samedi 18 mai 2019

Repris de la revue anarchiste Salto n°2, novembre 2012

Pourquoi travaillez-vous? (manifeste contre le travail) 

Ce « progrès » est actionné par le capital [3], ce qui signifie qu'il n'a qu'un seul but : faire pénétrer les rapports marchands dans l'entièreté de la vie. Le travail ne vise donc pas uniquement à faire accéder aux dits besoins fondamentaux (la survie), mais aussi aux domaines plus larges où se déroule la vie sociale et en fin de compte, la vie même (c'est-à-dire, tout, au-delà de la simple survie). Sans argent, on n'arrive à rien. Sans argent, on ne fait rien. Mais ce n'est pas uniquement le résultat du travail comme valeur marchande, qui compte. C'est aussi le travail en soi, comme construction d'une identité, de rôles sociaux, de sens. C'est le travail même qui donne du sens à la vie, et non la vie qui donne du sens au travail. A vrai dire, le travail prend toujours plus la forme d'une idéologie. Pourquoi le travail ne pourrait-il pas donner du sens à la vie? Est-ce que l'humanité a besoin d'un nouveau sens depuis la disparition (relative) des grandes idéologies religieuses et politicoéconomiques ? Et peut-être le travail a-t-il toujours été la substance des vieilles idéologies, au moins pour la plèbe. Sur ce plan, la nouvelle idéologie est plus égalitaire, il n'y a plus de justification pour une élite qui s'occuperait uniquement de questions spirituelles. Il n'y a plus que le travail qui compte (et son organisation, bien évidemment). Et peut-être le travail a-t'il toujours été la substance de l'humanité. Est-ce qu'il ne s'agit pas de création, de développement de capacités, d'autoréalisation? Le travail n'est pas une activité libre émanant de nos besoins. Le travail est encastré dans une toile de dépendances. Ce n'est pas sa propre valorisation qui prévaut, mais la valorisation de la valeur marchande. Avant tout, le travail doit être exprimé par rapport à sa valeur marchande (ce qui vaut aussi pour le volontariat) et donc par la mesure de cette valorisation. La morale bourgeoise qui représente le travail comme une contribution consciente à la société, se révèle alors être plus mythe que réalité. C'est la disponibilité, l'utilisation de tes capacités qui déterminent quel travail tu feras. Une telle morale de travail n'est donc pas un simple slogan. Peu de gens qui travaillent se demandent en quoi consiste précisément leur contribution, et encore moins à quelle société ils seraient en train de contribuer. Ils se contentent de la valeur marchande, de la valorisation que la société donne à leur travail, plutôt que la valorisation qu'ils expriment pour la société. Dans le travail comme activité prévaut donc la disponibilité pour et la valorisation par la société. La disponibilité de tes capacités et non pas l'épanouissement de tes capacités. Deux mouvements opposés qui sont souvent confondus (probablement assez consciemment). Tes capacités sont utilisées pour des buts que tu n'influences pas, elles sont limitées à quelques spécialités et structurées dans un carcan. L'épanouissement de tes capacités consisterait par contre à déterminer toi-même comment les développer; dans quelles directions et à quel rythme. Au lieu d'autoépanouissement, on se retrouve jusqu'à présent avec de l'automutilation. Le bonus dramatique, c'est de prendre comme mesure la valorisation sociale de cette automutilation. On s'identifie à « notre » travail, « notre » entreprise. Une sorte perverse de conscience de classe où on ne voit surgir une certaine combativité que quand cette identité est menacée (par des fermetures, mais également par des braquages ou des actions directes contre les entreprises). C'est dans ce même milieu mutilant que les rapports sociaux prennent forme : des gens (frustrés) empêtrés dans des schémas autoritaires. Aussi dans les rapports entre travailleurs avec la même paie, les hiérarchies sont reproduites. De tels rapports ne sont pas des choix libres basés sur une idée commune ou un projet, mais une réalité imposée par la nécessité du travail. Toute personne qui s'est trouvée sur les bancs de l'école, sait à quoi peuvent mener de tels rapports sociaux imposés. Le travail, c'est l'organisation de la dépendance. La dépendance des rapports sociaux basés sur la valeur marchande, l'économie, le progrès technologique, la société. Le travail, c'est la mutilation des capacités, des possibilités de construire savie. Le travail se promeut toujours plus comme l'idéologie de cette société. La destruction du travail fait donc intégralement partie du projet de la destruction de cette société. 

Note finale : Certains lecteurs se heurteraient peut-être au fait que dans ce texte, aucune différence n'est faite entre le travail et le travail salarié. C'est en partie dû à la volonté de parler clairement et de ne pas jouer des jeux de mots académiques. Mais plus encore, c'est dû à la réflexion que considérer le travail comme un domaine séparé, est déjà le fruit de la réalité de l'exploitation. C'est en délimitant un domaine séparé que « le travail » devient quantifiable, et peut se voir octroyer une valeur marchande. Doubler une division entre le travail et la vie d' une division entre travail et travail salarié est plutôt utile aux historiens pour délimiter par exemple les différentes périodes capitalistes (et donc de valeur marchande) comme la période féodale (avec ses impôts et sa dime). Poussé par des désirs anarchistes, je trouve les points communs entre ces systèmes autoritaires plus importants que les différences (sans doute, il peut cependant être important de comprendre les différences spécifiques – mais ce n'était clairement pas le but de ce texte). C'est mon opinion modeste qui peut probablement être contestée par une bibliothèque de traités politico-économiques. Mais comme je disais déjà, ça a peut-être plus à voir avec les motivations des auteurs (souvent opposées aux miennes). [] 

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