vendredi 8 octobre 2021

Une minute quarante-neuf Par Riss

 "L’immigration est impitoyable. L’homme ou la femme qui prend la décision de quitter son pays d’origine fait preuve d’un courage qui force le respect. Ils s’arrachent de leur univers familier, quittent leurs amis, les paysages, les bruits et les odeurs qui ont façonné leur imaginaire depuis leur enfance, pour une destination inconnue. Cet arrachement, qui exige qu’on abandonne derrière soi la première partie de sa vie, n’est pas à la portée de tous."


"Elle m’avoua un jour : “J’ai des cousins qui sont à Fleury-Mérogis. S’ils apprennent que je suis avec un type comme toi, quand ils sortiront, ils risquent de nous causer des ennuis.” Je trouvais qu’elle dramatisait un peu la situation. Quel intérêt de menacer une femme et un homme qui sortent ensemble pour une raison aussi futile ? Au bout d’un moment, je compris qu’elle ne plaisantait pas. Une telle chose était possible. Ce qui ne signifiait pas qu’elle allait avoir lieu. Mais qu’elle était juste possible. Comment avoir l’esprit serein, baigner dans la légèreté qu’on attend d’une relation sentimentale, si dans un coin de sa tête on pense qu’un malheur pourrait survenir dès sa révélation ? “L’amour clandestin”, c’est un beau titre pour un soap-opéra, mais dans la réalité, c’est nul."


"Parfois on entend des militants de gauche raisonner ainsi : “Moi, je ne peux pas coucher avec quelqu’un de droite.” Étonnamment, religion et politique se retrouvent parfois côte à côte, pour éloigner les femmes et les hommes. Mais comment peut-on faire passer ses émotions et ses désirs après le programme du Parti socialiste, du Parti communiste, de La République en marche, des Républicains, de la LCR ou de la France insoumise ? Montre-moi la carte de ton parti politique et je te dirai si on peut sortir ensemble."


"Lors d’un reportage en Cisjordanie, je rendis visite à une famille palestinienne qui vivait dans un trou perdu. À part des troupeaux de chèvres qui descendaient les collines de ce paysage biblique, il n’y avait pas grand-chose à voir. Le père avait gagné sa vie en Allemagne comme travailleur immigré. À sa retraite, il était revenu chez lui, en Palestine. Ses deux filles étaient aussi charmantes que brillantes. L’une d’elles était matheuse et se destinait à une carrière scientifique. Elle me montrait ses livres de maths auxquels je ne comprenais rien, ce qui n’avait aucune importance car cela me permettait d’être assis à ses côtés. Elle était vraiment séduisante, et s’aperçut que je m’en étais aperçu. Pour de jeunes Palestiniennes, les modèles masculins à leur disposition pour se construire un imaginaire romantique semblaient assez limités, car en tant que petit Français je constatais qu’elles étaient à l’affût de tout ce qui pouvait égayer leur quotidien. Ceci d’autant plus qu’il était extrêmement difficile pour elles de voyager à l’étranger, car Israël ne laissait pas sortir facilement les ressortissants palestiniens de sa zone d’influence. Après avoir bu le café ultra-fort que tout bon Palestinien sert aux visiteurs, dans un verre si chaud qu’il manque de vous tomber des mains, il fallut reprendre la route. Au moment de se dire au revoir, elle se tourna vers moi et me demanda : “Tu reviendras ?” Je ne savais quoi lui répondre. De retour en France, il y avait peu de chance que je remette les pieds dans ce patelin perdu de Cisjordanie. Un peu honteux, je lui fis cette réponse optimiste : “Oui, si je peux, je reviendrai.” Ce n’est pas bien de mentir aux femmes. Elle savait très bien que je ne lui disais pas la vérité. Poliment, elle m’a cependant souri."


"Mais le paradis de Mustapha était ailleurs. Le sien tenait dans les pages du dictionnaire. Chaque fois qu’il découvrait un mot inconnu de lui, il semblait aussi heureux qu’un chercheur d’or qui vient de repérer une minuscule pépite dans sa bassine. C’est bien la seule fois où j’eus l’occasion d’apprendre à Mustapha quelque chose qu’il ignorait. La seule et la dernière. Nous étions à l’automne 2014, et quelques semaines plus tard, Mustapha était au nombre des victimes de Charlie Hebdo. Il venait d’obtenir sa nationalité française."


"Quelques jours après ma première sortie de l’hôpital, je retrouvai mes parents pour un déjeuner au restaurant. Alors que je m’extirpais de la voiture où on m’avait fourré, j’aperçus ma mère qui m’attendait en compagnie de mon père. Me voyant entouré de gardes, elle se mit à pleurer. C’était la première fois de ma vie que je faisais pleurer ma mère. Je pris conscience que je ne me rendais pas compte de ce qu’une protection signifiait pour les autres. Pour moi c’était devenu non pas normal, mais habituel. Je l’avais intégrée dans ma vie comme un remède qu’on doit prendre tous les jours à la même heure, scrupuleusement si vous tenez à ce qu’il vous soigne et vous épargne la mort. Pour mon entourage, c’était différent. Cette présence policière ancrait ma vie dans la violence que j’avais subie. Elle leur semblait encore proche de moi, prête à frapper de nouveau. Comment leur faire comprendre que le pire n’est pas d’être accompagné par des policiers ? Le pire, c’est de n’être entouré par personne. C’est de se retrouver seul sans rien pour se cacher ni aucun pour vous aider. Plus de table sous laquelle se jeter. Plus d’allié pour vous secourir. Plus rien pour vous donner l’espoir que vous aurez une petite chance de vous en sortir."


"Ce 7 janvier, je montai dans la rame de métro de la ligne 5. Pour la dernière fois. On ne sait jamais quand arrive la dernière fois. La dernière fois de ma vie où j’ai été au cinéma, la dernière fois de ma vie où j’ai bu un café en terrasse, la dernière fois de ma vie où j’ai embrassé une femme. Un jour arrivera la dernière fois de toutes les dernières fois. On ne sait pas quand ce jour surviendra car en vérité chaque jour est la dernière fois de quelque chose. Chaque jour est une petite vie qui meurt doucement quand arrive le soir."


"La sensation d’avoir en face de soi la mort qui vient vous chercher ne peut se comparer à rien. Certainement pas à l’inconvénient d’avoir une protection. Cette sensation, je l’ai gardée en mémoire comme un trésor. Elle n’aura duré qu’une seconde ou deux. C’est le temps, furtif et brutal, qu’il m’a fallu pour découvrir l’émotion de la violence. Si demain j’étais de nouveau victime d’une attaque, je ne perdrais pas encore ces deux secondes précieuses pour réapprendre ce que je sais déjà. La prochaine fois, j’aurai deux secondes d’avance sur la mort. Deux secondes d’avance qui peut-être sauveront ma peau. Deux secondes d’avance qui seront ma meilleure protection."


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