Ce
mot qui implique les relations de frère à frère, ne peut avoir une
signification sociale qu'à condition de sortir du cercle étroit de
la famille où il a pris naissance. D'ailleurs, le sentiment qu'il
représente a dû exister bien avant que ne fut créée la famille
qui n'eût sa raison d'être qu'avec l'individualisation de la
propriété et sa transmission par héritage. De sorte que si c'est
l'idée de famille qui a créé le mot fraternité, ce n'est pas elle
qui a fait naître ce sentiment, bien au contraire : elle n'a pu
faire que de le restreindre. Et à mesure que le sentiment de
fraternité se développe et s'agrandit, il s'éloigne de plus en
plus de l'esprit de famille jusqu'à le contredire nettement. Certes,
on peut aimer les membres de sa famille sans haïr le reste des
humains ; mais, si on considère les êtres humains comme des frères,
on considère ses propres frères comme les autres êtres humains et,
alors, on a perdu l'esprit de famille. Il n'y a pas à sortir de là.
Le sentiment de fraternité est donc en contradiction avec l'esprit
de famille qui lui a donné son nom. Et c'est probablement ce dont ne
se doutent pas tous les sinistres gredins qui se servent et abusent
de ce grand mot pour tromper la confiance du peuple, tout en étant
les plus acharnés défenseurs de la famille et de son esprit étroit.
Il est vrai que, pour eux, le mot fraternité a un tout autre sens,
comme on le verra plus loin. La fraternité unit surtout les membres
des groupements qui se forment par affinités, par goût ou par
besoin, mais à la condition que les participants soient libres de se
grouper ou non, qu'il n'y ait dans ces groupements ni ambitieux qui
veulent dominer, ni orgueilleux qui veulent se pavaner, ni roublards,
ni aigrefins qui veulent profiter de leurs compagnons et les
exploiter, et qu'au sein de ces groupes ou organisations, il y ait
égalité entre les membres. L'idée de fraternité implique donc
celles de liberté et d'égalité. On ne reconnaît pas la
domination, la suprématie, l'autorité d'un frère sur un autre
frère. Même dans l'esprit étroit de la famille actuelle, les
frères se considèrent comme égaux. Mais si le sentiment de
fraternité demeurait enfermé dans le cadre du groupement
d'affinités, s'il ne le dépassait pas, s'il ne cherchait pas à en
sortir, il arriverait à créer un esprit de secte qui ne tarderait
pas à devenir aussi étroit, aussi rabougri que l'esprit de famille
exclusif. Les multiples relations entre les hommes, les mille et
mille manifestations de la vie le font sortir de ce cercle, et, pour
se développer, il demande à s'étendre et à s'envoler par-dessus
toutes les barrières qui sont dressées devant lui. De sorte qu'il
arrive à s'étendre à l'humanité toute entière. N'est-ce pas par
un sentiment de fraternité que nous sommes émus lorsque nous
apprenons que, très loin de nous, sur n'importe quel coin du globe,
des êtres humains sont dans la misère, dans la souffrance, qu'ils
sont malheureux? N'est-ce pas par un sentiment de fraternité que
nous arrivons à souffrir de la souffrance d'hommes que nous ne
connaissons pas autrement que par le récit de leurs malheurs? Et
voilà bien la véritable fraternité qui ne connaît pas de
barrières, pas d'exclusivisme, qui, loin de rapetisser le cœur
humain, de le refermer sur les membres de la famille, de la secte, de
la caste, de la religion, de la nation, de la race, lui permet de
s'épanouir et de s'adresser à tous les êtres humains! Comme tous
les mots qui peuvent toucher le cœur du peuple, définir ses
aspirations ou faire impression sur lui, le mot de fraternité a été
galvaudé et sali par quantité d'ambitieux et de coquins pour le
faire servir à leurs plus néfastes dessins. Les prêtres et les
politiciens en ont usé et abusé pour asseoir leur domination et
perpétuer la servitude. La religion - je parle de la religion
catholique parce qu'elle est mieux connue, mais les autres ont joué
et jouent à peu près le même rôle - a voulu se baser sur la
fraternité en faisant descendre tous les hommes d'un même père
céleste ; mais comme la fraternité qu'elle prêchait était basée
sur l'esprit de famille, elle ne pouvait aboutir qu'à... ce qu'elle
est aujourd'hui. Dès son début, déjà, elle a consacré les
inégalités sociales. Elle a toujours prêché aux pauvres le
respect de la propriété des riches, elle leur a toujours conseillé
les privations, la soumission à leurs frères riches, en leur
promettant une récompense dans le ciel et, après la mort, elle
place les uns dans un lieu de délices et de félicité, alors que
d'autres, leurs frères, rôtiront éternellement dans les flammes de
l'enfer! Bel esprit de fraternité! Aux pauvres qui seraient tentés,
pour vivre, de prendre ou de garder une partie de la propriété des
riches, elle ordonne : « Rendez à César ce qui est à César et à
Dieu ce qui appartient à Dieu ». Elle a donc toujours été en
contradiction avec elle-même en appelant les hommes des frères
alors qu'elle consacre des uns la fortune, la suprématie, la
domination, des autres la soumission, l'exploitation, la servitude.
Quant à la charité qu'elle a toujours prêchée et qu'elle prêche
aujourd'hui avec les philanthropes bourgeois, cela n'a rien de commun
avec la fraternité, parce qu'on ne fait la charité, l'aumône qu'à
quelqu'un que l'on considère et que l'on veut conserver d'une classe
au-dessous de soi dans l'échelle sociale, car la charité humilie et
asservit toujours celui qui la reçoit. On ne fait pas la charité à
un frère, à un égal ; on lui reconnaît le droit, on lui laisse la
possibilité de prendre ce qui est nécessaire et utile à son
existence comme on peut le faire soi-même ; on partage avec lui son
morceau de pain, son logement, parce qu'on lui reconnaît le même
droit à la vie et au bonheur que l'on a soi-même. Si l'on regarde
ensuite la religion dans son histoire, si on lève le voile sur les
horreurs, les crimes et les atrocités qu'elle a commis ou fait
commettre, on est stupéfait de l'entendre encore parler de
fraternité. Quand on l'a vue, hier, dans la grande guerre mondiale,
pousser ses propres membres au massacre les uns contre les autres, de
chaque côté des frontières, on se demande comment ses prêtres
peuvent trouver assez de cynisme et de fourberie pour oser parler
encore de fraternité et prêcher aux fidèles l'adoration d'un seul
Dieu, le père tout-puissant! Et cependant le sempiternel : « Mes
très chers frères! » descend toujours du haut de la chaire, sur le
pauvre cerveau du croyant abêti. Les patriotes, qui veulent nous
faire tous des « enfants de la patrie », notre mère commune -
qu'ils disent -, l'imposture. Eux aussi se servent plein la bouche
du mot de fraternité qu'ils salissent et déshonorent. Comme les
curés, ils veulent faire de « leur patrie » une grande famille,
mais où il y aura également des frères riches et des frères
pauvres, des frères maîtres et des frères esclaves, des frères
bourreaux et des frères victimes. Ils vont même parfois jusqu'à
agrandir encore cette famille et nous trouver des « nations sœurs »
lorsque les combinaisons diplomatiques et financières amènent les
dirigeants de plusieurs nations à s'unir pour préparer la guerre
contre d'autres nations. Mais, souvent, telle nation qui, hier, était
« sœur », devient aujourd'hui l'ennemie qu'il faut détruire sans
que les « enfants de la patrie » ne sachent ni pourquoi, ni
comment, lorsque les intérêts des « maîtres de la patrie » le
commandent. Et ce qu'il y a de plus frappant et de plus terrible dans
cette nouvelle religion, c'est que la patrie ne devient vraiment
grande et n'acquiert son plein épanouissement que pendant le
massacre de ses enfants. Plus le massacre est grand, plus la patrie
est belle ; et l'esprit de fraternité est si développé au sein de
cette grande famille, que lorsqu'un de ses membres refuse de
participer à la tuerie, il trouve toujours des frères pour
l'arrêter, le condamner, l'attacher au poteau d'exécution et le
fusiller. Enfin tous les ambitieux, tous les arrivistes, tous les
politiciens ne manquent pas d'exploiter le mot de fraternité en le
faisant sonner dans leurs discours en même temps que d'autres grands
mots qui font encore vibrer le cœur du peuple, mais hélas, si
l'idée de fraternité, ainsi que celles de liberté et d’égalité,
a toujours représenté les aspirations du peuple opprimé, si ces
trois mots ont pu définir l'idéal révolutionnaire des
sans-culottes de 1793, ils sont encore loin, très loin d'être
réalisés dans la vie sociale. Il faut avoir toute l'astuce et la
fourberie d'un politicien pour parler au peuple de fraternité,
lorsque l'on admet que de gros magnats de l'industrie ou de la
finance possèdent à quelques-uns ce qui est nécessaire à tous
pour vivre, qu'ils puissent de la sorte disposer de la vie même de
leurs semblables ; lorsqu'on admet que les uns crèvent de misère,
de privations, à côté d'autres qui disposent pour eux seuls de
quoi faire le bonheur de milliers de déshérités. Peut-on parler de
fraternité lorsqu'on réclame et fabrique des lois pour faire mettre
en prison tous ses malheureux frères qui, las de souffrir de la
misère, cherchent à arracher un morceau de pain à ceux qui les ont
dépouillés, lorsqu'on fait des lois plus spécialement terribles
pour ceux qui veulent changer un régime qui incarne ces
monstruosités sociales? Pour qu'il y ait fraternité au sein de la
société humaine, il faut que tous ses membres trouvent les mêmes
possibilités de vivre suivant leurs aspirations, il faut qu'il y ait
égalité (Voir ce mot). Comme la société actuelle est divisée en
classes perpétuellement en lutte les unes contre les autres, la
fraternité n'y a point de place. Le mot peut être écrit, avec ceux
de liberté et d'égalité, sur les murs des prisons et des casernes,
ainsi que sur les pièces de monnaie, cela n'empêchera pas les
déchirements entre les hommes, dans une société remplie
d'iniquités. En voyant le mot de fraternité galvaudé et sali par
tant de coquins, les anarchistes peuvent avoir une certaine tendance
à le leur laisser pour compte et à lui préférer celui de
solidarité qui, en ayant un caractère moins intime, peut mieux se
prêter à une plus grande extension et avoir une portée plus
humaine, après tout. Mais il n'empêche que les idées anarchistes
sont les seules qui soient véritablement imbues du sentiment de
fraternité. L'anarchiste se reconnaît, se sent le frère de tous
ceux qui souffrent, peinent et gémissent, qui sont écrasés sous le
fardeau de l'exploitation et de la servitude. Il veut leur redonner
de la dignité, de la volonté, de l'énergie pour briser leurs
chaînes et se libérer, pour conquérir une vie heureuse Par contre,
il peut sembler anormal, répugnant à des anarchistes, de traiter de
frères les exploiteurs, les gouvernements, les policiers, les
magistrats, les politiciens, les financiers, mais cela n 'a rien
pourtant qui soit contraire à nos idées. Si l'on est prêt à aider
un frère dans la misère, à porter le fardeau d'un frère qui
peine, on doit être prêt à combattre le frère qui vous dépouille,
qui vous trompe, qui vous torture, qui vous écrase, qui vous tue. On
ne conçoit pas qu'entre frères, les uns accaparent tout le
patrimoine et que les autres soient dépossédés ; que les uns
commandent et que les autres obéissent. Entre frères, on veut avoir
les mêmes droits au bien-être et à la liberté. Entre frères, on
veut être égaux, et les anarchistes veulent l'égalité dans la
société. Que les membres des classes opprimées considèrent les
membres des classes dominantes comme leurs frères au lieu de les
considérer comme leurs maîtres et leurs protecteurs ; qu'ils leur
disent : « Oui, nous sommes frères, et, pour cette raison, nous
voulons, comme vous, goûter les douceurs de l'existence, nous
voulons que, comme nous, vous travailliez à produire ce qui est
utile à la vie, nous voulons partager les plaisirs et les peines,
les joies et les souffrances! » Qu'ils tiennent et appliquent ce
langage et le régime d'oppression sociale aura vécu! C'est alors
que, suivant l'expression d'Etiévant, l'énigme : Liberté, Egalité,
Fraternité, posée par le sphinx de la Révolution, étant résolue,
ce sera l'anarchie.
-
E. COTTE
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