Résumé :
Observation clinique d’une femme cadre dans une entreprise de
service. Les données ont été recueillies après le décès.
L’analyse repose sur les lettres laissées par la défunte et des
entretiens avec les proches et les personnels médicaux et
paramédicaux ayant suivi la patiente. La discussion étiologique
permet de remonter aux liens entre méthodes de management, nouvelles
formes de servitude, et décompensation psychopathologique. Summary,
p. 73. Resumen, p. 73. Des suicides sur les lieux du travail, il y en
avait par le passé, mais cela concernait exclusivement le monde
agricole, où lieu de vie et lieu de travail étaient indistincts.
C’est seulement depuis quelques années, après 1995 semble-t-il,
que se sont produits les premiers suicides sur les lieux de travail
dans le secteurindustriel, le secteur tertiaire et les activités de
service. Il n’est pas possible de donner une évaluation
quantitative de ces morts parce que, jusqu’à présent, les
enquêtes statistiques sur le suicide méconnaissaient
systématiquement la psychopathologie liée au travail. La seule
enquête quantitative que nous connaissions est le fait de
l’inspection médicale du travail de Basse-Normandie. Gournay,
Laniece, et Kryvenac en 2003 ont procédé à une étude auprès des
médecins du travail. En cinq ans, 43 décès et 16 personnes
gravement handicapées à la suite de leur tentative de suicide ont
été recensés (Calvados, Orne et Manche) ; soit en tout 59 cas sur
les 107 cas de suicide et de tentatives de suicide rapportés
(Gournay et coll., 2004). Donc une moyenne de 12 cas par an. Cela
voudrait dire qu’il faudrait s’attendre dans une enquête
nationale à trouver entre 300 et 400 cas par an !
Le fait est
que l’on ne sait pas grand-chose sur les circonstances de ces
drames. Les enquêtes sont fort difficiles parce que, passé le
moment d’émotion qui suit juste l’événement, tout le monde
devient réticent à parler. C’est comme une conspiration du
silence qui s’abat sur la communauté de travail, aussi bien du
côté de la direction que des collègues, des supérieurs
hiérarchiques directs que des syndicats. La plupart des
investigations commencées par notre laboratoire à la demande des
CHSCT ont été interrompues parce que les volontaires des premiers
jours se désistaient ensuite. Quelques enquêtes ont pu être menées
(Flottes A. et coll., 2002, Molinier P. et coll., 1998, 1999), mais
les négociations sur la nature de l’investigation à mener et la
durée de la préparation aboutissent en général à une étude qui
n’élucide pas le suicide lui-même. Le compromis adopté en fin de
course consiste à demander une enquête sur les rapports entre
organisation du travail et santé. La globalisation de l’objet
d’investigation éloigne considérablement de la clinique
spécifique du suicide, stricto sensu. C’est que, pour avoir accès
à l’étiologie d’un suicide au travail, il faut nécessairement,
comme dans toute situation psychopathologique, entrer dans ce qui a
été l’intimité du défunt. Il faut donc en passer par les
proches et la famille. Mais, dans la mesure où il s’agit d’un
suicide au travail, il faut aussi recueillir des données sur les
relations interpersonnelles et les rapports sociaux de travail. On
devine aisément que les informations portant sur l’intimité du
défunt ou de la défunte, recueillies auprès de l’entourage,
soulèvent de surcroît d’épineux problèmes déontologiques. Il
me semble que, pour avoir une chance de reconstituer l’étiologie
d’un suicide au travail, il faut préalablement une théorie du
suicide, d’une
part,etdesrelationsentretravailethors-travail,d’autrepart.Lesuicideest
un défi à toute classification nosologique. Mais, dans le cas du
suicide au travail, il s’agit le plus souvent d’une crise dans
l’évolution d’une dépression. L’analyse plus poussée de la
psychodynamique du suicide dans ce contexte montrerait, si l’on
pouvait la déployer ici, qu’elle passe par un mouvement de haine
contre soi qui va jusqu’au meurtre. De fait, lorsque l’on y
regarde de plus près, il y a dans tout suicide au travail une
décompensation psychopathologique. Et si l’on parvient à
connaîtreparledétaillescirconstancesdupassageàl’acte,ondécouvreen
règle, en amont de ce dernier, une configuration psychopathologique
très personnelle. C’est généralement suffisant pour que les
commentateurs, comme nombre de spécialistes d’ailleurs, concluent
que le suicide relève d’une causalité psychique où le travail ne
joue qu’un rôle contingent.
Mais les
suicides que nous examinons ici se commettent sur les lieux mêmes du
travail. Ce n’est pas un détail anodin. Car le suicide, comme
toute conduite humaine, est adressé à autrui. Le technicien en se
pendant dans l’atelier de l’usine, l’ingénieur en se
défenestrant sur son lieu de travail, la surveillante en se tirant
une balle dans la tête dans le service hospitalier où elle
travaille, ou l’ouvrier de Volkswagen (Lejeune A.) en venant se
tuer dans son usine devant ses camarades adressent ostensiblement un
message. Et celui-ci est parfois explicite lorsqu’il figure dans
une lettre laissée, à dessein, par le défunt. Autrefois, il n’y
avait pas de suicide sur les lieux du travail. Que signifie donc
cette nouvelle expression dramaturgique apparue récemment ? Le
travail n’était-il donc jamais en cause dans les suicides du temps
passé?C’est peu probable, bien que l’hypothèse ne puisse être
écartée sans argumentation précise. En revanche, il est probable
que les suicides sur les lieux de travail, dans la mesure où l’on
n’a jamais à leurs propos parlé « d’épidémie » ni de «
phénomène de contagion », comme cela a été souvent le cas avec
les symptômes hystériques, il est probable donc que ces suicides
sur les lieux du travail traduisent ici et là l’émergence d’un
type de souffrance au travail entièrement nouveau. Par leur mort,
ces malheureux convoquent aujourd’hui la société tout entière à
se pencher sur ce nouveau type de souffrance qu’elle engendre.
Force est de reconnaître que le silence est la principale réponse.
Aucun cas de suicide, à ma connaissance, n’a à ce jour reçu une
explication convaincante, ce qui est tout de même très inquiétant
sur nos capacités de penser aujourd’hui les rapports entre vie,
mort et travail. Est-il possible de préciser les raisons de cette
inquiétude ? Du point de vue du clinicien, mais c’est sans doute
la même chose pour tout être sensé, le suicide est indubitablement
la mise en cause la plus radicale que l’on puisse imaginer du lien
à autrui. Ces suicides indiquent certainement une destructuration
des liens sociaux dans le travail. Quand bien même ces suicides
seraient peu nombreux, ils signaleraient pourtant, par leur seule
apparition, une évolution délétère affectant tous ceux qui
travaillent et non les morts seulement. Osons un pas de plus : si un
tel suicide se produit, il parle certainement de la solitude
psychologique atroce dans laquelle se trouvait le suicidant. Solitude
psychologique qui est d’abord une solitude affective, je le
souligne, car ces suicides se produisent au sein d’une communauté
de travail qui, probablement, n’a de communauté que le nom. Plus
vraisemblablement, il s’agit de regroupement de gens pour le
travail de production, mais ce regroupement n’a pas de répondant
affectif, ou n’en a plus. Solitude affective au milieu de la
multitude, telle est probablement la première signification qu’il
faut déchiffrer dans le suicide sur les lieux de travail. C’est
indiquer du même coup une autre piste. Si celui ou celle qui s’est
suicidé(e) était effectivement seul(e), au milieu de la multitude
des autres, qu’en était-il de la nature et de la qualité des
liens entre ces autres hommes et femmes qui formaient la multitude au
travail ? La réponse ne prête pas tellement à équivoque. Car,
contrairement à ce que l’on pourrait attendre, il y a de nombreux
cas où les suicides sont le fait de salariés qui ne s’étaient
nullement mis à part de la collectivité. Ils passent même, pour
certains d’entre eux, pour des gens particulièrement bien adaptés
à leur travail et au milieu professionnel. On peut donc aujourd’hui
être parfaitement adapté, intégré et efficace dans son travail et
pourtant être dans une solitude affective qui atteint
l’insupportable. Les suicides sur les lieux de travail, il faut
bien le reconnaître, disent une dégradation en profondeur du vivre
ensemble et de la solidarité qui ne peut pas être banalisée. Je
disais précédemment qu’aucune histoire de cas n’a pu, à ce
jour, être analysée de façon convaincante. Ma contribution,
aujourd’hui, à l’investigation de cet énorme problème
psychopathologique sera modeste. Elle s’appuie sur l’étude d’un
cas. C’est peu, mais il faut bien commencer un jour, en espérant
toutefois que ce précédent servira d’appui à d’autres
recherches cliniques. Je me suis efforcé dans cette analyse de ne
pas dissimuler ni minimiser les zones d’ombre et les conflits
d’interprétation possibles, car cette clinique est vraiment
complexe. L’analyse repose sur des données recueillies après le
drame. Mais l’après-coup ne constitue pas pour le clinicien un
obstacle insurmontable.Au contraire. Il envade même pour l’historien
et pour le juge.L’après-coup,même après la mort du principal
acteur, n’empêche pas d’approcher la vérité, même s’il y a
une part de conjecture dans l’analyse. Une seule difficulté
supplémentaire par rapport aux autres disciplines vient ici gêner
le travail : il s’agit des obligations déontologiques qui me
contraignent à ne pas faire état de tout ce que j’ai appris et
qui m’a, pour partie, été livré sous le sceau du secret.
L’histoire
du suicide
Madame V .B.
avait 43ans. Elle était cadre dans une entreprise hightech. C’était
une matheuse de formation. Elle avait une maîtrise d’informatique.
Elle aimait les études, dévorait les bouquins, suivait de
nombreuses formations. Elle entre dans une entreprise où elle est
immédiatement appréciée et travaille dans la conception d’outils
informatiques. Elle travaille ensuite dans un service de
statistiques. Parallèlement à son travail, elle suit la formation
de l’Institut d’administration des entreprises, puis entre dans
le service de ressources humaines d’une multinationale où,
bilingue, elle mène une brillante carrière. À plusieurs reprises,
elle est contactée par des chasseurs de têtes pour d’autres
emplois plus attrayants, mais elle les refuse pour ne pas s’éloigner
de sa famille (elle est mariée et a trois enfants). Son travail dans
son entreprise est diversifié. Elle accomplit successivement
plusieurs missions importantes qui lui valent de chaleureuses
félicitations. Elle prend en 1997 la responsabilité du service de
formation de l’entreprise. Son salaire se situe entre 4500 et 5000
euros par mois. Et puis, en 1999, son mari et elle décident
d’adopter un enfant. Les charges familiales sont lourdes et elle
demande à passer à mi-temps (juillet 2000). On ne peut pas le lui
refuser, mais cette demande est mal vue. Huit mois plus tard, en
février 2001, elle repasse à un temps partiel de 80 % qu’elle
conservera jusqu’à septembre 2002. Entre-temps, son supérieur
hiérarchique est limogé à la suite d’un conflit de rivalité qui
l’oppose à l’un de ses collègues. C’est ce dernier qui reste
dans l’entreprise et hérite de son poste. Il semble qu’il ait
voulu, en arrivant à ce poste, écarter les gens qui étaient en
bonne relation avec son rival. Madame V . B. fait partie de ceux là.
D’autres que Madame V .B. doivent s’en aller ou accepter une
mutation. À partir de fin 2001, on retire à Madame V . B. ses
responsabilités. Elle doit désormais référer son travail a un
manager des ressources humaines qui est à un niveau hiérarchique
égal au sien. Dans l’organigramme suivant, elle doit référer son
travail à un chef d’équipe, situé à un niveau hiérarchique
très inférieur au sien.On lui donne alors une mission très
en-dessous de ses compétences, que l’on confie habituellement à
une secrétaire. Elle est victime de multiples petites brimades : on
lui demande, en urgence, de traiter un dossier. Elle y travaille jour
et nuit et le dossier est mis de côté sans même être examiné. On
la convoque à une réunion, à une heure précise ; on la fait
attendre une heure et on lui annonce que la réunion est reportée.
Et cela à plusieurs reprises. En quelques mois, on la rétrograde :
placée jusque-là au niveau N-1 par rapport au Directeur Ressources,
soit N-2 par rapport au P.-D. G., elle passe sous la direction de son
collègue direct et devient ainsi N-3 par rapport au P.-D. G. On la
rétrograde encore une fois, et on la place sous la direction d’un
chef d’équipe, ce qui la met en position N-4 par rapport au P.-D.
G.
Comprenant
qu’elle n’a plus d’avenir dans ce service, elle cherche des
issues : une formation à l’ESSEC que l’on avait quelque temps
plus tôt chaudement recommandée pour qu’elle puisse accéder à
des responsabilités encore plus importantes que lorsqu’elle était
à son plus haut niveau. Elle suit cette formation presque jusqu’à
son terme. Mais, maintenant en disgrâce, deux jours avant de se
déplacer pour le dernier module alors que les titres de transport et
les réservations d’hôtel sont acquis, on lui interdit ce voyage,
ce qui l’empêche de valider son diplôme et ruine tous les efforts
accomplis (septembre 2002). Elle demande une mutation dans un autre
service. On l’oblige alors à passer des tests d’embauche
réservés aux débutants dans l’entreprise et aux candidats
extérieurs. Dans ce milieu, ce traitement particulier qu’on lui
impose est ostensiblement humiliant sinon infâmant. Elle s’y
soumet pourtant sans protester. Elle ne contre-attaque pas, elle ne
se plaint pas, mais elle se déprime. Au point qu’elle est obligée,
en 2002, de prendre un congé maladie, pendant lequel elle reçoit un
traitement psychiatrique ambulatoire. Début janvier 2003, elle
reprend son travail. Son chef lui conseille de demander une
prolongation de son arrêt de travail, car il n’a aucune tâche à
lui confier. Elle revient 15 jours plus tard. On lui donne à nouveau
la mission subalterne de secrétariat qu’elle avait déjà assumée.
Mission dont il faut préciser qu’elle n’avait servi à rien et
que l’entreprise n’en n’avait rien fait. Huit jours plus tard
(janvier 2003), elle se suicide en se jetant du haut d’un pont
situé juste à proximité de son entreprise. Elle laisse une lettre
en demandant à la déléguée du comité d’entreprise de la rendre
publique, après sa mort. Voici la lettre : « Si je me suicide
aujourd’hui c’est que, comme je l’ai souvent exprimé et à
plusieurs personnes qui pourront en témoigner, je ne peux pas
supporter l’idée de réintégrer mon poste dans les conditions
proposées, c’est-à-dire exactement les mêmes que celles qui
m’ont fait craquer et que je subis depuis janvier 2002,
placardisation, manque de respect, humiliation (publique), souffrance
morale, aucune reconnaissance professionnelle. Je paie beaucoup trop
cher mon temps partiel (pris entre autres et surtout pour m’occuper
des enfants à L en val, ma sensibilité, l’attachement à mes
valeurs humanistes et de respect envers autrui, quel qu’il soit
(même un DP, même un membre du CE qui s’oppose à la Direction),
mon refus d’être un “bon soldat” (je suis pacifiste), mon
refus d’être traitée brutalement (eh oui, j’ai un affectif).
Bien sûr,
je manque d’ambition professionnelle, de volonté de “faire
carrière”, je ne cherche pas à être chef à la place du chef,
j’ai d’autres “choses” dans ma vie qui équilibrent
l’investissement que j’ai dans mon travail. Mais vous savez tous
combien mon travail compte pour moi (j’ai abrégé mon congé
d’adoption), cela fait un mois que je trépigne pour reprendre le
travail. Mais, à travers ce travail, surtout aux RH, j’ai envie de
soulager la “souffrance humaine” et non pas d’en créer, j’ai
besoin d’être utile à l’entreprise et non de travailler sur des
projets qui n’aboutissent jamais par changement constant de
décision des “chefs”. Je n’accepte pas de mes chefs : le
manque d’intelligence professionnelle : sur quoi juge-t-on : sur
les résultats et les compétences ou à la tête du client et aux
phrases mal comprises ? Me faire attendre 15 jours pour laisser le
temps de “ré-organiser”, 15 jours après on me propose (impose,
je n’ai pas le choix) exactement le même poste que j’avais
avant, avec priorité, finir les job descriptions, alors qu’on sait
très bien qu’elles ne seront jamais finies ! On me remet dans le
même contexte avec les mêmes pièges alors qu’on m’a bien fait
sentir que l’on n’était pas “content” de mes résultats ;
“c’est pas ce qu’on attend d’un manager”. 1. On n’a qu’à
me donner à faire ce qu’on attend de moi. 2. Je ne suis pas un
manager : ni dans les responsabilités qui me sont données, ni dans
la reconnaissance de ma valeur, ni dans la position où on me met
(voir l’organigramme !). Veut-on me mettre en situation d’échec
? Ou est-ce un manque d’intelligence impardonnable à ce niveau (de
salaire !!!)? Le manque d’intelligence humaine : doit-on forcément
être “brutale” pour que l’entreprise fonctionne mieux ? Pour
être respectée, reconnue au RH ? Pourquoi ce manque de
respect?Pourquoi humilier? Pourquoi faire passer des tests après 10
ans de boîte ? Pour connaître les compétences ?!?!? Et qu’a-t-on
fait de ces tests ? (i.e. : “tu n’écoutes jamais rien, tu n’en
fais qu’à ta tête”). Alors que je ne connais personne de plus
docile que moi, “pourquoi tu n’as pas pris tes RTT comme tout le
monde” ? Bien sûr que je les ai pris, “tu es trop sensible, ce
n’est pas ce qu’on demande à un manager”. Heureusement qu’il
existe des managers sensibles ! Il ne faut pas d’affectif au
travail. Je ne suis pas une machine et XXX quand elle pleure ce n’est
pas de l’affectif ? Pourquoi n’a-t-on jamais d’excuses quand on
est blessée et que la personne qui a blessé le sait ?
Alors je dis
non, je ne reviendrai pas, certains acceptent l’humiliation,
certains sont soumis, certains fuient dans d’autres services,
l’ambiance du service est pleine de frustration (honnêtement qui,
aux RH, ne cherche pas un poste ailleurs ?). Moi j’arrête tout,
car je ne crois pas qu’une amélioration soit possible. J’aime
beaucoup trop mes collègues et mon travail pour accepter ces
conditions. Je regrette de faire ce geste pour mes enfants, mais je
ne leur imposerai pas une maman frustrée, humiliée. Ce n’est pas
par hasard si je fais ce geste ici devant Amadeus…
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