dimanche 24 octobre 2021

La radicalité intéressante par Pierre Vinclair






Tiré du N° 66 de Lignes: Littérature: quelle est la question?    Lignes collection dirigée par Michel Surya

"Non pas simple négation de la vie: car c'est du chaos d'exister lui-même, dont il noue les énergies dans une forme, qu'il tire un monde.

Si aucune citation d'aucun poème ne suffira cependant à prouver qu'il opère la suspension-création que je prétends, cette impuissance elle-même fait signe: la génèse ne se démontre pas analytiquement. Elle se contemple avec ébahissement. On en reçoit les coups, on l'aime: c'est pourquoi on voudrait n'en finir jamais avec tel poème, ne jamais tourner la page, rester longtemps à son côté. Machine à retenir du temps. Arrêt sur image de Big Bang."

"Le raisonnement par lequel Marx critiquait la religion doit donc être repris tel quel: la littérature comme champ séparé est à la fois l'expression de l'impuissance réelle de l'écrivain et la protestation contre cette impuissance. Elle est le soupir du poète accablé par l'absence d'effets réels qu'à son effort, l'âme imaginaire d'un public réel sans coeur, l'esprit déliré d'une époque sans esprit. C'est l'opium des poètes radicaux."

"Sans l'école, la réforme de l'entendement n'aura pas lieu: les innovations ne seront pas synthétisées, transformées, le grand public ne pourra les digérer. La transgression formelle, en elle-même ( privée de la catalyse scolaire), comptera aussi peu pour l'histoire réelle que les pistolets à eau pour la balistique: des armes aux formes inouïes et aux couleurs fluorescentes, mais incapables de transpercer quiconque."

" Olson l'a bien vu:" Un poème est de l'énergie transférée de là où le poète l'a trouvée ( il a pu avoir de multiples déterminations), par le moyen du poème lui-même, vers, d'un bout à l'autre, le lecteur."  Loin de l'idée de Littérature séparée, olympienne, le poème est une relation entre une source d'énergie et un destinataire sur qui la projeter. Alors que pour la radicale d'avant-garde, elle vaut comme un coup dans l'histoire littéraire, sa forme est, pour la radicale intéressante , l'enveloppe dans laquelle le poème tient les énergies, une sorte de "thermos" grâce auquel elles peuvent être conservées, trimbalées sans disparaitre, pour être ensuite lâchées, quand il l'aura en main, à la face du lecteur."

"Le poème contient un espace énergétique qui aimante les mots, leur matière et leur sens - aimantation qui se joue comme sous eux mais n'est tissée que par les mots eux-mêmes, selon la densité d'une bible qui ne renverrait à nul Dieu extérieur, l'espace plat et fin d'une feuille de papier se muselant d'elle-même jusqu'à trouver la densité d'un monde. La forme concerne d'abord l'immanence du texte à lui-même et du sens au texte, défini dans un réseau de relations telles que chaque mot étant à sa place ne pourrait être à aucune autre. L'espace énergétique du poème organise ainsi lui-même et en lui-même le jeu des significations et des références, de sorte que l'esprit et le monde ne sont pas à l'extérieur mais à l'intérieur de lui: c'est la clé même de l'office ontologique et politique de la poésie radicale. Dans la radicale intéressante, le poème forme, à chaque fois comme pour la première, l'espace de consistance où peut se jouer un drame à même de susciter l'intérêt du lecteur en opérant un changement de monde."

"Il n'y a pas de génie, une oeuvre n'est pas à admirer. C'est un instrument à penser, à créer le monde, qui doit être utilisé : et le poète n'est que le prolétaire qui le fabrique. Son travail est pauvre, élémentaire, il a les mains dans le cambouis de la vie: n'importe qui peut accomplir cette tâche, et tout un chacun le devrait pour redevenir, le poème achevé, son propre maître."

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