samedi 23 octobre 2021

MARXISME (POINT DE VUE COMMUNISTE-SOCIALISTE) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

‒. m. (Doctrine de Karl Marx) Le socialisme est tour a tour, selon le point de vue d'où on l'embrasse, action et idée, mouvement pratique et conception doctrinale. Action de masses, mouvement pratique, il consiste essentiellement dans la lutte de classe, menée contre la bourgeoisie capitaliste par le prolétariat ouvrier. Aussi ancienne que le régime capitaliste, la lutte de classe est à l'origine, trouble, confuse et faible. Mais elle gagne avec les années en force, en étendue et en conscience. Elle sait aujourd'hui où elle va et qu'elle ne se terminera que par une transformation sociale profonde, caractérisée par l'abolition des classes et par l'avènement d'un mode socialiste de production, et de propriété. La lutte de classe revêt des formes multiples et changeantes : offensives ou défensives, positives ou négatives, réformatrices ou révolutionnaires, selon les circonstances et la force respective des classes en conflit. Propagande orale et propagande écrite, agitation par la presse, les meetings ou les manifestations de masse, organisation politique, syndicale, coopérative et culturelle du prolétariat, limitation de l'exploitation capitaliste par la grève et par la législation du travail, lutte contre les partis bourgeois, effort continu pour améliorer les positions des travailleurs et affaiblir d'autant celles de la bourgeoisie, opposition résolue à l'impérialisme, au colonialisme et à la guerre, ‒tout cela (et nous en passons) constitue le socialisme en tant que mouvement pratique ; tout cela fait le fond de la lutte de classe, tout cela a pour but le renversement du pouvoir de la bourgeoisie et son remplacement par le pouvoir révolutionnaire des masses travailleuses. Le mouvement socialiste ainsi défini s'appuie sur un programme. Mais ce programme n'est pas le fruit de l'arbitraire ou du caprice : il plonge ses racines dansdes conceptions doctrinales marquées, si l'on peut dire, d'un sceau de permanence. Il se peut que, dans le détail, de pays à pays, les programmes socialistes ou syndicaux présentent certaines différences, tous les pays, tous les prolétariats n'ayant point marché du même pas. Au contraire, les conceptions doctrinales, l'ensemble d'idées théoriques dont les programmes se nourrissent et s'inspirent, et qui les sauvent de l'empirisme, sont parvenus partout, au cours du dernier demi-siècle, à une sorte d'unité substantielle et de fixité. Cet ensemble de conceptions doctrinales, c'est le marxisme. Le marxisme, philosophie du socialisme.‒Après avoir éliminé peu à peu, dans le mouvement ouvrier, toutes les conceptions antérieures (utopisme des grands précurseurs, démocratisme et romantisme révolutionnaires des « hommes de 1848 », mutualisme de Proudhon si timide sous ses formules retentissantes, sans oublier le blanquisme et sa pratique des coups de main, ni le bakouninisme participant à la fois de l'anarchie proudhonienne et du blanquisme autoritaire), le marxisme s'est imposé dans tous les pays où sévit l'exploitation capitaliste. Il est la chair et le sang de tous les programmes socialistes ‒et même, avec certaines adjonctions léninistes dont l'avenir vérifiera le degré de validité, de tous les programmes communistes du monde. Il n'est pas jusqu'aux anarchistes qui n'en aient subi l'influence, tout anarchiste qui reconnaît la lutte de classe étant, qu'il le veuille ou non, marxiste au moins sur ce point-là. Le marxisme n'est autre chose que le soubassement théorique du mouvement socialiste. Il en est, pourrait-on dire, la philosophie. Il est le socialisme en tant que sociologie, le socialisme à l'état pur. Par dessus les distinctions de temps et de lieu, il confère au mouvement socialiste, dans toutes les parties du monde, un caractère saisissant de continuité, d'unité profonde, d'universalité. Non seulement il a fini par prévaloir sur les systèmes qui l'avaient devancé, mais il a merveilleusement résisté aux nombreux assauts que le révisionnisme(Bernstein vers 1898-1900, Sorel de 1904 à 1908, De Man depuis la guerre) a dirigés contre lui, avec des points de départ et d'arrivée d'ailleurs assez différents. Chose curieuse : il n'existe pas, du marxisme, un exposé d'ensemble, du moins pour la propagande populaire. Ni Marx, ni Engels (sauf ce dernier, dans l'Antidühring, gros livre d'accès difficile) n'ont jugé nécessaire de codifier leurs vues sociologiques. Les éléments du marxisme se trouvent disséminés un peu partout. La difficulté est de rassembler ces notions éparses, de les classer et de les mettre en ordre sans en trahir la lettre ni l'esprit. Le marxisme n'est pas apparu brusquement à la façon d'un météore. Sa genèse, d'ailleurs parfaitement connue, n'a rien eu de spontané, et Marx n'a jamais dissimulé tout ce qu'il devait aux grands courants philosophiques et sociaux où s'est formé son esprit. Le marxisme est un produit complexe. Il est sorti par voie de développement, de correction ou de rupture, de la philosophie allemande, du socialisme français et du mouvement ouvrier anglais. La philosophie allemande, nommément celle de Hegel, lui a fourni sa conception dialectique de la nature et de la société. Le socialisme français, lui[1]même fils de la Révolution française, lui a transmis la notion du but à atteindre, pour ne pas dire de « l'idéal à réaliser » ; ce but, c'est le communisme. Le mouvement ouvrier anglais (trade-unionisme, chartisme), né au-delà de la Manche de la grande industrie capitaliste, l'a initié pratiquement à la lutte de classe. À ces trois grandes sources, on pourrait en ajouter une quatrième : l'économie politique classique (Smith et surtout Ricardo). À l'étude de celle-ci Marx et Engels n'ont cessé de s'appliquer du jour où, s'étant rendu compte de l'impuissance de la philosophie, de la religion et du droit à expliquer le monde humain, il se sont avisés que la clé de tout mouvement social, de tout développement historique, ne pouvait être donnée que par la science, si mystérieuse encore, de la production et de l'échange des richesses. L'œuvre de Marx et d'Engels a consisté à lier en un système compact tous ces matériaux divers. Ces deux jeunes Allemands, nés l'un et l'autre en Rhénanie (où l'influence de la Révolution française était demeurée très vive) avaient 25 et 23 ans lorsqu'ils se virent pour la première fois à Paris, en 1843 et purent y constater « l'admirable et fortuite coïncidence de leurs idées (Andler) ». Tous deux d'origine bourgeoise (Marx fils d'un juriste de Trèves, Engels d'un industriel de Barmen) ; tous deux nourris de philosophie hégelienne ; tous deux se rattachant aux tendances les plus radicales de la pensée et de l'action ; tous deux également décidés à arracher le socialisme naissant à la fragilité de l'empirisme, comme aux mirages de l'utopie, à le pourvoir d'une base doctrinale solide comme l'airain. Dans cette vue ils se mirent à l'œuvre. L'élaboration du marxisme dans ses parties maîtresses leur demanda quatre ou cinq ans (1843-1848). La source la plus ancienne du marxisme, son vrai point de départ, c'est Hegel et l'hégélianisme qui les ont fournis. Faire tenir ici, un aperçu de cette prestigieuse philosophie qui bouleversa jadis toutes les têtes allemandes est assurément impossible. Contentons-nous de fixer quelques points essentiels. Tandis qu'auparavant, la philosophie avait tenté d'expliquer un monde immobile (elle n'en concevait pas d'autre), Hegel conçoit et explique un monde en mouvement. « Ce qui est est, ce qui est demeure » aurait pu dire l'ancienne philosophie, toujours à la poursuite de vérités immuables. « Ce qui est aujourd'hui n'était pas hier, et ne sera plus demain », eût pu répondre la philosophie nouvelle ; rien n'est, mais tout devient. À la philosophie de l'Être, Hegel oppose celle du Devenir. « La véritable grandeur et le, caractère révolutionnaire de la philosophie hégélienne consistent en ce qu'elle bat en brèche, une fois pour toutes, la prétention à une validité définitive de toutes les créations de la pensée et de l'action humaine (Engels) ». Tout coule, on ne descend jamais deux fois le même fleuve, avait proclamé cinq siècles avant notre ère Héraclite d'Ephèse. Tout passe, répète Hegel vingt-trois siècles plus tard ; cet univers où l'on n'a vu longtemps que du définitif, n'offre que du transitoire. Le monde donne le spectacle d'une immense accumulation de processus, où rien n'est éternel hormis cette loi d'incessante mobilité qui courbe sous elle tout ce qui a été, est et sera, qui condamne irrévocablement à périr tout ce qui est né, tout ce qui naîtra. Tout phénomène peut-être considéré comme le théâtre d'un combat entre deux éléments contradictoires: l'un conservateur ‒l'affirmation ou, comme disait Hegel, la thèse : l'autre révolutionnaire ‒la négation, l'antithèse. Ce combat se termine finalement par la négation de la négation, la synthèse, en quoi fusionnent, en se modifiant, les deux principes contradictoires et qui, à son tour, deviendra le théâtre du même duel acharné, condition nécessaire de tout développement et de tout progrès. Avant de pousser plus avant, il convient d'observer que le monde de Hegel n'est pas du tout celui que le sens commun se représente. Celui du sens commun est un monde matériel, et, de ce monde matériel, les idées que s'en fait notre esprit par l'entremise de nos sens, n'offrent que le reflet et l'image. Le monde de Hegel, au rebours, est, si l'on peut dire, une création, une projection, une extériorisation de l'Idée, élément primitif et facteur essentiel. Au cours de son « auto-évolution », l'Idée crée le monde, le monde naturel comme le monde humain, c'est-à-dire que la Nature, la Pensée et l'Histoire se trouvent n'être en fin de compte que des réalisations successives et progressives de cette Idée absolue, laquelle « a existé on ne sait où, de toute éternité, indépendamment du monde et antérieurement au monde. (Engels) ». Inutile d'en dire plus : dans cette Idée préexistante à tout et créatrice de tout, on reconnaît le bon vieux Dieu des religions et des Églises dont elle n'est que le prête-nom philosophique. « Au commencement était le Verbe », dit l'Évangéliste. L'Idée hégélienne, qu'est-elle d'autre que le Verbe biblique ? L'Idéalisme philosophique a trouvé dans le philosophe berlinois le dernier, le plus impérieux, le plus absolu de ses grands prêtres. L'hégélianisme ne survécut pas longtemps à Hegel (mort en 1831), du moins dans la forme que celui-ci lui avait donnée. Les représentants de ce qu'on appela la gauche hégélienne(Strauss, Bauer, Stirner et surtout Feuerbach) se chargèrent de le mettre en pièces. Tandis que les disciples orthodoxes glissaient doucement vers le spiritualisme et le conformisme religieux, et que le centre s'efforçait de tenir la balance égale entre la droite et la gauche, cette dernière, Feuerbach en tête, évoluait rapidement vers le matérialisme. Il est vrai qu'elle n'alla pas jusqu'au bout. Après s'être attaqué à la religion, ce qui était moins dangereux que de s'en prendre à l'État, après avoir démontré qu'il n'existe rien en dehors de la nature et de l'homme, et que Dieu n'est qu'un produit de notre imagination, Feuerbach s'arrêta là, comme à bout de souffle. On le vit aboutir à une sorte de divinisation de l'homme ‒et de quel homme abstrait, intemporel, irréel ! ‒et se faire le champion d'une morale d'amour universel aussi impuissante que celle de l'impératif kantien et beaucoup plus fade. Il appartenait à Marx d'en finir une fois pour toutes avec toute espèce d'idéalisme. Renversant l'ordre des valeurs dressé par le vieil Hegel, il affirma l'antériorité de la Matière et sa souveraineté dans le domaine de la Nature. « Pour moi, écrira-t-il plus tard, le monde des idées n'est que le monde matériel transposé et traduit dans l'esprit humain. » Puis de ce matérialisme restauré, il tira, dans le domaine de l'Histoire, des conséquences que n'avaient pas entrevues, même en rêve, nos matérialistes du XVIIIème siècle, ‒conséquences révolutionnaires entre toutes et dont la fécondité scientifique ne sera pas de sitôt épuisée. Mais revenons sur nos pas. Nous avons vu que l'hégélianisme, philosophie du Devenir, conçoit le monde non pas comme immobile, mais comme sujet à d'incessantes métamorphoses, à de perpétuels changements. L'union de l'idéalisme ‒ qui nie la Matière ou, tout au moins, la subordonne à l'Idée ‒ et de la dialectique ‒ qui affirme le mouvement, l'évolution, le devenir, ‒ voilà la grande nouveauté de l'hégélianisme. Or, lorsque Marx, jetant par dessus bord l'élément idéaliste de cette philosophie, se fut résolu « à concevoir le monde réel ‒ la nature et l'histoire ‒ comme il se présente de lui-même à qui l'approche sans prévention idéaliste », il se garda bien de toucher à ce qu'il considérait à bon droit comme l'élément révolutionnaire du système : la dialectique. Seulement la dialectique cessa d'être chez lui ce qu'elle avait été chez Hegel : l'auto[1]développement de l'Idée, se faisant tour à tour nature, conscience humaine, mouvement social ; elle devint la loi générale à laquelle obéit toute réalité, qu'elle soit matière ou esprit, qu'elle fasse l'objet des sciences naturelles ou des sciences sociales. En bref ‒ et pour reprendre son mot célèbre ‒ cette dialectique hégélienne qui jusque-là s'était tenue incongrûment sur la tête, Marx la planta sur ses pieds. Ainsi retournée, la dialectique allait être pour lui et pour Engels, au cours de leur carrière scientifique et révolutionnaire, « leur meilleur instrument de travail et leur arme la plus puissante ». De même que Hegel avait introduit la dialectique, le mouvement, au sein de l'Idéalisme, Marx, après Feuerbach, mais avec autrement de hardiesse, l'introduisit au sein du Matérialisme. Ainsi équipé le Matérialisme marxiste ne ressemble plus guère à celui du XVIIIème siècle. Celui-ci concevait l'univers sous la forme d'une immense machine admirablement agencée, et réduisait l'homme avec son cerveau, ses volitions et ses idées, au rôle inglorieux d'un rouage. Comment la machine avait-elle pu se constituer ? Jamais l'ancien matérialisme ne parvint à s'en rendre compte ; jamais non plus, il ne parvint à fournir une explication satisfaisante de l'Histoire, laquelle en surplus ne devait naître comme science qu'au début du XIXème siècle. L'idée fondamentale du matérialisme dialectique celle qui le distingue du matérialisme d'Holbach et d'Helvétius, c'est que le monde doit être conçu « comme un ensemble de processus où les choses qui paraissent stables, ainsi que leurs images cérébrales, les concepts, passent par une transformation ininterrompue du devenir et du périr, où, malgré toute contingence apparente, et malgré tout regret passager, une évolution progressive s'affirme en fin de compte... » (Engels). Cette idée, il ne suffisait pas de l'introduire dans les sciences naturelles, voire de l'appliquer au domaine des sciences religieuses. Dépassant hardiment Feuerbach qui n'avait fait que renverser Dieu de son trône ou, si l'on veut, que transférer le divin du ciel à la terre et de Dieu à I'Homme, Marx entreprit de déloger l'idéalisme de son dernier repaire, les sciences dites « morales et politiques », les sciences de la société humaine, dont l'histoire est la base : il n'en est pas qui offrent plus clairement le spectacle de ce perpétuel changement dont Hegel avait fait la loi de toute chose ; il n'en est pas non plus où le préjugé idéaliste se soit plus longtemps maintenu. Marx aura été le premier à donner de ces sciences, à commencer par l'histoire, une explication radicalement matérialiste. Conception matérialiste de l'Histoire.‒La lutte de classe.‒Avant Marx, on considérait volontiers l'histoire comme résultant du jeu d'une volonté divine (Providence) ou de l'effort des volontés humaines. On ne doutait pas qu'il ne dût y avoir, derrière l'apparent chaos des événements historiques, une sorte de dessein caché, de but idéal plus ou moins consciemment poursuivi. Pour Bossuet, le but de l'histoire, c'est le triomphe de l'Église et des commandements divins. Pour le XVIIIème siècle incrédule et laïque, c'est le progrès constant des lumières et donc des institutions politiques. Pour Hegel, c'est la réalisation parfaite de l'Idée ; pour les historiens français d'après 1820, c'est la victoire du Tiers sur la féodalité, etc. Marx nie, bien entendu, que l'histoire poursuive un but providentiel ; elle est, but et moyens, œuvre purement humaine. Les hommes font leur histoire, ne cessera-t-il de dire, et Engels redira : « Les hommes font leur histoire en poursuivant leurs fins propres consciemment voulues : la résultante de ces nombreuses volontés agissant en sens divers et de leur action sur le monde extérieur, c'est là précisément l'histoire. » Constater que les hommes eux-mêmes font l'histoire est-ce pourtant expliquer l'histoire ? Reste encore à préciser quelles « forces motrices » se cachent derrière la complexité de ces volontés humaines en action. Si les hommes font leur histoire, ils ne la font ni au gré de leur fantaisie ni dans des conditions de leur choix ; ils la font, au contraire, « dans des conditions qu'ils ont trouvées toutes faites, dans des conditions données, transmises. » (Marx, XVIII Brumaire.) C'est a découvrir les forces motrices de l'histoire ou, plus exactement, ses facteurs matériels, que Marx employa, tout d'abord, les ressources de sa dialectique matérialiste. De bonne heure, son attention avait été attirée par les luttes qui, depuis un quart de siècle, sur le terrain de la grande industrie en Angleterre, en France et même en Allemagne, mettaient aux prises la bourgeoisie et le prolétariat. Il avait appris, des historiens bourgeois de la Révolution française, à considérer cette dernière comme l'aboutissement d'une longue lutte livrée par la bourgeoisie ascendante à l'aristocratie féodale. À la lumière de ces faits, il lui apparut que toute l'histoire, à l'exception de celle des sociétés primitives, n'était que l'histoire de luttes de classes ; que les classes en lutte sont partout et toujours les produits de l'économie de leur époque ; que par conséquent la structure économique d'une société forme la base sur laquelle repose toute la superstructure des institutions politiques et juridiques, des conceptions religieuses, philosophiques et morales. « Ainsi l'idéalisme était chassé de son dernier refuge : la science historique ; la base d'une science historique matérialiste était posée ! La route était ouverte qui allait nous conduire à l'explication de la manière de penser des hommes d'une époque donnée par leur manière de vivre, au lieu de vouloir expliquer, comme on l'avait fait jusqu'alors, leur manière de vivre par leur manière de penser. » (Engels.) Et voilà ce que l'on nomme la conception matérialiste de l'histoire. Aux explications antérieures par la volonté humaine ou, ce qui revient au même, par l'individu, elle substitue l'explication par les classes. Mais ces classes, elles aussi, sont soumises à la loi du devenir : elles naissent, grandissent, se heurtent à d'autres classes et finalement dépérissent et meurent : et ces péripéties, au long des siècles, sont le contenu profond de l'histoire. À suivre le développement des classes qui ont laissé un nom, qu'aperçoit-on ? C'est qu'il est dominé, commandé par le développement économique. Autrement dit, la destinée des classes se lie à celle des modes de production depuis la chasse et la pêche primitives jusqu'à la grande industrie. Le développement de la bourgeoisie s'explique par le mode de production capitaliste, fondé sur la division du travail, l'accumulation du capital, la concentration industrielle. Ce mode de production, dès qu'il apparaît (XVIème siècle), ne tarde pas à entrer en conflit avec le mode de production antérieur, ‒féodal et corporatif. D'où une série de conflagrations violentes (révolutions anglaises du XVIIème siècle, révolution française du XVIIIème siècle), qui renversent féodalité et corporations et, du même coup, la structure politique de l'ancien régime, ainsi que l'idéologie monarchique dont tant de siècles s'étaient nourris. L'avènement de la bourgeoisie consacre la défaite de l'aristocratie féodale. Mais au sein du nouvel état de choses, de nouveaux antagonismes vont inopinément se faire jour. Le mode de production apitaliste, se développant toujours, concentrant au sein des villes tentaculaires des capitaux énormes, va entrer en conflit avec des formes de propriété(Marx, économiste et non juriste, les appelle rapports de production) demeurées immobiles et figées. Des hommes vont naître ‒les prolétaires ‒qui, exploités et opprimés dans leur chair par le mode de production et de propriété, tireront du conflit ses conclusions révolutionnaires et se feront un jour les fossoyeurs de l'ordre établi. C'est donc le mode de production qui constitue la base ‒l'infrastructure‒de la société et des classes qui la composent. C'est lui qui détermine les formes de propriété, de famille et de pouvoir, bref la superstructure des institutions juridiques ; c'est lui dont l'action se fait sentir, d'une manière plus ou moins saisissante, selon des incidences plus ou moins immédiates, sur les idéologies, les religions et les morales. À ces dernières, les anciens historiens assignaient sur le cours des événements un rôle capital ; la conception matérialiste, elle, les rejette à l'arrière. Leur rôle n'est pas négligeable, mais c'est un rôle de second plan. Marx a résumé cette doctrine si neuve en quelques phrases lourdes de substance : « C'est dans l'économie politique qu'il faut chercher l'anatomie de la société civile... Le mode de production de la vie matérielle détermine, d'une façon générale, le procès social, politique et intellectuel de la vie. Ce n'est pas la conscience de l'homme qui détermine son existence, mais son existence sociale qui détermine sa conscience. » Si le mode de production restait immobile, tout l'ordre social, politique et intellectuel serait frappé d'immobilité cadavérique. Mais il change, comme tout ce qui est ; il est même en état de perpétuel changement. « À un certain degré de leur développement, continue Marx, les forces productives de la société sont en contradiction avec les rapports de production qui existent alors, ou, en termes juridiques, avec les rapports de propriété à l'intérieur desquels ces forces productives s'étaient mues jusqu'alors. » À ce moment qu'arrive-t-il ? Les rapports (ou formes) de propriété deviennent des obstacles à l'expansion des forces productives. « Alors naît une époque de révolution sociale. Le changement de la base économique ruine plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. » (Critique de l'Économie politique, préface.) À prendre ce schéma à la lettre, on risque de s'imaginer que l'homme n'est dans l'histoire qu'un instrument passif, asservi à l'empire d'une sorte de fatalisme économique. Il n'en est rien. Le matérialisme de Marx ne saurait être confondu avec celui du XVIIIème siècle qui faisait de l'homme l'esclave docile des circonstances et du milieu. Dès 1845, à Bruxelles, tandis qu'il élaborait sa conception de l'histoire, il faisait grief à Feuerbach et aux matérialistes antérieurs, d'avoir laissé dans l'ombre le côté humain et actif de la réalité, autrement dit d'avoir perdu de vue l'homme dans la nature. Faute de concevoir l'activité humaine elle-même comme « activité objective », Feuerbach par exemple n'avait pas vu « l'importance de l'activité révolutionnaire pratique-critique. » (Marx s'exprimait alors en jargon hégélien.) Aux doctrinaires matérialistes pour qui les hommes n'étaient que le produit des circonstances et de l'éducation, Marx ripostait : « Ce sont précisément les hommes qui changent les circonstances et l'éducateur doit lui-même être éduqué ! » Aucun des modes de production qui se sont succédé dans l'histoire n'est en effet, tombé du ciel : tous sont œuvres humaines. Si les circonstances changent peu à peu les hommes, il y a de la part des hommes, réciprocité constante. Tout l'effort de l'humanité, depuis des milliers d'années, a consisté à modifier les circonstances et le milieu, à vaincre la nature en la soumettant à l'esprit, à domestiquer l'univers. L'art, la technique, la science en un mot le travail, n'ont pas d'autre but. Encore une fois, les hommes font leur histoire, ce qui ne veut pas dire, tant s'en faut, qu'ils peuvent la taire à leur guise et que leur volonté commande en souveraine. Non le matérialisme historique n'est pas une école de fatalisme stupide, de résignation et d'inactivité. Il est au contraire ‒et le professeur Andler la bien dit ‒un appel à notre énergie de vivre : « Il amène une orientation de toute pensée vers la pratique et de toute pratique vers l'organisation réfléchie. » Il opère la synthèse de la matière et de l'esprit, de l'action et de la pensée, de la pratique et de la théorie. Il opère aussi, comme l'a montré Kautsky, la synthèse des sciences de la nature et des sciences morales, soumises désormais aux mêmes lois. Et comme il n'y a jamais pour lui de résultats définitifs, comme il est essentiellement le matérialisme du devenir, comme il exclut tout dogmatisme et, partant, tout conservatisme, le même Andler a pu dire qu'avec lui a été fondée « la méthode révolutionnaire éternelle ». Dans la dernière de ses onze Notes sur Feuerbach, qui marquent si curieusement sa rupture avec le matérialisme abstrait et doctrinaire (1845), Marx a écrit : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ; or, il importe de le changer. » En même temps qu'un penseur avide de comprendre le monde Marx était un révolutionnaire avide de le changer. Cherchant à expliquer l'apparition du prolétariat dans l'histoire, il s'était élevé par degrés à une interprétation générale mettant à la base de tout processus historique les compétitions des classes entre elles, leurs luttes acharnées, souvent sanglantes, pour la prééminence et le pouvoir. Quant aux classes, elles-mêmes, il avait discerné, d'une part, qu'elles sont liées, dans leur développement, à des modes de production déterminés ; d'autre part, que leurs compétitions ne font que traduire socialement des collisions inévitables entre un mode de production qui se transforme et des formes de propriété qui restent fixes, ‒entre l'économie et le droit. En bref, Marx avait découvert que la clé de l'histoire, c'est l'économie qui la donne, ‒ l'économie et non la politique, et non la religion, le droit ni l'idéologie ‒et qu'un bon historien doit avoir, pour bien faire, approfondi l'économie. Mais encore une fois, il importait moins au Jeune Marx de comprendre le monde que de le changer. Il ne fut pas long à se rendre compte qu'il avait en main, avec le matérialisme historique, une méthode d'action révolutionnaire d'une incalculable portée. Dans quel état se trouvait le socialisme lorsque Marx et Engels, fuyant l'atmosphère prussienne, se retrouvèrent à Bruxelles en 1845 et commencèrent à échanger leurs vues ? Les écoles, les sectes, les sociétés plus ou moins secrètes pullulaient. Elles n'avaient pas une idée commune. Elles étaient sans prise sur les masses ; l'agitation ouvrière grandissait à leur insu. Le saint-simonisme n'était plus qu'un souvenir, une pièce de musée ; ses disciples s'étaient dispersés. Le fouriérisme, grâce à Considérant, gardait une certaine vigueur, mais n'attirait que des petits bourgeois ; son idéologie compliquée laissait indifférent l'ouvrier. Cabet était autrement populaire, à cause de la simplicité de son communisme sentimental, mais il songeait moins à organiser les prolétaires en parti de classe qu'à réaliser pacifiquement son Icarie. En Angleterre, Owen était depuis longtemps dépassé, mais le mouvement chartiste, tout en offrant l'exemple du premier grand mouvement politique de la classe ouvrière, manquait d'idées doctrinales, ne voyait pas au-delà du suffrage universel. En France et chez les ouvriers allemands disséminés à l'étranger, nombreux étaient les groupements communistes révolutionnaires, mais là encore la doctrine prêtait le flanc, du point de vue de la science, aux plus graves critiques, ‒et les moyens tactiques étaient à l'avenant : Weitling n'avait-il pas imaginé un plan d'attaque consistant à délivrer les criminels des prisons et à les lancer à l'assaut du régime ? Tout prolétariens que fussent ces premiers groupements ‒débris de la Société blanquiste des Saisons ou de la Ligue allemande des Justes, ‒aucun ne semblait se douter de la mission assignée par l'histoire elle-même aux prolétaires en tant que classe, aucun ne croyait encore à l'avenir révolutionnaire du prolétariat et donc à la nécessité de l'organiser et de l'instruire. Si diverses à tant de titres, ces écoles d'avant 48, ces sectes fermées, ces conspirations impuissantes avaient pourtant deux traits communs : d'abord leur attitude critique à l'endroit de la société bourgeoise, de l'industrialisme et de la concurrence ; puis, le caractère primitif, utopique, de leurs programmes et de leurs méthodes. En ce qui concerne l'attitude critique, rien à objecter certes, et Marx n'a fait le plus souvent que suivre la voie des précurseurs. Mais il devait écarter sans pitié tout ce qui était inconsistant, illusoire sentimental contraire aux données de la science et de l'économie, en un mot tout ce qui était utopique. « Il fallait démontrer ‒écrira-t-il plus tard, et effectivement il démontra ‒que ce qui était en question, ce n'était pas l'application d'un système utopique quelconque, mais la participation consciente à l'évolution historique de la société qui se passe sous nos yeux ». Or, l'évolution historique que Marx avait sous les yeux, de quoi était-elle faite ? De la croissance simultanée ‒singulièrement sensible en Angleterre, où Engels avait pu l'analyser à loisir ‒d'un mode de production capitaliste, d'une bourgeoisie maîtresse des instruments de production, et d'un prolétariat salarié. ‒Participer à l'évolution historique « qui se passe sous nos yeux », ce ne pouvait être que participer à la lutte de classe des prolétaires, des salariés, contre le mode de production capitaliste et contre la puissance grandissante de la bourgeoisie, encore renforcée par l'appui que lui prêtait l'État. Et c'est à cette « participation consciente » que Marx appela les communistes révolutionnaires. Abandonnez les sectes, leur dit-il, ces cellules sans air ni lumière sont « étrangères à toute action réelle, à la politique, aux grèves, aux coalitions, bref, à tout mouvement d'ensemble » ; allez au mouvement ouvrier. Le communisme ne sortira pas de l'agitation désordonnée de sectes impulsives, mais d'un mouvement ouvrier porté à sa plus haute puissance ; il sortira de la lutte de classe des prolétaires gagnés à l'idée communiste et devenus, par elle, plus conscients et plus sûrs d'eux-mêmes, mieux organisés et plus forts. Avant tout autre, Marx a deviné que le mouvement ouvrier, si faible encore, portait en lui un nouveau monde ; avant tout autre, il a compris que la société communiste ne serait autre chose que le mouvement ouvrier parvenu ‒après « de longues luttes et toute une série de progrès historiques qui transformeront les circonstances et les hommes » ‒au terme fatidique de son évolution. Lorsque Lassalle s'écriera « Le prolétariat est le roc sur quoi sera bâtie l'Église de l'avenir », il ne fera que reproduire sous une forme oratoire une idée maîtresse du marxisme. (Encore sied-il de ne point prendre à la lettre l'éclatante métaphore de Lassalle, le prolétariat n'étant nullement, dans le processus de l'édification socialiste, un substratum inerte : c'est sur lui, mais c'est aussi par lui, que l'Église de l'avenir (le socialisme) s'élèvera). Le Manifeste Communiste(1848) eut précisément pour objet d'unir en une synthèse puissante le mouvement ouvrier et le communisme militant, ‒la force et l'idée. Il annonce la mission historique du prolétariat ‒réaliser le communisme, ‒parce qu'il identifie ces deux termes jusque-là séparés : révolution communiste et libération du prolétariat. Bien entendu, cette libération sera l'œuvre du prolétariat lui-même, ainsi que le proclamera plus tard ‒sous la dictée de Marx ‒la première Internationale. Les communistes abandonnés à leurs seules forces y seraient bien impuissants. Ayant à définir dans le Manifeste« la position des communistes par rapport à l'ensemble des prolétaires ». Marx et Engels rabattent sans hésiter communisme et communistes sur le plan du prolétariat, du mouvement prolétarien : « Les communistes n'ont point d'intérêt qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils ne proclament pas de principes distincts sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier... Pratiquement, ils sont la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui entraîne toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien... Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression globale d'une lutte de classe existante, d'un mouvement historique évoluant de lui-même sous nos yeux. » Fidèles à la méthode du matérialisme historique, Marx et Engels ont intégré le communisme au prolétariat. Ainsi donc, partis de la conception matérialiste de l'histoire, Marx et Engels aboutissent, par la lutte de classe prolétarienne, à la révolution sociale. Matérialisme historique, lutte de classe, révolution socialiste, ce sont les éléments fondamentaux de la construction marxiste, ‒ les colonnes du temple. Au point où en est notre analyse, nous savons que les modes de production et les formes sociales qui en résultent « avec nécessité » sont le fondement de l'histoire ; nous savons que cette histoire tout entière est faite de luttes de classes, plébéiens contre patriciens, serfs contre seigneurs, compagnons contre maîtres, tiers-état contre noblesse ; nous savons enfin que le socialisme n'est autre chose que l'expression, dans la conscience moderne, de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, et que la victoire du prolétariat sera celle du socialisme. Ce n'est pas là pourtant l'intégralité du marxisme. Il ne pouvait suffire à Marx d'avoir remis sur leurs pieds l'histoire d'abord, le socialisme ensuite. Il ne pouvait lui suffire non plus d'avoir fondé le socialisme sur la base inexpugnable du prolétariat et de la lutte de classe. Il lui restait pour achever sa tâche à porter la main sur le sanctuaire de la science bourgeoise, à renverser les autels dressés au Capital par les grands prêtres de l'Économie politique, à faire place nette en un mot pour le socialisme scientifique qu'il méditait de constituer. C'est à quoi il s'employa sans relâche lorsqu'en 1849, l'échec des révolutions européennes lui eut fait reprendre le chemin de l'exil. Avec l'ancien socialisme, les économistes avaient eu vraiment beau jeu. Le caractère fantaisiste de ses constructions en plein ciel, sa méconnaissance de l'histoire, son ignorance des acquisitions les plus sûres de l'économie politique bourgeoise faisaient de lui une cible facile. C'était à qui, dans le monde des tenants de la « science » le criblerait de réfutations en règle ou de sarcasmes altiers. Après 1848, ils crurent si bien le socialisme mort qu'un d'eux s'écria, triomphant : « Parler de lui, c'est prononcer son oraison funèbre ». C'est à ce moment que Marx se dressa devant eux, lanière en main. Alors, pour ces messieurs, ce fut fini de rire. Marx allait s'attaquer sans ménagements académiques aux dogmes sophistiqués de la « Science ». Il allait arracher son voile à cette moderne Isis : la production capitaliste, démonter pièce à pièce le mécanisme économique instauré à son profit par le Capital, analyser les antinomies qui déchirent la vieille société et qui, de choc en choc, de crise en crise, finiront par la tuer. « La chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables ». C'est en ces termes que, dès 1848, le Manifeste annonçait aux prolétaires les destinées de leur classe. Ce n'était qu'une prophétie. Restait à la fonder sur des faits. Marx y consacra près de vingt ans. Le Capital, paru en 1867, formule la loi qui préside au mouvement de la société bourgeoise et, de l'observation de ce mouvement, conclut à la nécessité du socialisme. Le socialisme cesse d'être un rêve de justice sociale ; son avenir est garanti, sa réalisation est certaine : il sortira du développement même de la société capitaliste, en même temps que de la volonté et de la conscience des prolétaires. Pour la classe ouvrière qui souffre, se débat et lutte, quelle force désormais de pouvoir se dire : « Quoi qu'il arrive, l'avenir est à moi, je vaincrai ! » Cette grande force les travailleurs la doivent à Karl Marx. Le mystère de la production capitaliste (valeur et plus-value). ‒Le Capital est une œuvre gigantesque, puissante, touffue, une forêt de faits et d'idées où il n'est guère prudent de s'aventurer sans guide. Comment résumer en quelques lignes une œuvre de cette envergure ? Marx se place sur le même terrain que les chefs de l'économie politique classique, les Adam Smith et les Ricardo. Mais où ceux-ci croyaient avoir découvert des lois naturelles inflexibles, il ne voit, lui, que des lois historiques, donc circonstancielles et éphémères. Pas de lois naturelles, mais des lois inhérentes à une société donnée, qui a commencé et qui finira : la société capitaliste, productrice de « valeurs d'échange », de « marchandises ». Marx introduit l'histoire dans le sanctuaire, peuplé d'abstractions, rigides comme des statues, de l'économie classique : et cette initiative hardie constitue à elle seule une révolution scientifique. De quoi s'agit-il pour Marx ? Il s'agit d'éclaircir le « mystère de la production capitaliste. » Comment le capital est-il venu au monde ? Comment a-t-il grandi, ne cesse-t-il de grandir ? Comment, n'étant que du travail cristallisé, ne cesse-t-il d'asservir, d'exploiter le travail vivant ? Qu'est-ce que le prolétariat ? D'où vient-il ? Où va-t-il ? Quelles sont les perspectives du développement capitaliste ? La domination du capital sera-t-elle éternelle ? Dans le cours de sa longue recherche, Marx ne fait appel qu'aux lois économiques, jouant avec une nécessité de fer, qui président à l'échange des marchandises. Il part d'une définition de la valeur empruntée en partie aux économistes classiques. La valeur d'une marchandise n'est autre chose que la quantité de travail humain incorporée dans cette marchandise (non de travail individuel, ce qui rendrait toute mensuration impossible, mais de travail socialement nécessaire à une époque donnée, avec des moyens techniques également donnés). Le travail, voilà la substance de la valeur ; le temps de travail socialement nécessaire, en voilà la mesure. Tant il y a de travail inclus dans une marchandise, tant elle vaut. Ceci étant entendu, comment se forme et s'accumule le capital? ‒Comment, en d'autres termes, s'enrichit la classe capitaliste ? L'échange d'une marchandise contre une autre marchandise ne rend pas en soi les échangistes plus riches ; chacun ne fait que céder à l'autre un même nombre d'heures de travail incorporées dans des marchandises différentes (1). Comment se fait-il alors que tout possesseur d'un produit qui l'apporte sur le marché et qui le vend, réalise en fin de compte un enrichissement ? (1) En fait on n'échange plus guère une marchandise contre une autre, on l'échange contre de l'argent. Mais pour notre raisonnement, il n'importe : l'argent, en régime d'économie monétaire n'est autre chose qu'un signe représentatif de marchandises, donc d'heures de travail. C'est que la production d'une marchandise exige non seulement un capital, mais du travail humain ; elle exige des travailleurs. Des travailleurs, en régime capitaliste, ce sont des prolétaires, ‒ hommes qui, n'ayant pour tout bien que leur force de travail, se trouvent, pour subsister, dans l'obligation de la vendre à ceux qui possèdent le capital (les usines, les machines, l'argent accumulé, bref les moyens de production). Or, en régime capitaliste, la force de travail est une marchandise comme une autre, et qui s'échange sur le marché ‒en général contre un salaire en argent ‒selon les mêmes lois que toutes les marchandises : elle s'échange pour ce qu'elle vaut, ni plus ni moins. Sa valeur, comme celle de n'importe qu'elle autre marchandise, est déterminée, mesurée, par le nombre d'heures de travail socialement nécessaires pour la produire : autrement dit, par le nombre d'heures de travail incorporées dans les moyens d'existence (aliments, vêtements, logement, etc.) qui sont nécessaires à la réfection quotidienne de la force de travail de l'ouvrier ; la force de travail d'un ouvrier vaut ce que valent, à une époque et dans un lien donnés, les moyens d'existence nécessaires à cet ouvrier pour maintenir en état sa force de travail, l'activité de ses muscles et de son cerveau. Or qu'arrive-t-il ? C'est que l'ouvrier qui vend au capitaliste sa force de travail à sa valeur de marché, telle qu'elle vient d'être énoncée (mettons : 4 heures de travail, soit 20 francs) produit dans sa journée de dix heures une valeur toujours supérieure à ce salaire de 20 francs : évaluons-là à 50 francs... La force de travail est en effet la seule marchandise au monde qui, en se consommant, ajoute une valeur nouvelle à une valeur ancienne, crée en un mot de l'excédent. Mais cet excédent, à qui appartient-il ? À l'ouvrier ? Allons donc ! il n'est dû à ce pauvre diable qu'un salaire fixé d'avance... L'excédent appartient au capitaliste, à l'acheteur[1]consommateur de force de travail. Cet excédent a nom plus-value. Le temps que l'ouvrier passe en usine, non plus pour gagner de quoi vivre, mais pour enrichir le capitalisme, ce temps de travail non payé se nomme le sur-travail. Plus la journée est longue, plus aussi le travail est intense, et plus le capitaliste empoche de plus-value. Profit, intérêt, rente, tout cela n'a qu'une source : le sur-travail, le travail non payé, la plus-value. À l'origine de l'accumulation du capital dans les mains d'une classe, à la base de la société capitaliste et de la civilisation bourgeoise, il y a des milliards et des milliards d'heures de travail non payées, d'heures de travail gratuitement extorquées, pendant des siècles, à des milliards de prolétaires. La richesse de la bourgeoisie est faite, tout simplement, de la misère du prolétariat. Le voilà donc dévoilé, le mystère de la production capitaliste ! Acheter à sa valeur réelle, soit 4 heures de travail ou 20 francs, la force de travail d'un prolétaire, le faire travailler non pas 4 heures, mais 10, et vendre ensuite ce qu'il a produit dans sa journée à sa valeur réelle, soit 10 heures de travail ou 50 francs, tout le « mystère » est là ! Un semblable régime est un fait historique nécessaire. Un fait conforme à la justice ? C'est une autre question, et qui n'est point, pour un marxiste, la question primordiale. La question primordiale, c'est de savoir si le capitalisme restera nécessaire jusqu'à la fin des temps. Les économistes répondent par l'affirmative au nom de la fameuse « nature des choses », qui ferait du capitalisme comme le couronnement de l'histoire. Tous ne vont pas jusqu'à dire, avec l'inénarrable Thiers, que « la société actuelle reposant sur les bases les plus justes ne saurait être améliorée », mais croyez bien qu'ils le pensent tous. Marx au contraire hausse les épaules et proteste. La nature des choses ? Invention d'après-coup pour la consolidation du fait accompli ; il n'y a pas de lois naturelles, il n'y en a jamais eu ; il n'y a que des lois passagères, des nécessités historiques provisoires, et des sociétés périssables... Cette société bourgeoise où une classe s'exténue de surtravail, tandis que l'autre s'engraisse de plus-value, n'a pas toujours existé, n'existera pas toujours. La bourgeoisie est de date relativement récente. Née à la fin du moyen âge, elle a grandi avec le commerce et l'industrie ; elle a fait dix révolutions à son profit, le XIXème siècle a vu son apogée ; le XXème verra sa fin. Son histoire, Marx la connaît mieux que personne : c'est l'histoire même du Capital, pleine de violences sans nom. Il suit la bourgeoisie dans sa course acharnée à la poursuite de la plus-value, il montre la progression rapide de l'accumulation capitaliste allant de pair avec l'asservissement des travailleurs dépouillés peu à peu de leur instrument de travail, la petite propriété personnelle, et rejetée par masses toujours croissantes dans l'abîme du salariat. L'historien, dans Marx, dépasse encore, si l'on peut dire, l'économiste. Il a ressuscité en d'admirables pages ‒vraies estampes à la manière noire ‒où l'ironie, le mépris, la colère ont peine à se contenir, ce passé brutal et sanglant. Le Capital, ce sont les Châtiments de la bourgeoisie capitaliste, à qui Marx pourrait dire, ainsi qu'Hugo à Bonaparte : Mais je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer... Le Capital pourtant n'est pas un pamphlet, c'est une œuvre de science austèrement objective. Mais si Marx analyse en savant, il conclut en révolutionnaire. Après avoir formulé scientifiquement la loi du développement capitaliste et fait voir dans la plus-value la source de l'accumulation, Marx, se tourne vers l'avenir. Où va le capitalisme ? Quel destin lui est réservé ? Il est venu au monde « suant le sang et la boue par tous les pores ». Comment en sortira-t-il un jour, de ce monde spolié, asservi, exploité par lui durant des siècles ? En quatre pages saisissantes, Marx va répondre à cette question ; il va esquisser « la tendance historique » du Capital, telle qu'elle ressort des lois du développement capitaliste même. Ces quatre pages pourraient s'intituler : Grandeur, décadence et mort du Capital. Tâchons d'en faire tenir en quelques lignes la substance. À l'origine du Capital, il y a avant tout « l'expropriation du producteur immédiat, la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son possesseur ». En d'autres termes, il y a l'expropriation et la destruction d'une classe nombreuse de petits propriétaires autonomes, de petits producteurs indépendants : artisans, paysans. L'existence de ces petites gens impliquait « le morcellement du sol et l'éparpillement des autres moyens de production. » C'était là l'ancien régime économique, beaucoup plus dédaigné des historiens que l'ancien régime politique : à peine connaissait-il, si même il les connaissait, la concentration, la coopération, la division du travail, le machinisme ; il n'était compatible « qu'avec un état de la production et de la société extrêmement borné ». Mais parvenu peu à peu à un certain niveau de développement technique et social, l'ancien régime économique commence à se nier lui-même. On voit apparaître en son sein des forces irrésistibles dont le progrès causera plus tard sa mort (ce n'est plus Saturne qui dévore ses enfants, mais les enfants de Saturne qui dévorent leur père !) Les moyens de production individuels donnent naissance à des moyens de production de plus en plus concentrés, et « de la propriété naine du grand nombre » va sortir, merveilleusement équipée, « la propriété colossale de quelques-uns ». « Cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du Capital ». « L'expropriation des producteurs immédiats s'exécute avec un vandalismeimpitoyable qu'aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. La propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, sur le salariat ». Tendance historique du développement capitaliste. (L'expropriation des expropriateurs). ‒Mais à expropriateur, expropriateur et demi ! L'expropriation, inexorable loi du développement capitaliste, finit par se retourner contre le régime qui l'engendre. De même que le petit capital a vaincu autrefois la petite propriété personnelle et refoulé la libre production artisane ; de même, le grand capital finit par vaincre et par exproprier le petit capital. La production capitaliste se concentre peu à peu dans un nombre de mains de plus en plus restreint. Qu'arrive-t-il alors ? À mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation, « mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée » par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. La théorie économique de Marx est d'une incomparable grandeur et, pour la, propagande, d'une fécondité merveilleuse. Il n'est pas étonnant qu'elle se soit imposée à tous les partis socialistes du monde. Le prolétaire qui l'a comprise n'en peut plus détacher son esprit. Ayant dissipé les nuées de l'apologétique bourgeoise, il cesse de croire à la pérennité du mode de production capitaliste. Et la mission historique du prolétariat lui apparait dans sa haute certitude, toute chargée de promesses révolutionnaires. Nous arrivons au terme de, ce court aperçu. Le lecteur possède maintenant quelques données sommaires sur les grandes conceptions doctrinales qui forment l'ossature du marxisme. Ce sont, dans l'ordre chronologique (ne craignons pas de nous répéter) : 1° La conception matérialiste de l'histoire ; 2° La théorie de la lutte des classes (d'où résulte, pratiquement, l'intégration du socialisme dans le mouvement ouvrier ; 3° La théorie de la plus-value, clé du « mystère » de la production capitaliste. dans ces trois conceptions fondamentales, le marxisme n'est pas inclus tout entier. Nous n'avons rien dit par exemple d'une théorie essentiellement marxiste et que la propagande socialiste a largement vulgarisée : la théorie de la concentration capitaliste. Une allusion y est faite dans le texte de Marx que nous venons de citer en partie. Elle s'énonce à peu près comme suit : À mesure que le capitalisme se développe, le capital se concentre en un nombre de mains de plus en plus réduit ; la grande exploitation l'emporte sur la petite exploitation. La concentration capitaliste. ‒La théorie de la concentration a, dans la sociologie marxiste, une importance de premier plan. Ce n'est pas, bien qu'on l'ait dit souvent, de la concentration que Marx attend la réalisation du socialisme (il ne l'attend que de la lutte de classe), mais elle est pour lui une des conditions décisives de cette réalisation. De toutes les prédictions de Marx, c'est celle qui s'est le plus complètement vérifiée, au point que, dans certaines branches d'industrie, la petite exploitation est dès aujourd'hui entièrement éliminée. Marx n'a connu ni les trusts ni les cartels, mais ceux-ci sont l'illustration la plus frappante de sa théorie. Plus le capital se concentre, plus l'industrie se monopolise, plus aussi se concentre le prolétariat. Plus donc le problème de la réalisation du socialisme approche de sa solution. « La concentration, dit Kautsky, produit les forces nécessaires à la solution du problème, c'est-à-dire les prolétaires, et elle crée le moyen de le résoudre, à savoir la coopération sur une grande échelle ; mais elle ne résout pas elle-même le problème. Cette solution ne peut sortir que de la lutte du prolétariat, de sa force de volonté et du sentiment qu'il a de ses devoirs. » Les adversaires du marxisme lui attribuent souvent des théories qui lui sont étrangères : par exemple la fameuse loi d'airain des salaires, la théorie de l'écroulement capitaliste(dite encore de la catastrophe), la théorie de la misère croissante du prolétariat. La loi d'airain n'est pas marxiste ; elle est lassallienne (et guesdiste) : commode pour la propagande, elle manque de valeur scientifique. Tout au plus exprime-t-elle une tendance, qui, sans cesse contrecarrée par des tendances adverses, ne se réalise pour ainsi dire jamais. La théorie de l'écroulement et celle de la misère croissante ne sont pas davantage marxistes, ainsi que Kautsky, polémiquant jadis avec Bernstein, l'a fortement établi. Marx a montré le capitalisme en proie à des crises périodiques déterminées par ce dérèglement de la production dont on peut dire, au risque de paraître jouer sur les mots, qu'il est la règle du régime. Le capitalisme, sous l'aiguillon de la concurrence, finit toujours par surproduire. Alors les marchés s'engorgent, les prix s'effondrent, les transactions s'arrêtent, les krachs se multiplient, engendrant chômage et misère. Tout cela est parfaitement exact. Marx, toutefois, n'a jamais dit que le capitalisme s'écroulerait un jour de lui-même, emporté par une crise de surproduction plus torrentielle que les autres. « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » ; elle ne saurait résulter d'une catastrophe économique, d'un accident de l'histoire. Encore une fois, marxisme et fatalisme s'excluent. Quant à la théorie de la « misère croissante » elle n'exprime, elle aussi, qu'une tendance. Cette tendance se réalise parfois (combien de fois et dans combien de pays ne s'est-elle pas réalisée depuis la guerre I); par souvent contrebattue dans son action par des tendances contraires qui viennent l'annihiler. La révolution, Marx ne l'a jamais attendue d'une explosion de misère émeutière, mais de l'organisation du prolétariat en parti de classe et en syndicats, et de la volonté des prolétaires de se faire libres. Marx et l'État.‒d'airain, théorie catastrophique de l'écroulement, thèse de la misère croissante, parce qu'elles excitent vivement l'imagination populaire, ont beaucoup contribué à vulgariser le socialisme. Au contraire, les disciples ont laissé dans l'ombre la théorie marxiste de l'État, jugée, sans doute, trop révolutionnaire, et c'est leur faute si Marx a passé longtemps pour un étatiste renforcé, un partisan déterminé de la transformation sociale par l'intervention de l'État. Cette réputation qu'on lui a faite est fausse. Marx est au moins autant que Bakounine un adversaire de l'État, fut-il démocratique et républicain. Vingt textes parfaitement authentiques pourraient en témoigner ici. Dès le Manifeste communiste,il écrit que lorsque les antagonismes de classes auront disparu « toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir politique [perdra] son caractère de classe... À la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, [surgira] une association où le libre développement de chacun [sera] la condition du libre développement de tous. » Vingt-cinq ans plus tard, au plus fort de la lutte contre Bakounine, Marx écrit encore : « Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : Le but du mouvement prolétaire, l'abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir d'État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d'une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforme en de simples fonctions administratives. » On connaît, d'autre part, la célèbre phrase d'Engels : « La société qui organisera la production sur les bases d'une association de producteurs libres et égalitaires, transportera toute la machine de l'État là où sera dès lors sa place : dans le musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de pierre. » Où Marx et Engels se séparent de Bakounine, c'est quand celui-ci veut faire de l'anarchie non seulement la fin, mais le moyen de la Révolution. Conclusion. ‒La conquête du pouvoir politique, Marx n'a cessé de voir en elle « le premier devoir de la classe ouvrière ». Mais il ne confondait pas le pouvoir politique‒sorte de comité de salut public prolétarien, chargé de liquider la société bourgeoise et de veiller à la sûreté de la Révolution ‒avec les pouvoirs publics traditionnels de la bourgeoisie, avec le vieil État de classe que les monarchies transmettent aux républiques et auquel celles-ci se gardent bien de toucher. L'État de classe, le premier acte du prolétariat vainqueur ne pourra être que de le détruire de fond en comble. L'État une fois détruit, gisant dans la poussière, avec tous ses rouages, qu'y aura-t-il ? Un régime purement provisoire, la dictature du prolétariat : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. À quoi correspond une période de transition politique où l'État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » Reprise, il y a 12 ans, par Lénine et la Révolution russe, cette formule, qui date de 1848, est devenue fameuse : on en use et abuse tous les jours. Au vrai, on ne la rencontre chez Marx qu'accidentellement. Quant au sens qu'il lui attribuait, on peut s'en faire une idée par cette citation d'Engels : « Voulez-vous savoir, Messieurs, ce que veut dire cette dictature ? Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat. » Pour Marx et pour Engels, dictature du prolétariat n'était qu'un synonyme expressif de Révolution prolétarienne. Eussent-ils approuvé sans réserves, eux, les apologistes de la démocratique Commune, n'importe quelle dictature ? On peut en douter. Rien n'autorise à croire, par exemple, qu'ils eussent admis sans mot dire une dictature du prolétariat s'exerçant, comme cela se voit en Russie, sur le prolétariat lui-même par l'entremise bureaucratique d'un parti militarisé à l'extrême, et duquel est exclue toute démocratie réelle. Une question capitale, qu'il nous faut laisser de côté, c'est de savoir comment se réalisera le socialisme. Le marxisme, qui se garde autant qu'il peut, des prophéties, toujours plus ou moins contredites par les faits, répond, nous l'avons vu, que le socialisme se réalisera par la lutte de classe. Mais la lutte de classe revêt des formes multiples : elle n'exclut pas plus les moyens pacifiques que les moyens de force. La seule chose absolument certaine, c'est que le socialisme se réalisera ! Il a pour lui, dès à présent, la Nécessité économique : il ne lui manque plus que la volonté ouvrière. Quand ces deux facteurs décisifs se rejoindront et confondront leurs forces, l'heure du capitalisme aura sonné. Alors la mission historique du prolétariat annoncée par Marx s'accomplira et l'humanité unifiée, sans classes et sans frontières, passera « du règne de la fatalité dans celui de la liberté. » Alors, il n'y aura plus, dans l'ordre nouveau du monde, que des hommes égaux, soumis à la seule loi du travail. Il n'y aura plus que des travailleurs qui, foulant pour la première fois d'un pied libre le sol où reposent des générations innombrables d'esclaves, de serfs et de salariés, se sentiront enfin une patrie. Et l'adjuration sublime du vieux Pottier, le poète prolétaire, résonnera dans les cœurs comme l'évangile des temps nouveaux. Sois plus qu'un roi, sois ton maitre, sois homme ; Ô travailleur, deviens l'Humanité ! –

 

Amédée DUNOIS.

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