lundi 9 décembre 2019

Subjectivité, travail et action par Christophe Dejours Partie 3

TRAVAIL ET VISIBILITÉ:

1. - Pour l'essentiel, ce qui vient d'être décrit du travail ressortit à la subjectivité. C'est dire que le travail dans ce qu'il a d'essentiel, n'appartient pas au monde visible. Tout ce qui est subjectif, affectif: le désir, la peur, la douleur...ne se voient pas. "L'amour s'éprouve les yeux fermés". Le travail ne peut pas être évalué, car seul ce qui appartient au monde visible est accessible à l'expérimentation scientifique et peut faire l'objet d'une évaluation objective. de sorte que ce qu'on évalue ne correspond qu'à ce qui est visible ( la partie matérialisée de la production), et qui n'a aucune proportionnalité avec le travailler effectif.

2. - D'autres caractéristiques des situations de travail aggravent encore l'invisibilité du travailler. Comme on l'aura compris, être intelligent dans le travail, c'est toujours prendre de l'écart par rapport aux procédures et aux prescriptions. Bien travailler implique de faire des infractions aux recommandations, aux règlements, aux procédures, aux codes, au cahier des charges, à l'organisation prescrite. Or dans de nombreuses situations de travail, le contrôle et la surveillance des gestes, mouvements, modes opératoires et procédures sont rigoureux, sinon sévères. De sorte que l'intelligence au travail est souvent condamnée à la discrétion, voire à la clandestinité, en particulier quand il s'agit de tâches impliquant la sécurité des personnes, la sûreté des installations ou des risques pour l'environnement et pour les populations.
C'est pourquoi une partie importante du travail effectif reste dans l'ombre et ne peut, de ce fait, être évaluée.

3. - La difficulté, on peut le montrer facilement, s'aggrave encore lorsque les acitivités de travail évoluent vers les tâches immatérielles, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a plus de production d'objet matériel, comme des voitures ou des machines à laver: en particulier dans les activités dites de service, où la partie la plus importante du travail effectif est invisible.

4. - L'intelligence au travail est, comme nous l'avons vu plus haut, essentiellement intelligence du corps, déposée dans le corps. De sorte que souvent le travailleur habile sait mettre en oeuvre son intelligence, mais ne parvient pas toujours à en rendre compte. Il ne dispose pas de tous les mots nécessaires pour décrire ce travail effectif et il est même probable que le lexique, la langue elle-même, soient fondamentalement déficitaires vis-à-vis de cette expérience du corps ( déficit sémiotique): (J. Boutet 1995). L'intelligence est, pour cette raison, souvent en avance sur la conscience ou sur la connaissance qu'en a le sujet lui-même. Tout ce qui n'est pas symbolisé du travail effectif, ne peut, à fortiori, être objectivé.
Force est donc de conclure au stade où nous en sommes des connaissances sur le travail, que nous ne savons et ne pouvons pas évaluer le travail.

II - Quelle subjectivité?

LA SUBJECTIVITÉ ENTRE LE TRAVAIL ET SEXUALITÉ

L'analyse du rapport entre subjectivité et travail suggère, selon la psychodynamique du travail, que le travail de métier engage toute la subjectivité.

Reste à envisager le rapport inverse: qu'est ce que la subjectivité doit au travail? Le travail est-il une épreuve contingente parmi d'autres pour la subjectivité? Ou bien le travail est-il une condition nécessaire à l’avénement de la subjectivité. A cette question il n'est pas possible de donner une réponse en s'appuyant uniquement sur la psychodynamique du travail. Il faut revenir à la théorie de la subjectivité elle-même. S'agissant de clinique, de santé et de pathologie, il faut en passer, ici, par la théorie psychanalytique du sujet. or on sait qu'en psychanalyse, ce qui est au centre de la subjectivité ce n'est pas le travail, mais le sexuel ( ou la sexualité). Nous avons pourtant mentionné plus haut l'importance de la rencontre entre le corps et le réel du monde, telle qu'elle se concrétise dans l'expérience du travail, vis-à-vis de l'accroissement de la subjectivité. La psychodynamique du travail plaide en faveur de l'hypothèse selon laquelle le travail n'est pas réductible à une activité de production dans le monde objectif.

Le travail est toujours une mise à l'épreuve de la subjectivité, dont cette dernière sort accrue, grandie ou, au contraire, rétrécie, meurtrie. Travailler constitue pour la subjectivité une épreuve qui ma transforme. Travailler c'est non seulement produire, c'est aussi se transformer soi-même et, dans le meilleur des cas, c'est une occasion offerte à la subjectivité de s'éprouver elle-même, voire de s'accomplir.

De longs développements seraient nécessaires pour examiner les rapports entre accroissement de la subjectivité par le truchement de l'expérience du travail et avènement de la subjectivité par le truchement de la sexualité, du désir et de l'amour. Nous ne pouvons pas les envisager dans le cadre de cet exposé. Nous nous en tiendrons donc à signaler les carrefours théoriques qui devraient être traversés pour parvenir à une synthèse des données. La contradiction entre centralité du travail et centralité de la sexualité au regarde de l'avènement et du développement de la subjectivité , constitue la difficulté théorique majeure. Dans la théorie psychodynamique du travailler, le développement  de la subjectivité passe par le rapport entre la souffrance et le réel. Dans la théorie psychanalytique du sujet, le développement de la subjectivité passe avant tout par les pulsions et leurs destins. Trouver une réponse théorique au paradoxe de la double centralité supposerait de solder les rapports entre souffrance et pulsion d'une part, entre réel du monde et inconscient d'autre part.

Il se pourrait , mais cela reste encore à démontrer, que les rapports entre souffrance et pulsion soient beaucoup plus étroits qu'on ne pourrait le croire de prime abord. Souffrance et pulsion pourraient précisément trouver un commun dénominateur dans le travail d'une part, dans le corps d'autre part. Freud, en effet, définit la pulsion comme "la quantité d'exigence de travail imposée au psychisme du fait de ses relations avec le corps" ( Freud 1915). Cette analogie dans les termes utilisés tant en psychodynamique du travail qu'en psychanalyse, ne peut être heuristique vis-à-vis du paradoxe de la double centralité qu'après une archéologie exhaustive de la notion du travail dans la métapsychologie freudienne. Plus spécifiquement, il s'agirait de préciser les liens sémantiques entre l'arbeit freudien tel qu'il se donne à travers les notions de Traumarbeit ( travail du rêve), Trauerarbeit ( travail du deuil), Durcharbeiten (perlaboration), Verdrangungsarbeit (travail du refoulement), Arbeitsanforderung (l'exigence de travail), Verdichtungsarbeit ( travail de la condensation) etc... et le travail au sens classique de production - poésies.

Faute de développement suffisant, nous demanderons le bénéfice du doute.
Nous demanderons non pas d'admettre pour vrai, mais seulement pour possible, le recouvrement entre l'arbeit et le travailler ( et non pas le travail). Si tel est le cas, le paradoxe de la double centralité se résoudrait dans une exégèse du concept de pulsion à partir de la définition qu'en donne Freud en 1915, à la lumière des apports de la théorie du travailler issue de la clinique.




Aucun commentaire: