samedi 9 octobre 2021

Une minute quarante neuf par Riss

 

La dernière porte


Les décennies s’écoulèrent sans bruit, et la senteur douçâtre de l’étoile morte s’endormit dans les ténèbres de ma mémoire. Un jour elle me viendrait en aide. Un jour elle se rappellerait à moi et je la remercierais de m’avoir préparé à traverser son empire, celui du silence et de la fin, de la mélancolie et de l’effroi, des morts et des fous. Tout était déjà survenu. Depuis des jours innombrables, les peurs et les ombres m’avaient investi et, comme un vaccin qui se réveille au moment de l’infection, elles déployèrent autour de moi leur voile protecteur. J’avais échappé à la mort et, pour quelque temps encore, à la folie. Un nouveau fardeau avait pris la place des précédents. Dans la voiture qui me transportait vers le journal, les façades des immeubles parisiens défilaient sous mes yeux et, sur les avenues, les passants se pressaient, occupés à des choses cruciales dont semblait dépendre leur existence. Ils marchaient et couraient en direction d’on ne sait qui, pour faire on ne sait quoi. Je me surpris à les observer comme je m’étais vu dans les rues de la ville de mon enfance. Des revenants. Ils étaient déjà tous morts et ne s’en rendaient pas compte. Ils bougeaient pour se convaincre de leur existence, mais leur présent était déjà leur passé. Leurs visages provenaient de toutes les époques, de tous les siècles et de tous les royaumes. La mort seule parviendrait à les réunir à travers les âges en les rendant tous identiques. Et moi avec eux. Un nom de plus sur la liste des victimes de janvier n’aurait rien changé à ce qu’ils se fatiguaient à faire. Ces rues n’étaient déjà plus les miennes. Derrière la vitre de la voiture, je regardais la foule dont il me semblait avoir été exclu. Sur moi s’était refermée la porte de ce véhicule devenu mon frigo. Nos morts. Leur voix, leurs rires, leurs exclamations, leurs mots et leurs gestes disparus m’invitaient à accepter ce qui n’était plus. Un noyé. Il était devant moi, et je m’en détachais déjà. Les jours qui s’écoulent m’éloignent des adieux que je leur fis, et me rapprochent de l’accueil qu’ils me feront demain. Un jour, c’est sûr, on se retrouvera tous.

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