CONCLUSION
Il faut savoir terminer un
livre. Celui-ci cherche à retenir quelques-uns des moments qui ont fait les
premiers mouvements de grèves de travailleurs sans papiers. S’il se referme sur
le début d’une séquence, l’entrée dans la Cité nationale de l’histoire de
l’immigration, c’est que le terme de cette histoire n’est pas pour tout de
suite : il n’y a que dans les romans où l’on peut s’attendre à une fin
identifiable et irrévocable. Les luttes sociales n’ont que des conclusions
provisoires ; elles sont faites de ruptures relatives, de métamorphoses
progressives, articulées aux politiques et stratégies qu’elles combattent. En
avoir décrit intensivement un épisode n’empêche pas de reconnaître que couper
dans le fil de l’histoire comporte toujours une part d’arbitraire. Si, à
l’intérieur du segment choisi, notre récit revient sur les défaites aussi bien
que les victoires, les hésitations rencontrées autant que les certitudes
gagnées, les épreuves négatives et positives, c’est parce que ces grèves inédites
ont soulevé en pratique, inévitablement, une série de contradictions. C’est
parce que minimiser ces contradictions serait escamoter l’intelligence et la
persévérance déployées pour tenter de les surmonter.
Les
mutations d’une lutte
Faire grève, pour obtenir des
papiers : le mode d’action comme l’objectif sont classiques, mais leur
association est inédite. Pour gagner des régularisations, l’outil de la grève
et l’identité de son organisateur – le syndicat – tranchent avec ce qui était
connu jusque-là. D’un côté, on trouvait les associations, se caractérisant
plutôt par l’extériorité des personnels associatifs aux bénéficiaires de leur
activité, et l’accueil inconditionnel des individus définis comme cible
(l’ensemble des sans-papiers, ou seulement les réfugiés, les familles…),
indépendamment de leur implication militante. De l’autre, on trouvait les
collectifs de sans-papiers : ils organisent plutôt des actions symboliques,
comme l’occupation d’église et la grève de la faim, qui impliquent physiquement
leurs acteurs mais dont le levier est d’abord l’image que ces derniers
renvoient d’eux-mêmes et de l’État. Et une bonne part de ces collectifs sont
conduits à négocier en préfecture des listes d’individus à régulariser
sélectionnés notamment selon leur degré de mobilisation. Bien sûr, ces figures
de l’association et du collectif de sans-papiers sont en pratique plus
complexes, car traversées par des tendances contradictoires (une association
comme Droits devant !!, par exemple, était, avant les grèves déjà, difficilement
classable). Il reste que l’implication de syndicats et l’usage de la grève font
émerger un troisième registre d’action collective, qui cherche à se fonder à la
fois sur une identité concrète, celle de travailleur ; sur une mobilisation
visant à faire céder l’État par une pression économique sur l’employeur ; et
sur un objectif d’élargissement, dont découle une absence de hiérarchisation
des candidats à la régularisation parmi les participants à la grève.
Si la grève est un classique
du répertoire d’action syndical, le type de grève adopté – arrêt du travail et
occupation jusqu’à satisfaction – singularise ce mouvement. Dans la période, la
pratique de la grève est plutôt dominée par les journées nationales d’action et
les débrayages locaux, conçus comme des moments d’une négociation au long cours
1. Ici, par contraste, la grève démarre sans aucune certitude sur le moment de
sa fin. Elle est un combat d’où doit sortir nécessairement une victoire ou une
défaite : se dévoilant comme sans papiers lorsqu’ils se déclarent en grève, les
grévistes ne pourront plus revenir en arrière, car l’employeur, qu’il ait été
auparavant au courant ou pas de leur situation administrative, ne peut plus
désormais les faire travailler sans transgresser ouvertement la loi.
La plupart de ceux qui ont
fait grève au printemps 2008 en sont sortis victorieux, même s’il y eut des
moments délicats, à chaque fois qu’une grève prenait fin en laissant
quelques-uns de ses protagonistes non régularisés. Les syndicats engagés ont
manifesté leur volonté de mobiliser des travailleurs au-delà des frontières
civiques que leur dessinait l’État, c’est-à-dire de remettre en cause la
production par ce dernier de niveaux hiérarchisés d’accès aux droits. De cette
victoire, qui leur a permis de faire régulariser un premier contingent de
travailleurs sans papiers, grévistes mais aussi non-grévistes, les syndicats
ont hérité la fonction et l’image provisoires d’intermédiaires de la
régularisation. Ils ont pu apparaître un temps détenteurs d’une portion du
monopole étatique d’un bien civique, le droit à être là et à travailler. De
l’automne 2008 au printemps 2009, construisant et déposant des dossiers selon
des critères qu’ils espéraient avoir conquis, ils se sont retrouvés du même
coup pris dans une démarche d’instruction et de sélection de ces dossiers,
contraints d’éconduire, parce que le ministère les avait refusés, les
travailleurs sans papiers qui n’appartenaient pas aux franges les plus
formelles et intégrées du salariat. Si les syndicats ont accepté un temps
d’entrer dans cette logique, non sans hésitations, c’est parce qu’ils
escomptaient que les préfectures à leur tour respecteraient des critères et
suivraient des procédures routinières, permettant d’anticiper sur l’issue des
dossiers adressés. Mais ce temps n’a pas duré, car l’administration, peu
disposée à déléguer une part de son pouvoir et surtout à rogner son arbitraire,
a accumulé les vexations. En permanence, elle a révisé les critères et modifié
les procédures, si bien que ceux-ci n’étaient plus qu’une illusion.
Alors, pour dépasser les
obstacles et contradictions nés de l’acte I, les syndicats, et les associations
qui les accompagnaient, ont décidé d’une part de se battre, par la
revendication de « critères », pour que la bureaucratie s’éloigne du pouvoir
solitaire de l’administration et se rapproche de l’État de droit ; et, d’autre
part, ils ont fait le pari d’intégrer les catégories de travailleurs sans
papiers qui n’avaient pu l’être lors de l’acte I. En étendant leurs frontières
civiques, les syndicats ont fait du même coup une percée au sein d’un tissu
productif qu’ils avaient jusque-là peu réussi à investir : petites et moyennes
entreprises, sous-traitance, intérim, travail au noir… Cherchant à conquérir
l’égalité des droits pour une frange marginalisée du monde du travail
concentrée dans ces espaces productifs inexplorés, ils ont œuvré à
l’approfondissement d’un droit, celui de faire grève, pour l’ensemble du monde
du travail 2. Mais ils ont alors ouvert un second front. Lors de l’acte I,
l’action devait son efficacité à l’impossibilité pour ses adversaires de
contester la qualification de gréviste. Lors de l’acte II, en revanche, la
contestation patronale a été plus vive et ses recours en justice plus
efficaces, si bien que le mouvement a été renvoyé à d’autres formes d’actions,
plus symboliques et parfois plus éloignées des entreprises, rappelant ce qui se
faisait auparavant pour obtenir des papiers.
Le
syndicat et ses spectres
Si la grève de sans-papiers
apparaît donc comme une mobilisation originale, elle n’émerge pourtant pas
comme une forme pure, définitivement distincte d’autres répertoires d’action.
Parce qu’ils sont en partie tributaires d’héritages, de pressions de
l’environnement extérieur comme de l’intérieur de l’organisation, dans ce
mouvement les syndicats (et en particulier la CGT, qui en est la locomotive)
sont tiraillés entre plusieurs spectres, figures repoussoirs qui sont en même
temps des virtualités internes. Quels sont ces spectres ? D’abord, celui de
l’État et du fonctionnement en « supplétif de la préfecture » ; ensuite, le
spectre des associations ; enfin, le spectre des collectifs de sans-papiers. Si
les syndicats tentent de les mettre tous trois à distance, il leur est
difficile d’échapper à l’un sans se rapprocher d’un autre.
Difficile, par exemple, de
s’éloigner de la construction associative des candidatures à la régularisation,
sous la forme de dossiers épais et hétéroclites patiemment édifiés, sans
réduire l’identité brandie de travailleur à une sélection de type administratif
sur critères (d’emploi, de statut, d’ancienneté…), ou sans rétribuer
directement comme des collectifs la participation aux actions par une place sur
la liste. Difficile, encore, de repousser la figure du collectif de
sans-papiers sans céder au dispositif de la « permanence », qu’elle soit
d’accueil inconditionnel sur le mode associatif, ou administratif et
drastiquement sélectif sur le mode préfectoral. Difficile, donc, de tenir des
piquets de grève sans réduire la revendication de régularisation à ceux qui les
tiennent ; ou (à moins d’une régularisation universelle) d’élargir la victoire
des grévistes sans imposer aux nouveaux venus un traitement bureaucratique.
Difficile, en résumé, de tenir la voie d’un syndicalisme qui s’appuierait sur des
travailleurs sans papiers en lutte mais avec l’ambition d’universaliser les
acquis du combat mené.
Car la grève des sans-papiers
exacerbe aussi des tensions plus larges propres au syndicalisme français, et
notamment à son positionnement vis-à-vis de contre-modèles incarnés dans
d’autres pays : le syndicalisme de club qui, majoritaire aux États-Unis, se
place au service exclusif de ses membres sans chercher ni à faire de ces
derniers des militants ni à parler au nom d’une classe sociale 3 ; et le
syndicalisme d’incorporation à l’État qui, comme par exemple dans les pays
d’Europe du Nord, cogère l’économie et la protection sociale 4 , d’une manière
qui diminue sa propension à protester et ne l’incite guère à intégrer des
travailleurs que les pouvoirs publics auront désignés comme illégitimes. Or, si
le syndicalisme français a longtemps cherché à maintenir son identité à
distance de ces deux spectres, les modèles que ces derniers incarnent sont loin
de lui être étrangers en pratique. D’une part, énorme machine rivalisant en
taille avec les plus grosses fédérations sportives, le syndicat est confronté
au quotidien à des attentes de salariés qui relèvent souvent davantage d’une
relation de service que d’un investissement militant, et que ses cadres peinent
à toujours transformer – quand le syndicat n’encourage pas lui-même ces
attentes par la combativité diminuée de sa direction sur le terrain des luttes
sociales. D’autre part, premier syndicat de France, la CGT a noué des rapports
étroits de cogestion avec l’État et les « partenaires sociaux », aussi bien au
niveau national que, à des degrés divers, au niveau local.
La situation particulière des
travailleurs sans papiers intensifie ces contradictions préexistantes. Ils
forment en effet un groupe civiquement affaibli, ce qui accroît leur distance
avec les syndicalistes. Par ailleurs, le bien qu’ils convoitent et revendiquent
– des papiers – est difficile à constituer en bien collectif : une
régularisation, en effet, ne se partage pas. Lorsque le syndicat accompagne cette
revendication avec un minimum d’efficacité, sauf à réussir à faire changer
radicalement la législation, il risque en permanence de se retrouver en
fournisseur intermédiaire d’une ressource rare. Le mouvement doit donc répondre
simultanément à deux questions : comment est portée cette revendication ?
Comment ce qui a été obtenu est-il redistribué ?
La « carte de gréviste »
inventée dès le début de l’acte II est significative de ces spectres sans se
réduire à aucun d’entre eux. Elle fait d’abord office de preuve d’un
rattachement, sinon difficilement attestable, à une grève atypique se déroulant
souvent en dehors des entreprises. Elle est ensuite un instrument de décompte
et d’authentification des grévistes. Mais elle se trouve aussi disponible pour
fonctionner comme une adhésion associative (signant le droit à se voir
accompagner dans la confection d’un dossier), ou comme la première étape de
présence sur une liste (à confirmer par la participation régulière aux actions
liées à la grève), ou encore comme dispositif de tri bureaucratique des
grévistes selon leurs caractéristiques de travailleurs (secteur, statut
d’emploi, type d’entreprise…). Toutes ces fonctions latentes sont recouvertes
par un usage explicite d’affichage : « carte de gréviste » sans papiers, elle
permet de stabiliser dans l’espace public un label collectif qui n’a fait
admettre sa consistance que récemment. Au-delà de cette carte, les difficultés,
les spectres repoussés, qui de temps à autre ressurgissent, ne signifient pas
que le mouvement de grèves de travailleurs sans papiers n’est qu’une réédition
d’actions collectives anciennes. S’il n’est pas parvenu à s’émanciper autant
que ses organisateurs auraient pu le souhaiter de contradictions classiques, le
mouvement de grèves de travailleurs sans papiers a bel et bien inauguré une
nouvelle manière de tenter de les surmonter.
«
Représenter » les travailleurs sans papiers
Un an après le début de l’acte
II, une revendication interne au mouvement se fait de plus en plus pressante :
que les syndicalistes en négociation soient accompagnés par un ou des
gréviste(s) sans papiers. En effet, si certains délégués, comme M. Doucouré à
Paris ou Mohamed dans l’Essonne participent pendant l’été 2010 aux rencontres
avec les préfectures ou les directions du Travail, en octobre, la direction CGT
du mouvement s’oppose à la venue de l’un d’entre eux lors des discussions au
ministère de l’Immigration. Lorsque la question a été posée une première fois
un an avant, lors d’une réunion de délégués, par un militant avec papiers,
Raymond Chauveau avait rétorqué : « Est-ce que vous trouvez que Francine
[Blanche], moi, Olivier [Villeret], on n’est pas représentants des travailleurs
sans papiers ? » « Si ! » avaient répondu les présents. À l’automne 2010, la
revendication refait donc surface, découlant de la frustration de ne distinguer
que des avancées limitées et d’entendre des comptes rendus parfois sibyllins ou
exagérément positifs ; elle dérive de la conscience du chemin parcouru en
termes d’ (auto-)organisation de la lutte (notamment parmi les intérimaires 5),
qui a fait émerger des militants et des orateurs chevronnés. « On ne peut pas
raser notre tête en notre absence », défend Bocar 6, lui qui, issu d’une
famille de cultivateurs, contraint au travail au noir rémunéré 3,80 euros de
l’heure pendant des années, et dont une collègue avait prédit un destin tout
tracé (« Bocar : travail, maison et la mort »), s’est improvisé l’un des
premiers porte-parole du mouvement.
Le décalage entre les
grévistes sans papiers et leurs représentants s’arrime aux rapports sociaux
d’un monde issu de la colonisation. Constitués d’échanges inégaux, de relations
interétatiques asymétriques et de racisation des populations 7, ces rapports
collectifs s’imbriquent selon des modalités diverses aux modes d’organisation
et de délégation propres aux syndicats. Le décalage s’exprime juridiquement par
la régularité du séjour et, au-delà, la nationalité ; et il se manifeste
visiblement par la couleur de peau. Ainsi, ce sont principalement des Français
blancs qui dirigent une grève principalement menée par des Africains noirs. Au
sein d’une lutte qui subvertit l’ordre raciste, il existe donc des éléments de
reproduction de cet ordre (qui peuvent se décliner : ce sont des Français
blancs qui écrivent l’histoire d’une grève principalement menée…). Néanmoins,
la subversion n’est pas annulée par la reproduction, puisque au contraire elle
amène progressivement des grévistes à construire leur légitimité et leur
capacité à lutter, et parfois à contester des décisions des dirigeants.
Si les travailleurs sans
papiers sont représentés par des gens qui ne leur ressemblent pas sous certains
rapports, ils ne sont pas seuls dans ce cas : il est rare que les représentants
d’un groupe social quelconque partagent le niveau commun ou moyen de
ressources, de connaissances et d’expériences du groupe qu’ils représentent.
Quand bien même ce serait le cas, le fait d’être amenés à représenter un groupe
les place dans une position distincte des membres du groupe et les dote d’intérêts
spécifiques. Dans le cas des travailleurs sans papiers, le décalage est
exacerbé par la discrimination civique – l’État les constitue en « irréguliers
» – et par le fait qu’aucun des responsables syndicaux dépêchés au ministère
n’est appelé à bénéficier personnellement de la régularisation.
Ce décalage a des effets
ambivalents. D’un côté, puisqu’un des objets de la lutte des travailleurs sans
papiers est leur légitimité même à lutter comme travailleurs, les syndicalistes
qui les représentent et qui sont, eux, légitimes dans l’espace de la
contestation, constituent une tête de pont. À travers eux, les travailleurs
sans papiers gagnent, à défaut d’une régularisation immédiate, le statut
d’interlocuteurs des employeurs et des pouvoirs publics. D’un autre côté, prisonniers
de ce passage obligé, les grévistes se retrouvent dépendants des représentants
que la forme de lutte engagée a produits. Habitués à naviguer entre
associations, collectifs et syndicats, les sans-papiers tâchent alors de
repérer laquelle de ces organisations conduites le plus sûrement à la
régularisation. Ces canaux d’expression sont des opportunités trop rares pour
que les sans-papiers s’en détournent : ils restent captifs – ce qui n’exclut
pas une participation enthousiaste et réfléchie – de modes d’action et de
représentants dont le nombre est singulièrement limité.
Se faire représenter permet
aux travailleurs sans papiers de lutter ; mais cela les prive en partie de leur
lutte, qu’ils doivent remettre dans les mains de leurs représentants. Dit autrement,
« il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation
politique 8 ». Ce qui est vrai pour tout groupe social cherchant à exister
collectivement l’est encore plus pour les travailleurs sans papiers, en raison
de la discrimination civique qu’ils subissent. La question est alors de savoir
comment, dans ce cas particulier, les organisations syndicales adaptent leurs
modes de délégation habituels, actualisant des traditions de lutte distinctes,
dont a par exemple témoigné le différend entre Solidaires et la CGT autour du
dépôt des dossiers au printemps 20109. Ces ambivalences historiques ne
renvoient d’ailleurs pas qu’au mode de délégation mais, plus directement, à la
position des syndicats sur l’opportunité de défendre des travailleurs sans
papiers.
Discrimination
civique et marché du travail
La réglementation de
l’immigration et du statut des étrangers, issue de la fin du XIXe siècle, est
liée à deux logiques. La première est une logique économique, que l’on peut
nommer « utilitarisme migratoire 10 » ; elle suit l’expression d’un besoin de
main-d’œuvre moins pourvue en droits, donc en capacités de résistance, que la
main-d’œuvre nationale. La seconde logique de réglementation de l’immigration
est une logique de délimitation des bénéficiaires de droits politiques et
sociaux conquis depuis deux siècles : droits civils, droits politiques,
libertés syndicales et associatives, droit du travail, protection sociale…
C’est une logique de fixation des « frontières de la démocratie 11 ». Ces deux
logiques s’articulent, ou plutôt entament une course poursuite. Toutes choses
égales par ailleurs, à mesure que des droits sont gagnés pour certaines
catégories de population, le recours à une main-d’œuvre moins nantie en droits
devient plus intéressant : des étrangers plutôt que des Français, des
sans-papiers plutôt que des étrangers réguliers. La logique est analogue à
celle des délocalisations, où le surcoût de transport est amorti par la
diminution du coût salarial, favorisé non seulement par les inégalités de
niveau de vie mais aussi par les inégalités en matière de droits politiques,
sociaux et syndicaux des travailleurs. Dans la « délocalisation sur place 12 »
que constitue le recours à des travailleurs sans papiers, l’asymétrie dans
l’accès à la citoyenneté a des conséquences sur la discipline au travail : qui
a moins de droits a moins d’opportunités pour contester sa situation13. Il ne
faudrait pas en déduire pour autant qu’il n’y ait aucune contestation.
Absentéisme, refus d’obéir ou de réaliser une tâche, retards au travail,
accidents provoqués, vols ou petits sabotages, démissions soudaines, tentatives
de mise en concurrence des employeurs : l’opposition prend les formes variées
de la défection et de la déloyauté. Mais il est exceptionnel que ces multiples
petites batailles, et les révoltes souterraines qu’elles expriment, puissent
s’unir et s’aligner sur un horizon stratégique.
Alors que la spécificité du
récent mouvement de grèves de travailleurs sans papiers est d’avoir été soutenu
et même organisé par des syndicats de travailleurs, historiquement les
syndicats de salariés ont eu des positionnements hésitants. La CGT est, depuis
1945, le syndicat qui s’est le plus intéressé aux travailleurs immigrés, à
concurrence avec la CFDT (à partir des années 1960) puis Solidaires (depuis les
années 1990). La centrale est cependant loin d’adopter la posture résolument
internationaliste de la Confédération générale du travail unifiée (CGTU)
communiste de l’entre-deux-guerres. Durant les « Trente Glorieuses », la CGT
conçoit l’immigration comme armée de réserve industrielle du patronat : cette
analyse se traduit par une revendication de fermeture des frontières. Mais elle
participe également à organiser les travailleurs immigrés qui malgré tout se
retrouvent là, et à revendiquer pour eux l’extension de certains droits sociaux
et syndicaux14. Face à un État et un patronat qui promeuvent et organisent le
recours à une main-d’œuvre étrangère discriminée, ces deux orientations ont
pour objectif commun de lutter contre la « concurrence déloyale » que
représentent les travailleurs immigrés. Elles génèrent à l’égard de ces
derniers des attitudes ambivalentes, de l’hostilité à la solidarité, ne leur
concédant une place qu’« aux côtés » de la « classe ouvrière française », comme
on dit alors 15. Mais surtout, dès lors que, en 1974, l’État suspend
officiellement l’immigration dite de travail et n’ouvre que timidement
l’immigration dite familiale, dès lors que cette nouvelle politique produit
ceux que l’on appelle déjà parfois « sans-papiers », dès lors que ces derniers
commencent ou continuent à occuper des emplois, la double orientation de la CGT
ne donne plus de réponse toute faite : faut-il appeler à l’expulsion des
sans-papiers au nom de la fermeture des frontières (première orientation), ou à
leur régularisation au nom de l’égalité des droits des travailleurs (seconde
orientation) ?Dit autrement : sont-ils encore d’ailleurs ou bien déjà d’ici ?
La centrale reste à ce sujet longtemps silencieuse.
En 2006, le 48e congrès de la
CGT (le dernier avant les grèves de travailleurs sans papiers) rappelait qu’il
faut « organiser » les flux migratoires (donc ne pas ouvrir les frontières),
tout en revendiquant la « régularisation de tous les sans-papiers ». Si, avant
2006, de nombreux militants de la CGT ont participé aux luttes de sans-papiers,
c’était sous la forme d’un soutien à un mouvement organisé de l’extérieur, par
des collectifs de sans-papiers et des associations. Le syndicat et ses
militants pouvaient être présents, mais l’outil syndical collectif n’était pas
mis à contribution en tant que tel pour servir l’objectif de régularisation.
Les sans-papiers, de leur côté, quoique syndiqués pour certains, ne l’étaient
que pour des questions salariales ordinaires, et n’imaginaient pas le syndicat
comme un levier pour la régularisation. Il a fallu une conjonction
d’expériences militantes locales et de changements des politiques nationales
pour que le syndicat devienne l’acteur de la revendication de la
régularisation, l’organisateur des conditions de sa satisfaction, et qu’émerge
à travers sa participation la figure du « travailleur sans papiers ».
Immigration
et libéral-nationalisme : les contradictions d’une politique
Montrer que les sans-papiers
travaillent, et pas seulement au noir, n’est pas, ou n’était pas, chose
évidente. Constituer ce fait en source de légitimité migratoire encore moins,
et il a fallu tout un travail politique de formulation pour le faire admettre.
Cette formulation se cristallise dans l’expression « travailleur sans papiers
». De même que « sans-papiers » est un terme inventé au début des années 1970
(en opposition à « clandestin »), rendu d’usage courant par les mouvements des
années 1990, « travailleur sans papiers » est une expression conçue dans
l’action, entre 2006 et 2008, à la fois comme outil de description et arme de
combat.
Si l’expression est issue des grèves, ses
conditions d’éclosion sont le résultat d’une coproduction. À l’origine, c’est
l’État qui, en tentant de transformer le régime des politiques migratoires, a
placé en son cœur (d’abord rhétorique et progressivement réglementaire) le
statut de travailleur. Les pouvoirs publics se retrouvent alors aux prises avec
les contradictions de leur politique qui se veut à la fois libérale et
nationaliste. Une première contradiction tient à la dissymétrie maintenue, à
travers des accords internationaux, des directives européennes ou des
réglementations nationales, entre la libéralisation de toutes sortes
d’échanges, et la liberté restreinte des personnes d’aller et venir. Les
individus ne laissent jamais complètement leur mobilité gouvernée par les
besoins du capital, alors que les échanges et les déséquilibres engendrés par
la circulation accrue des biens, des services et des capitaux appellent des
migrations humaines que les États tentent de contrôler.
Une deuxième contradiction
fait s’affronter le laisser-faire économique et l’application de frontières
civiques à l’intérieur du marché du travail : tandis que les entreprises ont
une grande liberté dans leur politique de main-d’œuvre, des travailleurs ont
plus ou moins le droit d’être embauchés. Quel que soit le degré de contrôle, il
s’invente toujours des dispositifs de contournement, si bien que la situation
administrative des sans-papiers ne constitue pas réellement un obstacle pour
les acteurs qui profitent de leur force de travail, tandis qu’elle représente
pour les sans-papiers eux-mêmes un statut de relégation qui comprime leurs
possibilités d’opposition. Les grèves ont ainsi révélé que si les entreprises
ne savent pas nécessairement qu’elles utilisent des sans-papiers, elles en
profitent quand même. Or, même quand le gouvernement prétend mieux clôturer le
marché du travail en renforçant les sanctions pesant sur les employeurs de
sans-papiers, il ne prévoit de punition que pour ceux dont on peut prouver
qu’ils ont « sciemment » enfreint la loi. Mais, d’une part, ayant besoin de
travailler, les sans-papiers prennent à leur charge l’illégalité et ses
risques, adoptant les stratagèmes permettant au patron de dire qu’il ne savait
pas. D’autre part, les politiques d’externalisation menées par les entreprises,
autorisées par la libéralisation réglementaire de la sous-traitance et de
l’intérim à partir des années 1970, permettent de maquiller ou diluer l’usage de
sans-papiers. Autrement dit, les employeurs restent moins menacée que leurs
salariés, et parmi les employeurs eux-mêmes s’opère une sélection entre
coupables de bas étage et, en bout de chaîne, des grandes entreprises
présentées comme irréprochables. Ainsi, pendant que près de 30 000 sans-papiers
sont expulsés en 2008, 3 272 infractions d’emploi d’étranger sans titre sont
constatées, conduisant à la mise en cause de 1 450 employeurs. Sur ces 1 450,
54,2 % sont de nationalité étrangère 16 , ce qui laisse penser que cette
politique vise surtout des « lampistes », des petits restaurants de quartier
aux derniers maillons de la sous-traitance du bâtiment ; et des lampistes de
nationalité étrangère qui s’exposent alors à une double peine, puisque peuvent
s’ajouter aux cinq ans de prison et 15 000 euros d’amende un retrait du titre
de séjour et une interdiction du territoire. Veolia, Vinci, Eiffage – mécènes
de la CNHI – ne sont pas exposés à une telle indignité.
Une troisième contradiction
tient au durcissement concomitant des barrières à l’accès à l’emploi pour les
étrangers en situation irrégulière d’une part, et de la contrainte au travail
pour le reste de la population d’autre part. Depuis la réduction des
allocations chômage jusqu’à la mise au travail contrainte des chômeurs, les
politiques de workfare 17 ou d’« activation de l’emploi » qui se développent un
peu partout dans les pays capitalistes occidentaux cherchent à (re)constituer
l’emploi comme un devoir. Mais les politiques nationalistes en font, dans le
même temps, un privilège conditionné à l’appartenance préalable à une
communauté. Dans ce contexte, le codage politique de la situation des
travailleurs sans papiers, du point de vue même de ceux qui assument ces
orientations, est contradictoire : ces travailleurs sont à la fois moins
méritants que les autres, puisqu’ils usurpent un privilège, et plus méritants,
puisqu’ils sont seuls à accepter certains emplois et à se tenir au devoir d’y
rester. Les sans-papiers, en d’autres termes, sont des sous-citoyens qui se
lèvent tôt.
En apparence, cette dernière
contradiction se résout dans la régularisation (« exceptionnelle ») par le
travail, c’est-à-dire par un adoubement conjoint du patron et de l’État, qui
récompense le sans-papiers méritant et « utile » en lui accordant un droit à
être là. En constituant l’emploi comme une source de légitimité migratoire,
l’État aurait voulu ne traiter qu’avec un acteur, l’employeur, et quelques
formalités dépouillées de leur contexte. Mais, en réalité, il a inévitablement
invité l’ensemble de la relation d’emploi, c’est-à-dire l’ensemble des
antagonismes dont cette relation est porteuse et des institutions que ces
antagonismes ont produits au cours de deux siècles de luttes sociales, du droit
du travail jusqu’aux syndicats. Ce sont les syndicats justement, poussés par
des travailleurs sans papiers, accompagnés par des associations, qui ont
transformé les contradictions virtuelles en contradictions réelles.
Le mouvement peut donc être
considéré comme une production de la politique d’utilitarisme migratoire. En
est-il une confirmation, parce qu’il prônerait lui aussi la régularisation de
travailleurs ? Non, car s’il n’a certes pas transformé les principes à l’œuvre
ni même permis de modifier véritablement la réglementation – c’est quand il a
tenté de le faire, avec l’acte II, qu’il a connu ses plus sévères difficultés
–, il contredit bien en pratique l’utilitarisme migratoire. La politique
d’utilitarisme implique la souveraineté conjointe de l’employeur et de l’État.
Au contraire, les grévistes sans papiers ont imposé leurs régularisés. En 2008,
l’État a attribué 2 000 régularisations de plus qu’en 2007, soit 30 000 en
tout. Il est difficile de dire si les grèves en sont seules responsables, ni de
prévoir la tendance des années suivantes. À défaut d’avoir obtenu des critères
solides pour tous les sans-papiers, bon nombre de grévistes de 2009-2010 sont
susceptibles d’obtenir une régularisation qui leur était auparavant fermée.
Au-delà du résultat comptable se trouve une victoire politique, car le chemin
de la lutte collective apparaît alors plus rentable que celui de la patience
solitaire. Conquérir ses papiers, plutôt que les recevoir en faveur, c’est
aussi se former pour d’autres batailles.
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