Dans
l'opinion vulgaire, que l'Eglise romaine a créée et contribue à
répandre dans les pays soumis à son influence, la franc-maçonnerie
est une association composée d'hommes liés entre eux par des
serments mystérieux, par une étroite discipline et obéissant à un
mot d'ordre et à des directives communes. Soumis en apparence aux
lois de leurs pays respectifs, ne reconnaissant en réalité d'autre
autorité que celle des chefs de leur « secte », les francs-maçons
chercheraient à assurer leur domination sur les gouvernements, et
ils poursuivraient comme but principal tout au moins la disparition
des religions, principalement du christianisme, et aussi, disent les
prêtres, l'anéantissement des institutions qui constituent le
fondement de la société actuelle, la famille, la propriété, etc.
De cette opinion vulgaire à la réalité, et même à une opinion
plus éclairée, qu'influence moins la rumeur superstitieuse issue
des confessionnaux, il y a très loin. Comme nous le verrons, les
origines de la franc-maçonnerie paraissent un peu obscures, en
raison d'innombrables fables et d'histoires fantastiques, imprimées
dans une copieuse littérature, principalement au XVIIIème siècle
et au commencement du XIXème. Cette littérature, émanant tantôt
d'amis enthousiastes, tantôt d'adversaires fanatiques, tantôt de
simples fumistes ou de publicistes cherchant à satisfaire par des
inventions quelconques la curiosité du public, n'est pour
l'historien qu'une source d'informations des plus suspecte. Mais
lorsqu'il s'agit non plus des origines, mais de l'organisation
actuelle de la franc-maçonnerie, de sa constitution et de ses
règlements, de sa composition, des ordres du jour, des discussions
et des décisions de ses assemblées, de son programme et de ses
moyens d'action, de ses projets et de ses méthodes, nous avons une
documentation tellement abondante et tellement précise que rien ne
reste dans l'ombre de tout ce qui concerne cette association. Sa
constitution, ses règlements, ses rituels, tout est imprimé et à
la disposition du public. En France, les comptes rendus sténographiés
de ses assemblées, les ordres du jour des réunions des loges, les
travaux des Conseils directeurs, font l'objet de publications
périodiques que l'on trouve facilement partout. Surveillée et
espionnée par diverses organisations beaucoup plus « secrètes »
qu'elle-même, la franc-maçonnerie a compté souvent parmi ses
membres, même dans ses organismes centraux, des hommes qui l'ont «
trahie » et qui ont pu raconter les prétendus mystères de cette
vieille institution. Lorsqu'au début de ce siècle, l'une des
associations maçonniques, le Grand-Orient de France, a été
sollicitée de donner son concours aux pouvoirs publics pour leur
fournir des renseignements utiles à la politique anticléricale, le
rôle joué à cette époque par le Grand-Orient a été vite connu,
et a fait l'objet de ce qu'on a appelé le scandale des fiches. On
peut affirmer aujourd'hui qu'il n'y a pas au monde d'association
travaillant plus au grand jour que l'association maçonnique. La
moindre société commerciale, artistique, littéraire ou de
bienfaisance, possède plus de « secrets » qu'un groupement qui
fait promettre à ses adeptes, lors de « l'initiation », de
conserver le secret. Rien donc n'est plus facile que de rechercher,
avec d'innombrables documents facilement contrôlables ce qu'est et
ce que veut la franc-maçonnerie. Et nous le répétons, la réalité
ne correspond guère à l'opinion ou aux préjugés répandus un peu
partout. I La franc-maçonnerie apparaît sous la forme d'un grand
nombre de petites associations portant le nom de loges ou d'ateliers
et qui se régissent avec la plus entière autonomie. Chaque loge
porte un titre distinctif et procède aux admissions ou radiations de
ses membres. Tantôt les loges sont isolées et tantôt - c'est le
cas le plus fréquent - elles sont unies à d'autres par un lien
fédéral comportant une administration centrale. La Fédération
porte le nom de « Grande loge » ou de « Grand Orient ». Les
Grandes loges sont parfois unies entre elles par des rapports plus ou
moins étroits, plus ou moins fréquents. En général, ces rapports
consistent dans l'envoi de délégués à des fêtes, banquets ou
cérémonies maçonniques, dans l'échange des imprimés ou
publications émanés de chacune d'elles, et dans la promesse
mutuelle de ne pas constituer d'ateliers dans la région ou dans le
pays que chacune prétend avoir sous son « obédience ». Il ne
s'agit donc pas là d'un lien fédéral à proprement parler. Tous
les documents maçonniques montrent que ces Grandes loges, jalouses
de leur autorité, de leur méthode, de leurs usages particuliers,
n'ont aucune administration centrale susceptible d'organiser une
action commune. Sous réserve de ce que nous dirons à la fin de
cette étude, à propos des tentatives d'organisation de Congrès ou
d'Association maçonniques internationales, il apparaît donc que,
contrairement aux préjugés en cours, la franc-maçonnerie n'obéit
pas à une directive, à un mot d'ordre donné par une autorité
supérieure qui régirait tous les francs-maçons du monde. Il
apparaît, au contraire, que beaucoup de « Grandes loges » ont des
tendances philosophiques diverses ou contradictoires qui ne leur
permettent d'avoir entre elles aucune espèce de rapports. Il est par
exemple de notoriété publique que les Grandes loges anglaises ou
américaines placées sous l'invocation du « Grand Architecte de
l'Univers », sont essentiellement religieuses et traditionnalistes.
Les candidats doivent prêter serment sur la Bible ; la croyance en
Dieu et dans l'immortalité de l'âme constituent pour tous leurs
membres un article de foi. Les réunions de ces Grandes loges
commencent par des prières et sont exclusivement consacrées au
cérémonial maçonnique. Les controverses sur des sujets
philosophiques, économiques ou politiques n'y ont pas la moindre
place. Ces réunions ne constituent que des cérémonies consacrées
à des admissions, d'après les rituels en usage, et généralement
suivies de banquets. Ces Grandes loges (anglaises ou américaines)
prétendent être restées fidèles à la véritable tradition
maçonnique, et elles considèrent avec une sorte d'horreur les
organisations maçonniques plus émancipées, qui ont écarté de
leurs constitutions ou de leurs rituels toute formule religieuse,
toute obligation de croyance, et qui ont peu à peu introduit dans
leurs réunions l'étude des problèmes philosophiques, scientifiques
et autres que pose l'évolution des sociétés humaines. Entre ces
Grandes loges et les dernières, il n'existe, croyons-nous, aucune
espèce de rapports officiels ni officieux. C'est ainsi que les
maçonneries latines, et plus spécialement la principale d'entre
elles, le Grand-Orient de France, ne sont pas reconnues par la
plupart des Grandes loges anglo-saxonnes. C'est ce qu'indiquent les
annuaires de ces diverses associations et les comptes rendus de leurs
assemblées générales ou convents. Nous ignorons si ces divergences
sont de nature à s'atténuer ou à disparaître, et si leur
disparition donnerait à la franc-maçonnerie une force et une
autorité plus grandes, qu'elle ne recherche peut-être pas. Nous y
avons fait allusion uniquement pour démontrer que la
franc-maçonnerie ne constitue pas une association, ayant un but, une
programme, une méthode, des moyens d'action concertés, mais un
ensemble de groupements tantôt reliés les uns aux autres, tantôt
indépendants et s'ignorant ou se combattant mutuellement. Et
cependant il y a un lien qui semble unir les membres de toutes ces
association, de tous ces groupements, et qui constitue le caractère
spécifique ou, si l'on veut, l'originalité de la franc-maçonnerie.
Ce lien consiste principalement dans l'origine commune des
associations maçonniques. Nous aurons un peu plus loin l'occasion de
donner sur ce point quelques renseignements historiques. De cette
origine commune, les francs-maçons du monde entier tiennent tout
d'abord cet esprit d'étroite fraternité qui est à la base même de
leur institution. Les maçons, pour symboliser cet esprit,
s'appellent entre eux « frères » et leurs constitutions proclament
qu'ils ont pour devoir de s'aimer, de s'entraider et de s'éclairer
mutuellement. Elles proclament aussi « qu'il est du devoir de la
francmaçonnerie d'étendre à l'humanité toute entière les liens
fraternels qui unissent ses membres » (Article 1er de la
Constitution du Grand-Orient de France). Pour atteindre ce double
but, la franc-maçonnerie demande à tous ses membres une
bienveillance et une tolérance mutuelles basées sur le respect de
la personnalité et de la liberté individuelles. Elle veut agir non
par la contrainte mais par la persuasion et par l'exemple. Elle
laisse à chacun de ses membres la liberté de ses conceptions ou de
ses opinions. Une seule réserve, nous l'avons vu, dans les
règlements de certaines associations maçonniques, c'est le respect
de certaines traditions, à leur point de vue essentielles, et sans
lesquelles, dit-on, la maçonnerie cesserait d'être la maçonnerie :
la croyance dans l'être divin et dans l'immortalité de l'âme.
C'est un beau et splendide programme. Pour le réaliser, la
maçonnerie entend n'admettre parmi ses membres que des hommes
parfaitement honnêtes et droits ; elle veut que ces hommes, par la
pratique des cérémonies maçonniques, par leur fréquentation
mutuelle, s'efforcent d'élever leur cœur, leur caractère, leur
intelligence, et qu'ils puissent ainsi devenir des exemples et des
guides pour les autres hommes, pour les « profanes ». Elle veut que
les maçons soient les hommes « les meilleurs et les plus éclairés
» et qu'ils préparent ainsi l'avènement d'une humanité elle-même
meilleure, elle-même plus éclairée. La franc-maçonnerie, ainsi
conçue, ne vise pas à conquérir la puissance publique. Elle est
au-dessus des sectes, des partis, des religions, des intérêts qui
séparent les peuples ou les classes sociales. Sa force ne réside
pas dans son influence sur les gouvernements des nations. Et c'est
peut-être la raison pour laquelle elle n'a pas recherché ou n'a pas
considéré jusqu'ici comme essentielle une centralisation, une unité
plus grande de ses efforts, et la création d'un organisme central ou
d'une autorité commune à tous ses adeptes. Elle veut convaincre et
non pas gouverner. Elle veut améliorer les hommes et non les
dominer. Elle s'adresse à l'individu et non aux groupes sociaux ou
nationaux. La franc-maçonnerie est ainsi amenée à proclamer
l'égalité de tous les hommes et c'est en effet un principe qu'elle
a inscrit dans ses constitutions et dans ses rituels, bien avant la
Révolution française. Tous les « frères » maçons à quelque
nation, à quelque condition sociale qu'ils appartiennent, sont
considérés comme égaux. Sans doute, et c'est là l'une des
originalités de l'institution, provenant elle aussi de ses origines,
il y a une hiérarchie maçonnique, il y a des « grades ». Dans la
loge, il y a des apprentis, des compagnons et des maîtres. Dans des
ateliers dits « supérieurs », il y a des frères qui possèdent
des dignités ou des grades. Mais les constitutions et les règlements
de toutes les « Grandes loges », de toutes les « obédiences »
proclament qu'il s'agit d'une hiérarchie de devoirs et non d'une
hiérarchie de droits. Tous les documents que nous avons pu
consulter, qu'ils soient contemporains ou des siècles précédents,
insistent sur l'égalité des frères au sein de la loge, sous la
seule réserve des attributions conférées aux « officiers »,
c'est-à-dire aux membres du bureau chargés des fonctions
administratives et qui sont choisis par leurs frères suivant des
modalités diverses. Ceci dit, il est certain qu'il existe dans tous
les « ateliers maçonniques » cette distinction entre apprentis,
compagnons et maîtres, qui semble constituer l'un des caractères
essentiels de toute organisation se réclamant de la
franc-maçonnerie. Le titre de franc-maçon, et les degrés ou grades
que nous venons d'énumérer, sont acquis au moyen de « l'initiation
» qui révèle au candidat les formes, les signes, et les symboles
en usage dans les cérémonies maçonniques. L'usage du symbole,
c'est encore l'originalité spécifique de la francmaçonnerie, le
lien qui parait unir tous les francs-maçons quelle que soit
l'organisation à laquelle ils appartiennent. Les symboles
maçonniques, eux aussi, se rattachent à l'origine historique de la
franc-maçonnerie. Ils sont empruntés presque toujours à l'art de
bâtir auquel se consacraient, ainsi que nous le verrons, les
premiers francs-maçons, les francsmaçons opérateurs du moyen-âge.
Nous plaçant, dans cette notice, à un point de vue purement
objectif, nous n'avons pas à nous occuper des critiques faciles que
la franc-maçonnerie a pu s'attirer par des usages et des pratiques
que l'on a cherché souvent à ridiculiser, que des hommes pourtant
sympathiques à tout effort de progrès social jugent inutiles ou
même parfois puérils et qu'ils donnent comme la raison ou le
prétexte de leur refus de solliciter leur admission dans les loges.
Il ne nous appartient pas de rechercher si, parmi ces formes
symboliques, parmi ces signes et ces cérémonies traditionnelles,
certains ne sont pas devenus plus nuisibles qu'utiles au rôle que la
franc-maçonnerie s'est donné dans le passé et entend encore
assumer dans l'avenir. Nous cherchons seulement à définir ce qu'est
la franc-maçonnerie, et ce qui, au travers des divergences et des
dissentiments auxquels nous avons fait allusion, réunit sous des
idées ou des principes communs les hommes affiliés, dans tous les
pays du monde, aux diverses organisations qui se réclament de
l'Ordre maçonnique. C'est la tâche, et c'est la seule tâche qui
s'impose au rédacteur d'un article de dictionnaire, qui a pour
mission de renseigner le lecteur, en lui laissant le soin de
critiquer ou de juger. La vérité est que, dans tous les documents
maçonniques que nous avons pu consulter, l'attachement aux symboles,
le respect des formes traditionnelles de la franc-maçonnerie, sont
considérés comme le devoir élémentaire du franc-maçon. Ces
formes, pour tous les francs-maçons, quelle que soit leur «
obédience », quelle que soit leur nationalité, pour les libres
penseurs comme pour ceux qui paraissent encore attachés aux
religions du passé, symbolisent l'œuvre même, la raison d'être et
le but de leur institution. Elles ont séduit les francs-maçons des
siècles précédents. Elles surprennent peut-être au début les
nouveaux « initiés ». Mais il faut croire qu'elles contiennent en
elles une force et une influence singulières, puisqu'ils arrivent à
les aimer, à les pratiquer et à les défendre contre toutes les
injures. Peut-être même s'y attachent-ils en raison directe de ces
attaques et de ces injures. Au moins, dans leur pensée, ces formes
et ces symboles contiennent-ils pour ceux qui les emploient un
enseignement fécond et une espérance, tandis que tant d'autres
formes et tant d'autres symboles, qu'ils soient en usage dans la vie
courante, ou qu'ils soient employés par les sectes religieuses,
n'ont pour résultat que de contribuer à maintenir les hommes dans
l'esclavage, dans l'abrutissement, dans l'ignorance et dans la
routine. La truelle, le marteau, l'équerre, le niveau, le compas, la
règle, tous les outils employés par le tailleur de pierres, par le
maçon, par l'architecte, autant d'outils symboliques que les rituels
maçonniques mettent, suivant les grades, dans les mains de l'initié.
Au moyen de ces outils, le franc-maçon collabore à la construction
du temple. Il ne s'agit plus, comme au moyen-âge, de bâtir des
cathédrales, mais, ainsi que nous l'expliquent les innombrables
écrits maçonniques depuis deux siècles répandus dans le public,
il s'agit de construire un temple idéal, qui ne sera jamais achevé,
parce que l'homme devra toujours chercher à s'élever dans l'échelle
des êtres ; il s'agit de préparer une société meilleure, où
régneront de plus en plus la fraternité, la tolérance, la bonté,
la paix entre tous les hommes. Ainsi tous ces outils, tous ces
signes, toutes ces formules, symbolisent et stimulent l'effort
individuel ; ils signifient pour les maçons l'efficacité de la
méthode qui nous est déjà apparue comme la méthode propre de la
franc-maçonnerie, celle qui veut provoquer et réaliser le progrès
de la société et de l'humanité par le travail persévérant,
patient, continu de l'être humain, confiant dans son effort et dans
ses destinées. Il n'est pas surprenant que ce symbolisme puisse
donner lieu à des interprétations diverses, dont nous trouvons la
trace dans les écrits maçonniques. Il n'est pas surprenant que les
diverses associations de francs-maçons ne soient pas toujours
d'accord sur la route à suivre, sur les moyens à employer, sur les
principes même parfois. Mais, au fond de tout ce symbolisme, il y a
un hymne au développement de la personnalité humaine et c'est cela
surtout, beaucoup plus peutêtre que la ressemblance des pratiques et
des usages, qui constitue, malgré tant d'oppositions et de
malentendus, l'unité et, suivant l'espérance de ses adeptes, la
pérennité de l'Ordre maçonnique. Peut-être un rapide historique
des origines de la franc-maçonnerie moderne permettra-t-il de
préciser encore mieux les tendances de l'institution et d'apprécier
le rôle qu'elle joue dans la société contemporaine. II Il n'est
plus guère contesté aujourd'hui que la franc-maçonnerie tire son
origine des collèges de maçons constructeurs ou tailleurs de pierre
du moyen-âge. L'art de bâtir comportait des connaissances, ou,
comme on disait autrefois, des « secrets » grâce auxquels les
architectes ou constructeurs étaient entourés d'une considération
particulière (V. au mot architecture) dans l'antiquité. Vitruve,
qui dédia à l'empereur Auguste son Traité d'architecture, exige
chez l'architecte non seulement des connaissances techniques, mais
des connaissances en médecine, en jurisprudence, en rhétorique, en
mathématiques, en géométrie, en physique, en histoire, etc. Plus
tard, au XVIème siècle, Philibert Delorme reconnaît aussi ces
études comme indispensables à l'architecture. Ce fut le métier le
plus prisé de l'antiquité, et dès lors les bâtisseurs jouissaient
de privilèges dus à la particularité de leur art. Au moyen-âge,
les maçons constructeurs, depuis une époque très reculée, étaient
groupés en guildes et en confréries. Ils avaient des signes de
reconnaissance, inconnus des profanes et des simples ouvriers qui ne
possédaient aucun secret. Ils allaient où on les appelait.
N'appartenant généralement pas au pays où ils travaillaient, ils
étaient des maçons libres, des freemasons. Ils avaient des
franchises que ne connaissaient pas les autres corps de métier. Ils
étaient soumis à des juridictions spéciales qui, en France, furent
confirmées par les rois Charles IX, Henri IV, Louis XIII et Louis
XIV. Par eux furent bâties les cathédrales du moyenâge, par
exemple la cathédrale de Strasbourg. Auprès de chacun de ces
monuments, les maçons se trouvaient réunis dans une baraque en
planche, hutte ou lodge. La loge, qui plus tard est devenue le titre
distinctif des groupements maçonniques, c'était donc primitivement
l'endroit où ils sr réunissaient, peut-être même où ils
habitaient, pendant l’édification de l'ouvrage entrepris. Les
francs-maçons possédaient la considération publique et il semble
qu'ils s'efforçaient de la mériter par la dignité de leurs
coutumes. Dans les traités du XVIème siècle qui parlent de leur
art, on leur recommande, en plus de la science requise pour
l'exercice de leur métier, la probité, la franchise, la
délicatesse. Ils étaient liés entre eux par une solidarité
étroite qui se manifestait dans de nombreuses circonstances,
solidarité qui d'ailleurs n'était pas un caractère particulier de
leurs confréries. Ils comprenaient des apprentis et des maîtres
compagnons qui étaient « initiés » au secret de l'art. Enfin il y
avait dans certaines villes des Mères-loges, comme celle de
Strasbourg, qui possédait sur les autres ateliers une sorte de
juridiction. Il paraît certain aussi que les caractères
particuliers de la profession, les connaissances qu'elle nécessitait,
les déplacements fréquents des compagnons tailleurs de pierre,
peut-être aussi l'orgueil de traditions et d'usages qu'ils
prétendaient faire remonter à une haute antiquité, avaient donné
aux membres de cette corporation une sorte d'indépendance, des
notions de libéralisme et de cosmopolitisme, qu'ils se
transmettaient de génération en génération. Quelques-uns de leurs
ouvrages en portent la trace. C'est ainsi que dans la galerie
supérieure de la cathédrale de Strasbourg une procession d'animaux
a été taillée dans la pierre. Elle est conduite par un ours qui
porte la croix. Un loup tenant un cierge allumé y précède un porc
et un bélier chargés de reliques ; tous ces quadrupèdes défilent
pieusement, tandis qu'un âne figure à l'autel, disant la messe.
Revêtu d'ornements sacerdotaux, un renard prêche à Brandebourg
devant un troupeau d'oies. Les exemples de cette nature abondent. On
rencontre en particulier des jugements derniers parfois fort
subversifs, en ce sens que, parmi les damnés, figurent couramment
des personnages couronnés ou mitrés. Le pape lui-même, coiffé de
la tiare et flanqué de cardinaux, a été voué aux flammes
éternelles sur le portail du munster de Berne. Les maçons
constructeurs prétendaient, au point de vue religieux, ne relever
directement que du pape. On voit cependant qu'ils n'étaient pas
toujours respectueux de cette autorité suprême. La considération
dont jouissaient les francs-maçons avait poussé depuis longtemps de
grands personnages à les protéger et même à faire partie de leurs
corporations à titre de membres honoraires. L'usage se répandit de
plus en plus d'accepter dans les confréries ou loges de maçons des
membres étrangers à la profession et que pour cette raison l'on
appelait des maçons acceptés. M. Lantoine, dans son Histoire de la
Franc-Maçonnerie à laquelle nous empruntons quelques-uns des
détails donnés plus haut, cite une décision prise en 1703 par la
loge Saint-Paul, de Londres : « Les privilèges de la maçonnerie ne
seront plus désormais le partage exclusif des maçons constructeurs,
mais, comme cela se pratique déjà, des hommes de différentes
professions seront appelés à en jouir, pourvu qu'ils soient
régulièrement approuvés et initiés par l'Ordre ». L'art de
bâtir, tel qu'il était pratiqué par les anciennes corporations ou
loges de francs-maçons, avait subi depuis le XVIème siècle une
décadence progressive. L'architecture religieuse, avec ses procédés
et ses secrets de métier, faisait place à l'architecture moderne.
Les corporations franc-maçonniques cessèrent d’être les
organismes nécessaires des grands travaux de construction. Dans les
loges, dès la fin du XVIIème siècle, il semble d'ailleurs que les
maçons acceptés, les non professionnels, étaient beaucoup plus
nombreux que les anciens maçons opérateurs. Insensiblement les
traditions tendaient à s'effacer et à se perdre. C'est le moment où
va naître la franc-maçonnerie spéculative faisant suite à la
franc-maçonnerie opérative, lui empruntant sous forme de symboles,
ses usages, ses outils, son langage, et surtout ses traditions de
libéralisme et de fraternité. En 1717, quatre loges de Londres, qui
depuis longtemps ne célébraient plus leur fête annuelle, se
réunissent, se constituent en Grande loge et élisent un Grand
Maître. Le nouveau gouvernement maçonnique charge un de ses
membres, le pasteur Anderson, de recueillir les anciennes traditions
et les usages de la corporation. Et en 1723 il publie ce travail en
un ouvrage : le Nouveau Livre des Constitutions des Francs-Maçons.
Certains passages de ce livre ont fait l'objet de discussions
ardentes depuis deux siècles entre les diverses sociétés
maçonniques. Nous ne pouvons pas, dans cette courte notice, retracer
l'histoire de ces controverses. Citons seulement le passage
concernant les religions. Peut-être explique-t-il l'attitude
violemment hostile que l'Eglise catholique romaine a prise dès le
début, en France, contre les loges maçonniques. « Bien que, dans
les temps anciens, les maçons aient été, dans chaque pays, soumis
à l'obligation de pratiquer la religion dudit pays, quelle qu'elle
fût, on estima désormais plus convenable de ne leur imposer d'autre
religion que celle sur laquelle tous les hommes sont d'accord et de
leur laisser toute liberté quant à leurs opinions particulières ;
il importe donc qu'ils soient bons, loyaux, gens d'honneur et de
probité, quelles que soient les confessions ou les croyances qui les
distinguent. De la sorte, la maçonnerie devient le Centre d'Union et
le moyen d'établir une amitié sincère entre personnes qui,
autrement, resteraient à jamais étrangères les unes aux autres ».
Les loges maçonniques, dès lors, se multiplient et se développent.
Des Anglais proscrits, dit-on, comme partisans des Stuarts, fondent
en France en 1725 la première loge maçonnique. Un grand nombre
d'autres « ateliers » se constituent. L'esprit frondeur qui gagne
les esprits dans la noblesse, dans le clergé, dans la bourgeoisie,
sans doute aussi l'attrait du mystère, le goût de la magie, de
l'occultisme, la curiosité de connaître par l'initiation les
secrets dont tout le monde parlait, tout cela mit, dès les débuts,
la franc-maçonnerie à la mode. Elle se répandait en Angleterre,
aux Etats-Unis, en Allemagne, en Scandinavie ; elle y conservait un
caractère quasi-religieux qu'elle n'a pas encore perdu de nos jours.
Elle n'y est restée remarquable que par le grand nombre de ses
adhérents, pris le plus souvent parmi les représentants des «
hautes classes » de la société. Il est sans autre intérêt
d'insister sur l'histoire de l'Ordre maçonnique dans ces pays.
Rappelons seulement que d'innombrables légendes commencèrent dès
lors à circuler sur l'origine de « l'institution ». Ces légendes
n'ont eu généralement d'autre but que d'expliquer soit la fondation
de nouvelles Grandes loges cherchant à discuter les titres de celles
qui existaient déjà, soit la création de grades ou de dignités
maçonniques. C’est toute une histoire, confuse et complexe,
reproduisant des traditions ou des symboles que l'on fait parfois,
remonter à une antiquité prodigieuse. Tout cela est sans intérêt
pour nous. Mais pendant que dans la plupart des pays étrangers, la
franc-maçonnerie restait, ce qu'elle est encore aujourd'hui, une
sorte de vaste société de secours mutuels, attachée à de vieilles
coutumes et à des cérémonies symboliques traditionnelles, elle
suivait, en France et dans quelques pays voisins, sous le coup de
fouet de la haine et de la persécution religieuses, une évolution
remarquable, sur laquelle il est nécessaire d'insister pour
comprendre la situation actuelle de cette association, telle que nous
l'avons décrite au début de cette étude. III L'Eglise romaine
aperçut vite le danger que pouvait présenter, pour sa domination
sur les consciences, une association qui, sans combattre la religion,
proclamait pour l'individu les droits de la conscience et plaçait à
la base de son institution des devoirs de fraternité indépendants
de tout dogme religieux. Dès 1738, le pape Clément XII, dans sa
bulle In eminenti, condamne et défend les Assemblées de
francs-maçons et interdit aux fidèles, sous peine
d'excommunication, toute espèce de rapports avec leurs associations.
Cette bulle devait rester sans effet en France, les magistrats du
Parlement de Paris en ayant constamment refusé l'enregistrement.
Elle ne fut donc jamais légalement promulguée dans les Etats de Sa
Majesté très chrétienne, pas plus que la Constitution apostolique
de 1751 qui contenait des dispositions analogues. Comment lutter
contre la mode? Et il était de bon ton d'entrer dans les loges.
Prêtres, nobles et bourgeois sollicitent à l'envi leur «
initiation». Lorsque se fonde la Grande loge de France, devenue plus
tard, en 1773, le Grand Orient de France, de grands seigneurs, des
princes du sang, acceptent de se mettre à la tête de l'Ordre. C'est
le duc d'Antin, pair de France, qui, selon la tradition, prononce, à
la fête de l'Ordre, en 1740, un discours dont certains passages ont
été souvent cités, comme constituant une sorte de catéchisme de
la maçonnerie nouvelle. Les bulles du Pape n'excommuniant pas
nommément les francs-maçons, de hauts membres du clergé se
rencontrent dans les loges, malgré toutes les défenses, avec de
simples prêtres, des magistrats du Parlement, des littérateurs, des
officiers et même de simples soldats : la plus haute noblesse et la
plus basse roture se coudoient. En 1773, à la suite de dissensions
sans grand intérêt pour nous, le Grand Orient de France se
constitue ; il adopte pour le choix des « vénérables » de loges
le système électif et il proclame pour devise la fameuse trilogie :
liberté, égalité, fraternité, Le nombre des loges se multiplie.
L'une d'elles, la loge des « Neuf sœurs » (les neuf muses) compte
parmi ses membres, à côté de représentants de la meilleure «
noblesse » tout ce que la science, la littérature, la philosophie
compte de noms connus à l'époque. Voltaire est initié en grande
pompe dans les dernières années de sa vie. Lalande, Diderot,
d'Alembert, Franklin, Condorcet, font partie des loges. De grandes
dames, curieuses de pratiquer « l'art royal », ne veulent pas se
contenter de participer aux fêtes que donnent les loges maçonniques.
Comme l'accès des loges régulières leur est interdit par les
traditions et les statuts de l'institution, on crée pour elles ce
qu'on appelle encore aujourd'hui des loges d'adoption. Enfin l'armée
royale elle-même est gagnée par le mouvement. Dans chaque régiment
se constitue une loge maçonnique, où parfois un sous-officier
remplit les fonctions de vénérable. A la veille de la Révolution,
il y a en France près de 700 loges maçonniques et, sur 110
régiments, il y en a 69 qui possèdent leur loge. Et l'état du
Grand Orient de France, imprimé à la veille de la Révolution,
indique même, sous le titre de loge des « Trois Frères », à
l'Orient de la Cour, un atelier composé de personnages et sans doute
principalement de militaires, appartenant au personnel de la Cour. «
Les Trois Frères » comprennent le roi Louis XVI et ses deux frères,
le comte de Provence, depuis : Louis XVIII, et le comte d'Artois,
depuis : Charles X. Nous ignorons d'ailleurs s'ils ont été
réellement initiés ou s'ils ont jamais assisté à une cérémonie
maçonnique. Toujours est-il que, à la Restauration et malgré
l'adulation dont la maçonnerie fit preuve à l'égard de Napoléon
1er, malgré les souvenirs de la Révolution, Louis XVIII et Charles
X laissèrent vivre les loges maçonniques qui, d'ailleurs, brûlant
allègrement ce qu'elles avaient adoré, se prosternèrent aux pieds
du nouveau pouvoir. Revenons à la Révolution. L'influence de la
franc-maçonnerie sur la préparation et sur le développement de la
Révolution française a fait l'objet de nombreuses controverses. Il
est certain qu'un grand nombre de membres des Assemblées
révolutionnaires, parmi les plus connus, avaient appartenu aux loges
maçonniques. Il est non moins certain qu'un grand nombre de membres
de la noblesse et du clergé, émigrés dès les premières années
de la tourmente, en faisaient également partie. Il est enfin de
notoriété que les loges maçonniques, de 1789 à 1795, ont cessé
toute réunion et toute manifestation. Que conclure? Il n'apparaît
pas qu'il ait pu y avoir une action concertée, ou même de simples
travaux ou des études quelconques, dans les loges maçonniques, en
vue de préparer les grands événements de la fin du XVIIIème
siècle. Il y avait dans les loges trop d'éléments divers ou même
opposés, pour qu'un travail de ce genre ait pu être fait sans qu'il
eût soulevé des protestations, des discussions, dont la trace
serait venue jusqu'à nous. Les encyclopédistes, comme Diderot, les
philosophes et les littérateurs comme Voltaire, et tant d'autres qui
d'après les Annuaires imprimés ont appartenu aux loges, les
d'Alembert, les Lalande, les Helvétius, paraissent avoir été
initiés à la fin de leur carrière. Ils ont seulement apporté à
la franc-maçonnerie un peu de leur autorité et de leur célébrité.
Et quant aux orateurs et aux acteurs de la Révolution, rien ne
prouve qu'ils aient puisé dans la fréquentation des loges
maçonniques leur formation intellectuelle ou les idées qu'ils ont
plus tard jetées du haut de la tribune des Assemblées. Nous ne nous
attarderons pas plus longtemps à ce jeu puéril. La francmaçonnerie
n'a pas fait la Révolution : elle est elle-même un produit de
l'évolution qui devait y aboutir. Pour rester dans la vérité
scientifique et, sans doute, aussi, dans la vérité historique,
disons seulement que beaucoup d'hommes ont trouvé dans les loges des
sentiments, des idées, des usages et même des formules qui les ont
préparés aux événements formidables dont ils ont été ou les
simples témoins, ou parfois les auteurs et quelquefois les victimes.
Les sentiments d’égalité répandus dans les réunions maçonniques
ont peut-être constitué l'un des éléments qui ont facilité,
après le 20 juin 1789, la réunion de la noblesse et du clergé au
Tiers-Etat. Peut-être aussi l'existence dans la plupart des
régiments de loges maçonniques a-t-elle, dans une certaine mesure,
provoqué les résistances qui, à certains jours de la Révolution,
au 12 juillet 1789 par exemple, ont empêché la Royauté de jeter
l'armée sur le peuple. Il y a là trop de points obscurs pour que
l'historien puisse présenter des affirmations. Mais ce qui reste
certain, c'est que la phraséologie révolutionnaire, dans
l'ensemble, se rapproche singulièrement des discours, des «
morceaux d'architecture » des loges. La Révolution a traduit en
actes ou en lois les idées qui avaient cours dans la partie la plus
éclairée de la nation, et notamment dans les groupements
maçonniques qui couvraient à cette époque le territoire. A ce
point de vue sans aucun doute, les loges maçonniques ont contribué
largement à la préparation du mouvement révolutionnaire, et il
serait aussi faux de nier leur action que de leur attribuer dans le
développement des faits et des événements, une influence qu'il
leur était impossible d'avoir. La Révolution vaincue, les loges,
peu à peu, ouvrent de nouveau leurs temples. Napoléon hésite et
finit par prendre le parti de tolérer la franc-maçonnerie en la
surveillant de près. C'est aussi à ce parti que se résoudront,
avec quelque regret semble-t-il, les gouvernements qui se succèdent
pendant le cours du siècle jusqu'au 4 septembre 1870. Aucun document
certain ne permet de dire si le vieil esprit révolutionnaire, si
même l'esprit libéral de la franc-maçonnerie du XVIIIème siècle
dominait pendant cette période dans les loges. Notons seulement
qu'après la Révolution de février, les loges vont en corps à
l'Hôtel de Ville, féliciter le Gouvernement provisoire, dont les
membres, paraît-il, appartenaient tous ou presque tous à l'Ordre.
En 1871, pendant la Commune, nous voyons encore la maçonnerie se
manifester publiquement. Elle prêche la concorde entre le
Gouvernement du peuple et celui de Versailles. Elle va, geste
symbolique, mais inutile, planter ses étendards sur les
fortifications, entre les deux armées. Ces quelques faits connus,
d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer, permettent
d'affirmer que le personnel des loges maçonniques s'est peu à peu
modifié au cours du siècle. Sous la pression violente et haineuse
du haut clergé, inféodé à Rome, les prêtres ont cessé peu à
peu de fréquenter les loges. D'ailleurs « l'infaillibilité » du
pape, proclamée par le Concile du Vatican en 1870, donne une
autorité plus grande aux condamnations et aux excommunications de
l'Eglise. D'autre part, l'ancienne noblesse, la bourgeoisie riche, et
aussi celle des classes dites libérales, qui garnissent les bancs de
la Constituante, de la Législative, de la Convention, sont retombées
sous l'influence des congrégations dont le développement atteint
des proportions que n'avait jamais connues l'ancien régime. Ce ne
sont plus les livres des philosophes, ce sont les enseignements du
Syllabus qui forment le cerveau de l'immense majorité des jeunes
gens dans l'Enseignement secondaire ou même supérieur. Napoléon
1er a su d'ailleurs imposer des méthodes et des programmes
d'éducation qui donnent toutes garanties au Pouvoir. L'enseignement
public comme l'enseignement privé n'ont d'autre grande préoccupation
que d'écarter toute pensée, toute idée « subversive ». Les
souvenirs des journées révolutionnaires, les agitations et le
mouvement d'idées qui ont précédé et suivi la Révolution de
1830, plus tard les journées de Juin, enfin plus récemment la
Commune, ont rejeté la bourgeoisie, par peur des innovations qu'elle
redoute, dans le conservatisme le plus étroit, le plus sectaire. Les
« grands bourgeois » aujourd'hui encore, après cinquante ans de
forme républicaine, haïssent et dénigrent la République, malgré
qu'Ils sollicitent et qu'ils obtiennent, pour leurs enfants, les
postes les plus enviés, les fonctions publiques les plus honorées,
les plus rétribuées, celles qui permettent d'agir le mieux sur la
direction de la politique intérieure ou extérieure, et de faire la
paix ou la guerre suivant les intérêts des industriels et des
financiers, présentés comme étant les intérêts essentiels du
pays, ceux qu'il faut sauvegarder même au prix du sang. Cette
évolution de l'esprit bourgeois au cours du dernier siècle, si
souvent retracée, et à laquelle nous avons dû faire une allusion
rapide, permet d'expliquer en partie comment le recrutement des loges
maçonniques a, lui-même, peu à peu évolué. Plus qu'au XVIIIème
siècle, c'est la petite bourgeoisie, à tendances plus libérales,
plus « avancées », qui garnit les « colonnes » des ateliers.
Joseph de Maistre est un des derniers catholiques militants qui ait
appartenu à la francmaçonnerie. Sous l'influence des anathèmes des
prêtres et des moines, des calomnies, des injures, on peut dire que
les catholiques désertent peu à peu les temples. Ils y laissent la
place aux frères dégagés des dogmes religieux, à ceux qui
appartiennent à d'autres confessions religieuses. Et la nécessité
de se défendre dresse de plus en plus la franc-maçonnerie en
ennemie de l'Eglise romaine. Si, en Angleterre, aux Etats-Unis, les
Eglises protestantes avaient suivi la même politique, il est facile
d'admettre ou que la franc-maçonnerie s'y fût éteinte, ou qu'elle
y fût devenue peu à peu, comme en France, la plus puissante des
Associations de libre pensée. Le Grand Orient de France adopte
encore, en 1849, une Constitution dont l'article premier rend
obligatoires pour les maçons la croyance en Dieu et dans
l'immortalité de l'âme. Peut-être allait-on ainsi plus loin
qu'Anderson lui-même dans les primitives Constitutions dont nous
avons parlé. Mais, en 1877, le Convent du Grand Orient a supprimé
dans ses statuts cette formule. Par voie de conséquence l'invocation
« A la gloire du Grand Architecte de l'Univers » que nous trouvons
en tête de tous les vieux documents maçonniques imprimés,
disparaît depuis cette époque ; nous ne la retrouvons plus sur les
publications ou documents plus récents. Certaines maçonneries
étrangères, notamment celles de Grande-Bretagne et des Etats-Unis,
paraissent avoir rompu toutes relations, à la suite de ces votes,
avec la Grande Association française. Cette dernière, dans de
nombreuses brochures, dans de nombreux discours publiés depuis, a
expliqué que les décisions de 1877 ne signifiaient pas du tout que
les francs-maçons français condamnaient telle ou telle opinion
religieuse ou philosophique, encore moins qu'ils entendaient à
l'avenir refuser l'admission d'un candidat en raison de sa religion
ou de ses conceptions quelles qu'elles fussent. On soutient au
contraire qu'en supprimant dans sa Constitution où elle ne figure
d'ailleurs que depuis 1849, la nécessité d'une croyance religieuse
déterminée, la franc-maçonnerie française s'est conformée
étroitement aux plus pures et aux plus anciennes traditions de la
franche maçonnerie, aussi bien qu'à un principe élémentaire de
liberté de conscience. En raison du caractère purement objectif de
cette étude, nous éviterons de prendre parti dans cette querelle.
Aussi bien, nous l'avons déjà dit, il n'y a là sans doute, de la
part des obédiences étrangères, qu'un prétexte, et les
divergences qui paraissent les séparer de la maçonnerie française
reposent-elles sur des causes autrement profondes, disons même
autrement graves, que ces discussions d'ordre théologique. Le Grand
Orient de France et les sociétés maçonniques qui obéissent à son
influence, ont ajouté, sinon un idéal nouveau au vieil idéal
proclamé par les ancêtres du XVIIIème siècle, tout au moins
peut-être des méthodes nouvelles. Il a cessé d'être une
maçonnerie purement mystique et contemplative, ne s'occupant que du
perfectionnement de l'individu et attendant de cette unique méthode,
de cet unique moyen d'action si l'on veut, les progrès de
l'humanité. Sous la poussée violente de l'attaque cléricale, il
s'est efforcé de s'organiser pour la propagande et pour l'action
extérieure, pour le rayonnement au dehors des idées, des travaux
maçonniques. C’est cette évolution nouvelle que nous chercherons
à définir pour terminer cette étude. IV Comme à l'époque qui a
précédé la Révolution de 1789, la plupart des hommes qui ont
participé, après le 4 Septembre 1870, à la constitution et à
l'organisation de la nouvelle république avaient appartenu aux loges
maçonniques. Aux prises non seulement avec les anciens partis
monarchiques, plus ou moins camouflés sous une étiquette
républicaine ou libérale, mais plus encore avec les représentants
de l'Eglise romaine révoltés contre la législation dite laïque,
les hommes de la troisième République ont cherché dans la
franc-maçonnerie un appui pour l'œuvre politique et sociale qu'ils
avaient entreprise, et qui n'était que l'application des principes
de liberté de conscience et de solidarité proclamés par cette
grande association. Les loges maçonniques elles-mêmes, laissant
peut-être une place moins grande aux cérémonies purement
symboliques, ont de plus en plus volontiers abordé, dans leurs
réunions, l'étude d'une multitude de problèmes non seulement
philosophiques ou moraux comme autrefois, mais d'économie politique,
de sociologie et même parfois de pure politique. Les ordres du jour
publiés dans les Revues maçonniques, les comptes rendus officiels
des Assemblées générales annuelles ou Convents, permettent de
suivre cette évolution. Sans doute paraît-il y avoir des
francs-maçons qui considèrent ces changements avec une certaine
inquiétude. Ils préfèrent « l'ancienne méthode », celle qui n'a
trait qu'au perfectionnement individuel par la pratique du
symbolisme. Mais la grande majorité des francs-maçons d'aujourd'hui
pousse l'Ordre dans le sens de l'action extérieure et cherche à
augmenter son influence et son autorité au dehors. Les conférences
faites dans les loges sont répandues au moyen de tracts ou de
brochures ; des « tenues blanches » auxquelles le public est
convié, sont organisées ; des revues périodiques publient les
travaux considérés comme les plus intéressants. Les organismes
directeurs de la maçonnerie, dans toutes leurs publications ou
manifestations extérieures, évitent d'ailleurs avec soin tout ce
qui pourrait placer l'Association sous l'influence d'un groupe ou
d'un parti quelconque. Il semble bien, à cet égard, que tous les
maçons soient d'accord pour sauvegarder l'indépendance de l'Ordre
et pour rester ainsi fidèles à ses plus anciennes traditions. Mais
ils estiment qu'ils ont le devoir d'agir, lorsque les destinées de «
la démocratie laïque » paraissent en péril. C'est ainsi que la
franc-maçonnerie s'est livrée, depuis trente ans, à diverses
manifestations contre l'antisémitisme, contre le nationalisme
chauvin des antidreyfusards, contre la politique de régression qui a
été pratiquée sous l'étiquette du Bloc National. Nous avons fait
allusion déjà à la fameuse affaire des fiches. Trahi comme il
l'est encore aujourd'hui par ses hauts fonctionnaires, par ses
magistrats, par ses officiers, le gouvernement républicain, à
l'époque de WaldeckRousseau et de Combes, semble bien, d'après les
documents publiés par le Grand Orient lui-même, avoir fait appel
aux membres des loges pour obtenir des renseignements sur la
mentalité et sur l'attitude politique de certains fonctionnaires.
Livrées par la trahison d'un employé, les fiches ainsi rédigées
provoquèrent dans le clan réactionnaire une explosion de fureur et
de vertueuse indignation qui fut très habilement entretenue et
répandue par la grande presse. Les francs-maçons n'avaient fait
évidemment que ce que pratiquent avec des moyens d'action bien plus
puissants et bien plus efficaces les groupements réactionnaires et
ce que l'Eglise romaine a toujours fait elle-même. La grande
bourgeoisie était prise la main dans le sac, combattant d'un côté
la République, mais sollicitant et obtenant les faveurs et les
postes qui lui permettent en réalité de la diriger conformément à
ses préjugés, à ses passions et à ses intérêts. En somme, la
franc-maçonnerie française estime que, sans rien abandonner des
traditions et des principes essentiels de l'Ordre, l'évolution de la
société peut l'amener, pour réaliser l'idéal de ses fondateurs, à
ajouter à l'action purement individuelle, jusqu'ici seule envisagée,
ce que nous pourrions appeler une action collective organisée.
L'étude et le travail maçonniques, à l'intérieur des ateliers,
seraient complétés par l'action extérieure, indépendante de toute
influence purement politique, et se manifestant dans le sens des
idées générales d'évolution et de progrès social que les
premiers grands maîtres de la maçonnerie ont proclamées il y a
deux siècles, et qui sont contenues en puissance non seulement dans
les Constitutions d'Anderson, mais dans l'esprit qui animait les
maçons opérateurs du moyen-âge. Il semble bien que la
franc-maçonnerie française, en évoluant et en s'organisant ainsi,
ait la prétention d'être beaucoup plus fidèle aux véritables
traditions et au but véritable de l'Ordre, que certaines maçonneries
étrangères, qui la combattent et qui la taxent d'hérétique, de
fausse maçonnerie et d'association profane déguisée sous
l'étiquette maçonnique. V Bien que nous ne voulions pas sortir du
cadre que nous nous sommes tracé, c'est-à-dire d'un simple exposé
des faits, il est intéressant de rechercher si, pour l'action
collective, telle que nous venons de la définir et telle que les
francsmaçons paraissent la concevoir, la franc-maçonnerie possède
des organismes suffisamment puissants et des moyens d'action
suffisamment efficaces. Tant qu'il est question de perfectionnement
de l'individu, de pratique de la solidarité, de cérémonies
symboliques, l'organisation décentralisée, l'autonomie des loges,
la coexistence dans le même pays, en France par exemple, de
différentes Grandes loges ou « puissances maçonniques »
indépendantes les unes des autres, non seulement ne présentent
aucun inconvénient, mais peuvent être considérées comme
avantageuses, en permettant aux individus de se grouper en petit
nombre suivant leurs affinités, de mieux se connaître, et de mieux
pratiquer ce qu'un appelait autrefois « l'art royal ». La force de
l'Ordre, et peut-être pour tous les maçons, ce qui reste la force
essentielle de l'Ordre, c'est l'individu et non pas la collectivité.
L'Eglise et les jésuites l'ont bien compris, et par tous les moyens,
par l'intimidation, par le boycottage, par les fables les plus
grossières répandues à profusion, par la délation même et le
chantage (notamment la publication des noms et des adresses des
membres des loges), ils ont toujours cherché non seulement à
empêcher le recrutement maçonnique, mais à intimider les
francs-maçons et à leur interdire, dans le milieu auquel chacun
d'eux appartient, toute action individuelle de propagande. Mais
lorsqu'il s'agit d'action extérieure collective, la faiblesse de
l'organisation maçonnique apparaît d'une manière éclatante, si on
la compare aux formidables moyens d'action dont disposent les ennemis
de la liberté. L'existence de différentes associations
indépendantes les unes des autres supprime l'unité complète de
vues et de direction qui est la condition d'une action collective de
ce genre. De là une dispersion d'efforts et, peut-être aussi, bien
des dépenses inutiles ou faisant double emploi. Au sein de chaque
association, l'autonomie des loges, dont chacune s'efforce
d'organiser sa propagande, est également de nature, autant qu'on
puisse en juger de l'extérieur, à multiplier peut-être les
manifestations, mais à leur enlever leur efficacité. En outre, la
maçonnerie ne paraît pas avoir su utiliser suffisamment, pour ses
œuvres de solidarité et de propagande, l'influence de la femme. La
vieille règle, qui interdit aux femmes l'initiation maçonnique,
reste encore en vigueur, tout au moins dans les deux principales
associations maçonniques de France ; le Grand Orient, dont le siège
est rue Cadet, à Paris, et la Grande Loge de France, dont le siège
est rue Puteaux. La création, il y a une trentaine d'années, d'une
troisième grande fédération : « le Droit Humain », où les
femmes sont admises et constituent même peut-être la majorité, ne
paraît pas encore avoir donné à ce point de vue des résultats
suffisants. D'autres groupements, tels que la Ligue des Droits de
l'Homme, se sont d'ailleurs constitués, qui, à certains points de
vue, mènent une action parallèle à celle de la maçonnerie, avec
plus de méthode et de continuité. Mais la raison principale, qui
nuit au rayonnement extérieur de l'institution maçonnique, c'est
qu'elle ne dispose pas des énormes capitaux que la haute bourgeoisie
met à la disposition des œuvres cléricales et des partis de
réaction. La grande presse affecte de l'ignorer ; le grand public et
même une partie de la démocratie lui restent indifférents ou
hostiles, la connaissent mal et ne la comprennent pas. Elle reste
isolée, pour lutter contre l'œuvre d’accaparement des cerveaux
poursuivie avec plus de ténacité que jamais par sa grande ennemie :
l'Eglise. Le pays se couvre de plus en plus d'un immense réseau
d'œuvres d'enseignement, de patronage, d'éducation civique, de
sociétés de sport, de gymnastique, de préparation au service
militaire, d'institutions de bienfaisance, d'orphelinats, d'asiles de
malades et de vieillards, d'associations professionnelles ; tout
cela, avec des étiquettes souvent trompeuses, inspiré, dirigé,
mené par les prêtres et par les auxiliaires de Rome, avec les
inépuisables ressources qu'ils savent se procurer et mettre en œuvre
; tout cela, pour préparer des générations qui permettront à
l'Eglise de perpétuer sa domination, et à la bourgeoisie possédante
de maintenir ses privilèges. Pour lutter contre cette force énorme,
agissante, résolue, habile, toujours prête à crier à la
persécution lorsqu'on lui conteste la domination du monde, la
franc-maçonnerie dispose de moyens d'action qui paraissent bien
faibles et semble s'attarder, au milieu d'une gigantesque bataille, à
des divisions et à des controverses qui la gênent et l'entravent
dans son action. Comme le poilu français de 1914, elle lutte avec
des bras contre une armée pourvue d'un formidable matériel. Et elle
reste cependant, malgré tout, contre les forces du passé, l’une
des raisons d'espérer. Elle n'a pas vu venir la guerre. Elle n'a pas
eu la puissance de lutter contre la criminelle et stupide diplomatie,
contre la politique extérieure imprévoyante et coupable qui, dans
tous les pays, ont préparé l'immense massacre. Taxée
d'antipatriote, d'organisation à la solde de l'étranger, elle a
couru, elle aussi, aux frontières ; elle est fière parfois de
proclamer que les exemples « d'héroïsme » et « d'abnégation
patriotique » cités dans les communiqués et, depuis, dans les
manuels scolaires, ont été donnés non pas par les braillards et
les énergumènes des ligues dites nationales ou patriotiques, mais
par des francs-maçons militants : les Jacquet, les Collignon, les
Surugue, et tant d'autres. Et cependant, malgré l'imprévoyance et
la faiblesse, dont elle a donné la preuve, elle reste, contre les
forces de guerre aussi, l’une des raisons d'espérer ; c'est du
moins ce que croient et ce que proclament ses membres. La
franc-maçonnerie, malgré ses faiblesses, reste le cauchemar de tous
les oppresseurs et de tous les aspirants à la dictature. Moscou la
proscrit et interdit aux membres du parti communiste de fréquenter
les loges. Primo de Rivera, Mussolini, ferment les temples, exilent,
emprisonnent ou font assassiner les militants francsmaçons. Et en
France les milices fascistes sont prêtes. Si la franc-maçonnerie
française se borne à être l'Association contemplative, ouverte
sans doute à certaines idées généreuses ou libérales, mais
indifférente aux révolutions politiques, que rêvent peut-être
certains de ses membres, et que veulent en tout cas rester, comme
nous l'avons vu, la plupart des fédérations étrangères, il lui
sera permis sans doute de ne rien changer à ses vieilles méthodes,
et même d'abandonner les tentatives déjà faites. Si elle doit
entrer résolument dans la voie de l'action, où elle semble s'être
engagée depuis un demi-siècle, en France tout au moins, elle devra,
semble-t-il, faire un effort considérable d'organisation et
d'unification. Il apparaît bien que des tentatives sont faites en
France pour amener soit la fusion soit une coordination plus étroite
entre les diverses grandes fédérations maçonniques. Combien les
divergences au sujet du Grand Architecte de l'Univers, ou au sujet
des questions de préséance ou d'amour-propre, apparaissent choses
minuscules ou même puériles, auprès du grand résultat à
atteindre! Il apparaît aussi, mais sur ce point notre documentation
est incomplète, qu'un embryon d'association maçonnique
internationale, cherche à rapprocher sinon toutes les organisations
maçonniques, ce qui paraît une tâche bien difficile, tout au moins
certaines d'entre elles, afin d'établir des rapports amicaux entre
leurs membres. A l’époque où les mouvements de quelque envergure
- nous entendons par là ceux qui sont de nature à peser sur les
destinées humaines - revêtent un caractère de plus en plus
international ; à l'heure où, par rayonnement, interdépendance ou
répercussion, d'immenses courants d'Idée et d'Action englobent les
divers pays parvenus au même niveau de développement et
d'organisation, ce rapprochement entre toutes les organisations
maçonniques n'est pas seulement désirable : il nous paraît
nécessaire.
-
Georges BESSIERE
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