Elle n’a pas seulement cédé, elle a cassé et elle s’est suicidée. Le suicide de MadameV . B. est, de façon certaine, le résultat des nouvelles pratiques de la domination. Je suis tenté de penser, mais cela reste à vérifier par l’analyse d’autres cas, que cette vague de suicides dans le travail, qui est totalement nouvelle, est la signature de la radicalisation des méthodes de domination.Ces suicides révèlent un tournant dans le rapport entre servitude et domination dans l’entreprise. Tel est vraisemblablement le sens qui se bégaie affreusement à travers cette série de suicides. Par-delà leur mort, c’est ce message, me semble-t-il, que les victimes nous crient.

Christophe Dejours Directeur du Laboratoire psychologie du travail et de l’action du CNAM 41, rue Gay-Lussac, 75005 Paris

Aucun commentaire: