mercredi 13 octobre 2021

Petit manuel individualiste par Hans Ryner Partie 2

 III. Des relations des individus entre eux

Dites la formule des devoirs envers autrui.

Tu aimeras ton prochain comme toi-même et ton Dieu par-dessus toute chose.

Qu’est-ce que mon prochain ?

Les autres hommes.

Pourquoi appelez-vous les autres hommes votre prochain ?

Parce que, doués de raison et de volonté, ils sont plus proches de moi que les animaux.

Qu’est-ce que les animaux ont de commun avec moi ?

La vie, la sensibilité, l’intelligence.

Ces caractères communs me créent-ils des devoirs envers les animaux ?

Ces caractères communs me créent le devoir de ne point faire souffrir les animaux, de leur éviter les souffrances inutiles et de ne point les tuer sans nécessité.

Quel droit me donne l’absence de raison et de volonté chez les animaux ?

Les animaux n’étant pas des personnes, j’ai le droit de me faire servir par eux dans la mesure de leurs forces et de les transformer en instruments.

Ai-je le même droit sur certains hommes ?

Je n’ai jamais le droit de considérer une personne comme un moyen. Chaque personne est un but, une fin. Je ne puis que demander aux personnes des services qu’elles m’accorderont librement, par bienveillance ou en échange d’autres services.

N’y a-t-il pas des races inférieures ?

Il n’y a pas de races inférieures. L’individu noble peut fleurir dans toutes les races.

N’y a-t-il pas des individus inférieurs incapables de raison et de volonté ?

Le fou excepté, tout homme est capable de raison et de volonté. Mais beaucoup n’écoutent que leurs passions et n’ont que des caprices. C’est parmi eux que se rencontrent ceux qui ont la prétention de commander.

Ne puis-je me faire des instruments avec ces individus incomplets ?

Non. Je dois les considérer comme des enfants arrêtés dans leur développement, mais en qui l’homme s’éveillera peut-être demain.

Que penserai-je des ordres de ceux qui ont la prétention de commander ? 1

Un ordre ne peut être qu’un caprice d’enfant ou une fantaisie de fou.

Comment dois-je aimer mon prochain ?

Comme moi-même.

Que signifient ces mots ?

Ils signifient : de la même façon que je dois m’aimer.

Qui m’apprendra comment je dois m’aimer ?

La seconde partie de la formule m’apprend comment je dois m’aimer.

Répétez cette seconde partie.

Tu aimeras ton Dieu par-dessus toute chose.

Qu’est-ce que Dieu ?

Dieu a plusieurs sens : il a un sens différent dans chaque religion ou métaphysique et il a un sens moral.

Quel est le sens moral du mot Dieu ?

Dieu est le nom de la perfection morale.

Que signifie dans la formule d’amour, le possessif TON : « tu aimeras TON Dieu » ?

Mon Dieu, c’est ma perfection morale.

Qu’est-ce que je dois aimer par-dessus toute chose ?

Ma raison, ma liberté, mon harmonie intérieure, mon bonheur car ce sont là les autres noms de mon Dieu.

Mon Dieu exige-t-il des sacrifices ? 1

Mon Dieu exige que je lui sacrifie mes désirs et mes craintes ; il exige que je méprise les faux biens et que je sois « pauvre d’esprit ».

Qu’exige-t-il encore ?

Il exige encore que je sois prêt à lui sacrifier ma sensibilité et, au besoin, ma vie.

Qu’aimerai-je donc chez mon prochain ?

J’aimerai le Dieu de mon prochain, c’est-à-dire sa raison, son harmonie intérieure, son bonheur.

N’ai-je pas des devoirs envers la sensibilité de mon prochain ?

J’ai envers la sensibilité de mon prochain les mêmes devoirs qu’envers la sensibilité des animaux ou envers la mienne.

Expliquez-vous.

Je ne créerai ni chez autrui ni chez moi de souffrance inutile.

Puis-je créer de la souffrance utile ?

Je ne puis pas créer activement de la souffrance utile. Mais certaines abstentions nécessaires auront pour conséquence de la souffrance chez autrui ou chez moi. Je ne dois pas plus sacrifier mon Dieu à la sensibilité d’autrui qu’à ma sensibilité.

Quels sont mes devoirs envers la vie d’autrui ?

Je ne dois ni tuer ni blesser mon prochain.

N’y a-t-il pas des cas où l’on a le droit de tuer ?

Dans le cas de légitime défense, il semble que la nécessité crée le droit de tuer. Mais, presque toujours, si je suis assez brave, je conserverai le sang froid qui permet de se sauver sans tuer.

Ne vaut-il pas mieux subir l’attaque sans se défendre ?

L’abstention est, en effet, ici, le signe d’une vertu supérieure, la véritable solution héroïque.

N’y a-t-il pas, en face de la souffrance d’autrui, des abstentions injustifiées équivalant exactement à de mauvaises actions ?

Il y en a. Si je laisse mourir celui que je puis sauver sans crime, je suis un véritable assassin.

Citez à ce sujet une parole de Bossuet.

« Ce riche inhumain a dépouillé le pauvre parce qu’il ne l’a pas revêtu ; il l’a égorgé cruellement, parce qu’il ne l’a pas nourri ».

Que pensez-vous de la sincérité ?

La sincérité est mon premier devoir envers les autres et envers moi-même, le témoignage que mon Dieu exige comme un sacrifice continuel, comme une flamme que je ne dois jamais laisser éteindre.

Quelle est la sincérité la plus nécessaire ?

La proclamation de mes certitudes morales.

Quelle sincérité placez-vous au second rang ?

La sincérité dans l’expression de mes sentiments.

L’exactitude dans l’exposition des faits extérieurs est-elle sans importance ?

Elle est beaucoup moins importante que les deux grandes sincérités philosophique et sentimentale. Le sage l’observe cependant.

Combien y a-t-il de mensonges ?

Il y a trois sortes de mensonges : le mensonge malicieux, le mensonge officieux et le mensonge joyeux.

Qu’est-ce que le mensonge malicieux ?

Le mensonge malicieux est celui qui a pour but de nuire à autrui.

Que pensez-vous du mensonge malicieux ?

Le mensonge malicieux est un crime et une lâcheté.

Qu’est-ce que le mensonge officieux ?

Le mensonge officieux est celui qui a pour but mon utilité ou celle d’autrui.

Que pensez-vous du mensonge officieux ?

Quand le mensonge officieux ne contient aucun élément nuisible, le sage ne le blâme pas chez autrui ; mais il l’évite pour lui-même.

N’y a-t-il pas des cas où le mensonge officieux s’impose, si un mensonge peut, par exemple, sauver la vie à quelqu’un ?

Dans ce cas, le sage pourra faire un mensonge qui ne touche qu’aux faits. Mais presque toujours, au lieu de mentir, il refusera de répondre.

Le mensonge joyeux est-il permis ?

Le sage s’interdit le mensonge joyeux.

Pourquoi ?

Le mensonge joyeux sacrifie à un jeu l’autorité de la parole qui, conservée, peut quelquefois être utile à autrui.

Le sage s’interdit-il la fiction ?

Le sage ne s’interdit aucune fiction avouée et il lui arrive de dire des paraboles, des fables, des symboles ou des mythes.

Que doivent être les relations entre l’homme et la femme ?

Les relations entre l’homme et la femme doivent être, comme toutes les relations entre personnes, absolument libres des deux côtés.

Y a-t-il une autre règle à observer dans ces relations ?

Elles doivent exprimer une sincérité mutuelle.

Que pensez-vous de l’amour ?

L’amour mutuel est la plus belle parmi les choses indifférentes, la plus proche d’être une vertu. Il fait la noblesse du baiser.

Le baiser sans amour est-il une faute ?

Si le baiser sans amour est la rencontre de deux désirs et de deux plaisirs, il ne constitue pas une faute.

 

 

IV. De la Société N’ai-je de relations qu’avec des individus isolés ?

J’ai des relations non seulement avec des individus isolés, mais aussi avec divers groupes sociaux et, d’une façon générale, avec la société.

 Qu’est-ce que la société ?

La société est la réunion des individus pour une oeuvre commune.

Une oeuvre commune peut-elle être bonne ?

Une oeuvre commune peut être bonne, à de certaines conditions.

A quelles conditions ?

L’œuvre commune sera bonne si, par amour mutuel ou par amour de l’œuvre, les ouvriers agissent tous librement, et si leurs efforts se groupent et se soutiennent en une coordination harmonieuse.

En fait, l’œuvre sociale a-t-elle ce caractère de liberté ?

En fait, l’œuvre sociale n’a aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres. Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l’amour, mais les gestes grinçants de la contrainte.

Que concluez-vous de ce caractère de l’œuvre sociale ?

J’en conclus que l’œuvre sociale est mauvaise.

Comment le sage considère-t-il la société ?

Le sage considère la société comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.

Quelle est l’attitude du sage en face des limites ?

Le sage regarde les limites comme des nécessités matérielles et il les subit physiquement avec indifférence.

Que sont les limites pour celui qui est en marche vers la sagesse ?

Pour celui qui est en marche vers la sagesse, les limites constituent des dangers.

Pourquoi ?

Celui qui ne distingue pas encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles en contraintes morales.

Que doit faire l’individualiste imparfait en face de la contrainte sociale ?

Il doit défendre contre elle sa raison et sa volonté. Il repoussera les préjugés qu’elle impose aux autres hommes, il se défendra de l’aimer ou de la haïr ; il se délivrera progressivement de toute crainte et de tout désir à son égard ; il se dirigera vers la parfaite indifférence, qui est la sagesse en face des choses qui ne dépendent pas de lui.

Le sage espère-t-il une meilleure société ?

Le sage se défend de toute espérance.

Le sage croit-il au progrès ?

Il remarque que les sages sont rares à toute époque et qu’il n’y a pas de progrès moral.

Le sage se réjouit-il des progrès matériels ?

Le sage remarque que les progrès matériels ont pour objet d’accroître les besoins artificiels des uns et le travail des autres. Le progrès matériel lui apparaît comme un poids croissant qui enfonce de plus en plus l’humanité dans la boue et dans la peine.

L’invention des machines perfectionnées ne diminuera-telle pas le labeur humain ?

L’invention des machines a toujours aggravé le travail. Elle l’a rendu plus pénible et moins harmonieux. Elle a remplacé l’initiative libre et intelligente par une précision servile et craintive. Elle a fait de l’ouvrier, jadis maître souriant des outils, l’esclave tremblant de la machine.

Comment la machine, qui multiplie les produits, ne diminue-t-elle pas la quantité de travail à fournir par l’homme ?

L’homme est avide et la folie des besoins imaginaires grandit à mesure qu’on la satisfait. Plus l’insensé a de choses superflues, plus il veut en avoir.

Le sage exerce-t-il une action sociale ?

Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu’on n’agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L’action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre part.

Le sage n’est-il pas égoïste d’oublier le bonheur du peuple ?

Le sage sait que ces mots : «le bonheur du peuple »n’a aucun sens. Le bonheur est intérieur et individuel ; on ne peut le produire qu’en soi-même.

Le sage n’a donc pas pitié des opprimés ?

Le sage sait que l’opprimé qui se plaint aspire à devenir oppresseur. Il le soulage dans la mesure de ses moyens, mais il ne croit pas au salut par l’action commune.

Le sage ne croit donc pas aux réformes ?

Il remarque que les réformes changent les noms des choses, non les choses elles-mêmes. L’esclave est devenu le serf, puis le salarié. On n’a jamais réformé que le langage. Le sage reste indifférent à ces questions de philologie.

Le sage est-il révolutionnaire ?

L’expérience prouve au sage que les révolutions n’ont jamais de résultats durables. La raison lui dit que le mensonge ne se réfute pas par le mensonge et que la violence ne se détruit pas par la violence.

Qu’est-ce que le sage pense de l’anarchie ?

Le sage regarde l’anarchie comme une naïveté.

Pourquoi ?

L’anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté.

N’a-t-il pas raison ? La vraie limite n’est pas le gouvernement mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches.

Pourquoi le sage ne travaille-t-il pas à détruire la société ? La société est inévitable comme la mort. Sur le plan matériel, notre puissance est faible contre de telles limites. Mais le sage détruit en lui le respect et la crainte de la société comme il détruit en lui la crainte de la mort. Il est indifférent à la forme politique et sociale du milieu où il vit comme il est indifférent au genre de mort qui l’attend.

Le sage n’agira-t-il donc jamais sur la société ?

Le sage sait qu’on ne détruit ni l’injustice sociale ni l’eau de la mer. Mais il s’efforce de sauver un opprimé d’une injustice particulière, comme il se jette à l’eau pour sauver un noyé.

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