jeudi 26 décembre 2019

Nouvelles formes de servitude et suicide Par Christophe DEJOURS partie 1




Résumé : Observation clinique d’une femme cadre dans une entreprise de service. Les données ont été recueillies après le décès. L’analyse repose sur les lettres laissées par la défunte et des entretiens avec les proches et les personnels médicaux et paramédicaux ayant suivi la patiente. La discussion étiologique permet de remonter aux liens entre méthodes de management, nouvelles formes de servitude, et décompensation psychopathologique. Summary, p. 73. Resumen, p. 73. Des suicides sur les lieux du travail, il y en avait par le passé, mais cela concernait exclusivement le monde agricole, où lieu de vie et lieu de travail étaient indistincts. C’est seulement depuis quelques années, après 1995 semble-t-il, que se sont produits les premiers suicides sur les lieux de travail dans le secteurindustriel, le secteur tertiaire et les activités de service. Il n’est pas possible de donner une évaluation quantitative de ces morts parce que, jusqu’à présent, les enquêtes statistiques sur le suicide méconnaissaient systématiquement la psychopathologie liée au travail. La seule enquête quantitative que nous connaissions est le fait de l’inspection médicale du travail de Basse-Normandie. Gournay, Laniece, et Kryvenac en 2003 ont procédé à une étude auprès des médecins du travail. En cinq ans, 43 décès et 16 personnes gravement handicapées à la suite de leur tentative de suicide ont été recensés (Calvados, Orne et Manche) ; soit en tout 59 cas sur les 107 cas de suicide et de tentatives de suicide rapportés (Gournay et coll., 2004). Donc une moyenne de 12 cas par an. Cela voudrait dire qu’il faudrait s’attendre dans une enquête nationale à trouver entre 300 et 400 cas par an !
Le fait est que l’on ne sait pas grand-chose sur les circonstances de ces drames. Les enquêtes sont fort difficiles parce que, passé le moment d’émotion qui suit juste l’événement, tout le monde devient réticent à parler. C’est comme une conspiration du silence qui s’abat sur la communauté de travail, aussi bien du côté de la direction que des collègues, des supérieurs hiérarchiques directs que des syndicats. La plupart des investigations commencées par notre laboratoire à la demande des CHSCT ont été interrompues parce que les volontaires des premiers jours se désistaient ensuite. Quelques enquêtes ont pu être menées (Flottes A. et coll., 2002, Molinier P. et coll., 1998, 1999), mais les négociations sur la nature de l’investigation à mener et la durée de la préparation aboutissent en général à une étude qui n’élucide pas le suicide lui-même. Le compromis adopté en fin de course consiste à demander une enquête sur les rapports entre organisation du travail et santé. La globalisation de l’objet d’investigation éloigne considérablement de la clinique spécifique du suicide, stricto sensu. C’est que, pour avoir accès à l’étiologie d’un suicide au travail, il faut nécessairement, comme dans toute situation psychopathologique, entrer dans ce qui a été l’intimité du défunt. Il faut donc en passer par les proches et la famille. Mais, dans la mesure où il s’agit d’un suicide au travail, il faut aussi recueillir des données sur les relations interpersonnelles et les rapports sociaux de travail. On devine aisément que les informations portant sur l’intimité du défunt ou de la défunte, recueillies auprès de l’entourage, soulèvent de surcroît d’épineux problèmes déontologiques. Il me semble que, pour avoir une chance de reconstituer l’étiologie d’un suicide au travail, il faut préalablement une théorie du suicide, d’une part,etdesrelationsentretravailethors-travail,d’autrepart.Lesuicideest un défi à toute classification nosologique. Mais, dans le cas du suicide au travail, il s’agit le plus souvent d’une crise dans l’évolution d’une dépression. L’analyse plus poussée de la psychodynamique du suicide dans ce contexte montrerait, si l’on pouvait la déployer ici, qu’elle passe par un mouvement de haine contre soi qui va jusqu’au meurtre. De fait, lorsque l’on y regarde de plus près, il y a dans tout suicide au travail une décompensation psychopathologique. Et si l’on parvient à connaîtreparledétaillescirconstancesdupassageàl’acte,ondécouvreen règle, en amont de ce dernier, une configuration psychopathologique très personnelle. C’est généralement suffisant pour que les commentateurs, comme nombre de spécialistes d’ailleurs, concluent que le suicide relève d’une causalité psychique où le travail ne joue qu’un rôle contingent.

Mais les suicides que nous examinons ici se commettent sur les lieux mêmes du travail. Ce n’est pas un détail anodin. Car le suicide, comme toute conduite humaine, est adressé à autrui. Le technicien en se pendant dans l’atelier de l’usine, l’ingénieur en se défenestrant sur son lieu de travail, la surveillante en se tirant une balle dans la tête dans le service hospitalier où elle travaille, ou l’ouvrier de Volkswagen (Lejeune A.) en venant se tuer dans son usine devant ses camarades adressent ostensiblement un message. Et celui-ci est parfois explicite lorsqu’il figure dans une lettre laissée, à dessein, par le défunt. Autrefois, il n’y avait pas de suicide sur les lieux du travail. Que signifie donc cette nouvelle expression dramaturgique apparue récemment ? Le travail n’était-il donc jamais en cause dans les suicides du temps passé?C’est peu probable, bien que l’hypothèse ne puisse être écartée sans argumentation précise. En revanche, il est probable que les suicides sur les lieux de travail, dans la mesure où l’on n’a jamais à leurs propos parlé « d’épidémie » ni de « phénomène de contagion », comme cela a été souvent le cas avec les symptômes hystériques, il est probable donc que ces suicides sur les lieux du travail traduisent ici et là l’émergence d’un type de souffrance au travail entièrement nouveau. Par leur mort, ces malheureux convoquent aujourd’hui la société tout entière à se pencher sur ce nouveau type de souffrance qu’elle engendre. Force est de reconnaître que le silence est la principale réponse. Aucun cas de suicide, à ma connaissance, n’a à ce jour reçu une explication convaincante, ce qui est tout de même très inquiétant sur nos capacités de penser aujourd’hui les rapports entre vie, mort et travail. Est-il possible de préciser les raisons de cette inquiétude ? Du point de vue du clinicien, mais c’est sans doute la même chose pour tout être sensé, le suicide est indubitablement la mise en cause la plus radicale que l’on puisse imaginer du lien à autrui. Ces suicides indiquent certainement une destructuration des liens sociaux dans le travail. Quand bien même ces suicides seraient peu nombreux, ils signaleraient pourtant, par leur seule apparition, une évolution délétère affectant tous ceux qui travaillent et non les morts seulement. Osons un pas de plus : si un tel suicide se produit, il parle certainement de la solitude psychologique atroce dans laquelle se trouvait le suicidant. Solitude psychologique qui est d’abord une solitude affective, je le souligne, car ces suicides se produisent au sein d’une communauté de travail qui, probablement, n’a de communauté que le nom. Plus vraisemblablement, il s’agit de regroupement de gens pour le travail de production, mais ce regroupement n’a pas de répondant affectif, ou n’en a plus. Solitude affective au milieu de la multitude, telle est probablement la première signification qu’il faut déchiffrer dans le suicide sur les lieux de travail. C’est indiquer du même coup une autre piste. Si celui ou celle qui s’est suicidé(e) était effectivement seul(e), au milieu de la multitude des autres, qu’en était-il de la nature et de la qualité des liens entre ces autres hommes et femmes qui formaient la multitude au travail ? La réponse ne prête pas tellement à équivoque. Car, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, il y a de nombreux cas où les suicides sont le fait de salariés qui ne s’étaient nullement mis à part de la collectivité. Ils passent même, pour certains d’entre eux, pour des gens particulièrement bien adaptés à leur travail et au milieu professionnel. On peut donc aujourd’hui être parfaitement adapté, intégré et efficace dans son travail et pourtant être dans une solitude affective qui atteint l’insupportable. Les suicides sur les lieux de travail, il faut bien le reconnaître, disent une dégradation en profondeur du vivre ensemble et de la solidarité qui ne peut pas être banalisée. Je disais précédemment qu’aucune histoire de cas n’a pu, à ce jour, être analysée de façon convaincante. Ma contribution, aujourd’hui, à l’investigation de cet énorme problème psychopathologique sera modeste. Elle s’appuie sur l’étude d’un cas. C’est peu, mais il faut bien commencer un jour, en espérant toutefois que ce précédent servira d’appui à d’autres recherches cliniques. Je me suis efforcé dans cette analyse de ne pas dissimuler ni minimiser les zones d’ombre et les conflits d’interprétation possibles, car cette clinique est vraiment complexe. L’analyse repose sur des données recueillies après le drame. Mais l’après-coup ne constitue pas pour le clinicien un obstacle insurmontable.Au contraire. Il envade même pour l’historien et pour le juge.L’après-coup,même après la mort du principal acteur, n’empêche pas d’approcher la vérité, même s’il y a une part de conjecture dans l’analyse. Une seule difficulté supplémentaire par rapport aux autres disciplines vient ici gêner le travail : il s’agit des obligations déontologiques qui me contraignent à ne pas faire état de tout ce que j’ai appris et qui m’a, pour partie, été livré sous le sceau du secret.

L’histoire du suicide

Madame V .B. avait 43ans. Elle était cadre dans une entreprise hightech. C’était une matheuse de formation. Elle avait une maîtrise d’informatique. Elle aimait les études, dévorait les bouquins, suivait de nombreuses formations. Elle entre dans une entreprise où elle est immédiatement appréciée et travaille dans la conception d’outils informatiques. Elle travaille ensuite dans un service de statistiques. Parallèlement à son travail, elle suit la formation de l’Institut d’administration des entreprises, puis entre dans le service de ressources humaines d’une multinationale où, bilingue, elle mène une brillante carrière. À plusieurs reprises, elle est contactée par des chasseurs de têtes pour d’autres emplois plus attrayants, mais elle les refuse pour ne pas s’éloigner de sa famille (elle est mariée et a trois enfants). Son travail dans son entreprise est diversifié. Elle accomplit successivement plusieurs missions importantes qui lui valent de chaleureuses félicitations. Elle prend en 1997 la responsabilité du service de formation de l’entreprise. Son salaire se situe entre 4500 et 5000 euros par mois. Et puis, en 1999, son mari et elle décident d’adopter un enfant. Les charges familiales sont lourdes et elle demande à passer à mi-temps (juillet 2000). On ne peut pas le lui refuser, mais cette demande est mal vue. Huit mois plus tard, en février 2001, elle repasse à un temps partiel de 80 % qu’elle conservera jusqu’à septembre 2002. Entre-temps, son supérieur hiérarchique est limogé à la suite d’un conflit de rivalité qui l’oppose à l’un de ses collègues. C’est ce dernier qui reste dans l’entreprise et hérite de son poste. Il semble qu’il ait voulu, en arrivant à ce poste, écarter les gens qui étaient en bonne relation avec son rival. Madame V . B. fait partie de ceux là. D’autres que Madame V .B. doivent s’en aller ou accepter une mutation. À partir de fin 2001, on retire à Madame V . B. ses responsabilités. Elle doit désormais référer son travail a un manager des ressources humaines qui est à un niveau hiérarchique égal au sien. Dans l’organigramme suivant, elle doit référer son travail à un chef d’équipe, situé à un niveau hiérarchique très inférieur au sien.On lui donne alors une mission très en-dessous de ses compétences, que l’on confie habituellement à une secrétaire. Elle est victime de multiples petites brimades : on lui demande, en urgence, de traiter un dossier. Elle y travaille jour et nuit et le dossier est mis de côté sans même être examiné. On la convoque à une réunion, à une heure précise ; on la fait attendre une heure et on lui annonce que la réunion est reportée. Et cela à plusieurs reprises. En quelques mois, on la rétrograde : placée jusque-là au niveau N-1 par rapport au Directeur Ressources, soit N-2 par rapport au P.-D. G., elle passe sous la direction de son collègue direct et devient ainsi N-3 par rapport au P.-D. G. On la rétrograde encore une fois, et on la place sous la direction d’un chef d’équipe, ce qui la met en position N-4 par rapport au P.-D. G.
Comprenant qu’elle n’a plus d’avenir dans ce service, elle cherche des issues : une formation à l’ESSEC que l’on avait quelque temps plus tôt chaudement recommandée pour qu’elle puisse accéder à des responsabilités encore plus importantes que lorsqu’elle était à son plus haut niveau. Elle suit cette formation presque jusqu’à son terme. Mais, maintenant en disgrâce, deux jours avant de se déplacer pour le dernier module alors que les titres de transport et les réservations d’hôtel sont acquis, on lui interdit ce voyage, ce qui l’empêche de valider son diplôme et ruine tous les efforts accomplis (septembre 2002). Elle demande une mutation dans un autre service. On l’oblige alors à passer des tests d’embauche réservés aux débutants dans l’entreprise et aux candidats extérieurs. Dans ce milieu, ce traitement particulier qu’on lui impose est ostensiblement humiliant sinon infâmant. Elle s’y soumet pourtant sans protester. Elle ne contre-attaque pas, elle ne se plaint pas, mais elle se déprime. Au point qu’elle est obligée, en 2002, de prendre un congé maladie, pendant lequel elle reçoit un traitement psychiatrique ambulatoire. Début janvier 2003, elle reprend son travail. Son chef lui conseille de demander une prolongation de son arrêt de travail, car il n’a aucune tâche à lui confier. Elle revient 15 jours plus tard. On lui donne à nouveau la mission subalterne de secrétariat qu’elle avait déjà assumée. Mission dont il faut préciser qu’elle n’avait servi à rien et que l’entreprise n’en n’avait rien fait. Huit jours plus tard (janvier 2003), elle se suicide en se jetant du haut d’un pont situé juste à proximité de son entreprise. Elle laisse une lettre en demandant à la déléguée du comité d’entreprise de la rendre publique, après sa mort. Voici la lettre : « Si je me suicide aujourd’hui c’est que, comme je l’ai souvent exprimé et à plusieurs personnes qui pourront en témoigner, je ne peux pas supporter l’idée de réintégrer mon poste dans les conditions proposées, c’est-à-dire exactement les mêmes que celles qui m’ont fait craquer et que je subis depuis janvier 2002, placardisation, manque de respect, humiliation (publique), souffrance morale, aucune reconnaissance professionnelle. Je paie beaucoup trop cher mon temps partiel (pris entre autres et surtout pour m’occuper des enfants à L en val, ma sensibilité, l’attachement à mes valeurs humanistes et de respect envers autrui, quel qu’il soit (même un DP, même un membre du CE qui s’oppose à la Direction), mon refus d’être un “bon soldat” (je suis pacifiste), mon refus d’être traitée brutalement (eh oui, j’ai un affectif).

Bien sûr, je manque d’ambition professionnelle, de volonté de “faire carrière”, je ne cherche pas à être chef à la place du chef, j’ai d’autres “choses” dans ma vie qui équilibrent l’investissement que j’ai dans mon travail. Mais vous savez tous combien mon travail compte pour moi (j’ai abrégé mon congé d’adoption), cela fait un mois que je trépigne pour reprendre le travail. Mais, à travers ce travail, surtout aux RH, j’ai envie de soulager la “souffrance humaine” et non pas d’en créer, j’ai besoin d’être utile à l’entreprise et non de travailler sur des projets qui n’aboutissent jamais par changement constant de décision des “chefs”. Je n’accepte pas de mes chefs : le manque d’intelligence professionnelle : sur quoi juge-t-on : sur les résultats et les compétences ou à la tête du client et aux phrases mal comprises ? Me faire attendre 15 jours pour laisser le temps de “ré-organiser”, 15 jours après on me propose (impose, je n’ai pas le choix) exactement le même poste que j’avais avant, avec priorité, finir les job descriptions, alors qu’on sait très bien qu’elles ne seront jamais finies ! On me remet dans le même contexte avec les mêmes pièges alors qu’on m’a bien fait sentir que l’on n’était pas “content” de mes résultats ; “c’est pas ce qu’on attend d’un manager”. 1. On n’a qu’à me donner à faire ce qu’on attend de moi. 2. Je ne suis pas un manager : ni dans les responsabilités qui me sont données, ni dans la reconnaissance de ma valeur, ni dans la position où on me met (voir l’organigramme !). Veut-on me mettre en situation d’échec ? Ou est-ce un manque d’intelligence impardonnable à ce niveau (de salaire !!!)? Le manque d’intelligence humaine : doit-on forcément être “brutale” pour que l’entreprise fonctionne mieux ? Pour être respectée, reconnue au RH ? Pourquoi ce manque de respect?Pourquoi humilier? Pourquoi faire passer des tests après 10 ans de boîte ? Pour connaître les compétences ?!?!? Et qu’a-t-on fait de ces tests ? (i.e. : “tu n’écoutes jamais rien, tu n’en fais qu’à ta tête”). Alors que je ne connais personne de plus docile que moi, “pourquoi tu n’as pas pris tes RTT comme tout le monde” ? Bien sûr que je les ai pris, “tu es trop sensible, ce n’est pas ce qu’on demande à un manager”. Heureusement qu’il existe des managers sensibles ! Il ne faut pas d’affectif au travail. Je ne suis pas une machine et XXX quand elle pleure ce n’est pas de l’affectif ? Pourquoi n’a-t-on jamais d’excuses quand on est blessée et que la personne qui a blessé le sait ?
Alors je dis non, je ne reviendrai pas, certains acceptent l’humiliation, certains sont soumis, certains fuient dans d’autres services, l’ambiance du service est pleine de frustration (honnêtement qui, aux RH, ne cherche pas un poste ailleurs ?). Moi j’arrête tout, car je ne crois pas qu’une amélioration soit possible. J’aime beaucoup trop mes collègues et mon travail pour accepter ces conditions. Je regrette de faire ce geste pour mes enfants, mais je ne leur imposerai pas une maman frustrée, humiliée. Ce n’est pas par hasard si je fais ce geste ici devant Amadeus…

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