Grande
multitude ; agglomération de personnes assemblées dans un même
lieu et qui se pressent les unes contre les autres : « Une grande
foule. Une foule énorme, compacte, considérable, innombrable. Se
tirer de la foule. Se jeter dans la foule. Il y a foule à ce
spectacle. Percer la foule ». Etc... Au figuré, on dit : « Une
foule d'idées, d'impressions, de souvenirs ». Par extension, en
parlant des choses : « Une foule de réclamations, de pétitions, de
décrets, de mesures, de compétitions, d'ambitions, de plaisirs,
etc., etc. » Quand le mot Foule est isolé et précédé seulement
de l'article la : « la Foule », il signifie le vulgaire, le commun,
la multitude, la masse, et, en argot, le populo. Il est, alors, le
plus souvent, pris dans un sens péjoratif. C'est ainsi que,
fréquemment, on dit : « La foule ignorante, crédule, veule,
superstitieuse, servile, etc. » Que de fois j'ai entendu, en réunion
publique, prononcer contre la Foule les réquisitoires les plus
violents, dont l'âpreté frisait l'exagération et, partant,
l'injustice! Pour l'orateur chez qui le désir de se tailler un
succès l'emporte sur la volonté d'exposer et de développer une
idée, une thèse ou une doctrine, c'est un procédé commode ; et
celui qui, s'adressant à l'assemblée, engueule (qu'on me pardonne
ce mot) les auditeurs et les traite de crétins, d'idiots, d'abrutis
et de lâches, a l'avantage de se faire frénétiquement applaudir
par ceux-là même qu'il accable de ses invectives. On peut même
affirmer - fait étrange, mais exact - que plus ses reproches sont
cinglants, plus ses insultes sont grossières, plus il est ovationné.
Lorsque, prêt à l'action et pénétré de l'urgence et de la
nécessité de celleci, un militant constate que la foule demeure
sourde à ses appels, je conçois qu'il en ressente une profonde
irritation et que, celle-ci, doublée d'une légitime indignation,
lui arrache des paroles de flétrissure et des cris de réprobation.
Mais est-ce à dire qu'il est juste et utile de recourir, en toutes
circonstances, à propos de tout et de rien, à de tels procédés
oratoires? J'ai recherché la cause de l'état d'esprit que je
signale et qui est très répandu dans les milieux d'avant-garde. Cet
état d'esprit procède d'un regrettable et injuste dédain de la
masse, dédain qui va, chez certains, jusqu'au mépris et, chez
d'autres, jusqu'à la haine. A force de répéter et d'entendre dire
que la foule est ignorante, qu'elle est lâche et servile, qu'elle
n'a, au fond, que le sort qu'elle mérite, on a fini par en concevoir
le mépris. Découragés par les risques et les difficultés de la
lutte quotidienne et, enfin, par la lenteur des résultats de la
propagande, beaucoup de militants en ont trop hâtivement conclu que
la foule est irrémédiablement passive, stupide et veule, et qu'il
n'y a décidément rien à attendre d'elle. Je prie nos camarades de
comparer nos forces à celles de notre adversaire : le Capitaliste.
Pouvoir, Richesse, Presse, Ecole, Caserne, Eglise, celui-ci possède
tout. Nous, nous ne possédons rien que notre profonde conviction et
l'excellence de notre cause. Nous sommes une poignée, sans argent,
sans situation, presque sans journaux, surveillés, traqués,
persécutés, mis à l'index, marqués à l'encre rouge. Nos
adversaires ont des ressources énormes, des situations de tout
repos, tous les journaux à fort tirage ; ils disposent de toutes les
puissances de ténèbres et de toutes les forces de mensonge, sans
compter le feuilleton, le théâtre, le cinéma, le dancing et le
cabaret. Nous sommes dans la situation d'un enfant de cinq ans ayant
en main un mauvais pistolet de vingt sous et luttant contre un
colosse armé d'une mitrailleuse. La lutte est prodigieusement
inégale. Nous devrions être écrasés presque sans combat. Et,
cependant, nous gagnons du terrain, lentement, péniblement, mais
nous en gagnons. Et pourtant, nous entamons la masse, difficilement,
insensiblement, mais nous l'entamons. Y a-t-il lieu de nous
décourager, de désespérer ? Evidemment non. Je prie en outre les
camarades de se livrer à un scrupuleux examen de conscience et de se
demander s'ils n'ont aucun reproche à s'adresser. Chacun de nous
a-t-il fait, pour la propagande, tout ce qu'il a pu faire? N'a-t-il
négligé aucune occasion de s'affirmer? A-t-il, en toutes
circonstances, accompli son devoir, tout son devoir? Peut-il se
rendre à lui-même le témoignage que, pour éclairer cette foule à
qui il ne ménage pas le reproche, pour l'éduquer, pour la
convaincre, pour l'amener à nous, il a fait tout l'effort de
patience, de persévérance, d'énergie et de prosélytisme dont il
est capable? Enfin, est-il bien assuré que si la foule, cette foule
à qui il jette si délibérément le blâme, est aussi ignorante,
aussi moutonnière, aussi lâche qu'il le prétend, il ne lui en
revient pas la moindre responsabilité? N'oublions pas que l'homme
est ainsi bâti, qu'en présence d'un fait qui le chagrine,
l'inquiète ou nuit à ses intérêts, il en cherche toujours la
cause hors de luimême et qu'il ne consent à s'en accuser que
lorsqu'il ne peut plus faire autrement. Gardons-nous de dédaigner,
de mépriser et, plus encore, de haïr la foule. En maintes
circonstances, elle a prouvé qu'elle ne méritait ni d'être haïe,
ni d'être méprisée, ni d'être dédaignée ; elle a montré
qu'elle valait mieux qu'on ne le croyait, qu'elle était supérieure
à l'opinion qu'on avait d'elle et que, si elle a bien des défauts,
elle possède aussi de précieuses qualités, de merveilleux ressorts
et qu'elle est, à certaines heures, capable des élans les plus
admirables et des vertus les plus fécondes. Au cours de ma vie déjà
longue et fort mouvementée, j'ai observé les milieux bourgeois et
les milieux populaires ; j'ai pu les comparer et je n'hésite pas à
dire que les milieux bourgeois sont bien plus corrompus, hypocrites,
obséquieux, lâches, cupides et méchants que les milieux
populaires. Je n'hésite pas à déclarer que les masses ouvrières
sont, le plus souvent, supérieures en intelligence, en activité, en
courage, en solidarité, en désintéressement, à ceux qui les
mènent et en ont le dédain, le mépris ou la haine. Moi, j'aime la
foule parce que je sais qu'elle est la grande persécutée,
l'éternelle victime. Je l'aime, parce que je sais qu'elle recèle, à
son insu, d'incalculables trésors de bonté, de dévouement et
d'héroïsme. Je l'aime, parce que je sais qu'un jour viendra où
cette éternelle victime se révoltera et puisera dans son héroïsme
et sa vaillance la force de terrasser ses bourreaux. Je l'aime, parce
que je sais que, si je fais, pour l'affranchir, tout ce qu'il m'est
possible de faire, c'est elle qui, bientôt, je l'espère, en
s'émancipant elle-même, me libérera.
-
Sébastien FAURE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire