III. Des relations des individus entre eux
Dites
la formule des devoirs envers autrui.
Tu aimeras ton prochain comme
toi-même et ton Dieu par-dessus toute chose.
Qu’est-ce
que mon prochain ?
Les autres hommes.
Pourquoi
appelez-vous les autres hommes votre prochain ?
Parce que, doués de raison et
de volonté, ils sont plus proches de moi que les animaux.
Qu’est-ce
que les animaux ont de commun avec moi ?
La vie, la sensibilité,
l’intelligence.
Ces
caractères communs me créent-ils des devoirs envers les animaux ?
Ces caractères communs me
créent le devoir de ne point faire souffrir les animaux, de leur éviter les
souffrances inutiles et de ne point les tuer sans nécessité.
Quel
droit me donne l’absence de raison et de volonté chez les animaux ?
Les animaux n’étant pas des
personnes, j’ai le droit de me faire servir par eux dans la mesure de leurs
forces et de les transformer en instruments.
Ai-je
le même droit sur certains hommes ?
Je n’ai jamais le droit de
considérer une personne comme un moyen. Chaque personne est un but, une fin. Je
ne puis que demander aux personnes des services qu’elles m’accorderont
librement, par bienveillance ou en échange d’autres services.
N’y
a-t-il pas des races inférieures ?
Il n’y a pas de races
inférieures. L’individu noble peut fleurir dans toutes les races.
N’y
a-t-il pas des individus inférieurs incapables de raison et de volonté ?
Le fou excepté, tout homme est
capable de raison et de volonté. Mais beaucoup n’écoutent que leurs passions et
n’ont que des caprices. C’est parmi eux que se rencontrent ceux qui ont la
prétention de commander.
Ne
puis-je me faire des instruments avec ces individus incomplets ?
Non. Je dois les considérer
comme des enfants arrêtés dans leur développement, mais en qui l’homme
s’éveillera peut-être demain.
Que
penserai-je des ordres de ceux qui ont la prétention de commander ? 1
Un ordre ne peut être qu’un
caprice d’enfant ou une fantaisie de fou.
Comment
dois-je aimer mon prochain ?
Comme moi-même.
Que
signifient ces mots ?
Ils signifient : de la même
façon que je dois m’aimer.
Qui
m’apprendra comment je dois m’aimer ?
La seconde partie de la
formule m’apprend comment je dois m’aimer.
Répétez
cette seconde partie.
Tu aimeras ton Dieu par-dessus
toute chose.
Qu’est-ce
que Dieu ?
Dieu a plusieurs sens : il a
un sens différent dans chaque religion ou métaphysique et il a un sens moral.
Quel
est le sens moral du mot Dieu ?
Dieu est le nom de la
perfection morale.
Que
signifie dans la formule d’amour, le possessif TON : « tu aimeras TON Dieu » ?
Mon Dieu, c’est ma perfection
morale.
Qu’est-ce
que je dois aimer par-dessus toute chose ?
Ma raison, ma liberté, mon
harmonie intérieure, mon bonheur car ce sont là les autres noms de mon Dieu.
Mon
Dieu exige-t-il des sacrifices ? 1
Mon Dieu exige que je lui
sacrifie mes désirs et mes craintes ; il exige que je méprise les faux biens et
que je sois « pauvre d’esprit ».
Qu’exige-t-il
encore ?
Il exige encore que je sois
prêt à lui sacrifier ma sensibilité et, au besoin, ma vie.
Qu’aimerai-je
donc chez mon prochain ?
J’aimerai le Dieu de mon
prochain, c’est-à-dire sa raison, son harmonie intérieure, son bonheur.
N’ai-je
pas des devoirs envers la sensibilité de mon prochain ?
J’ai envers la sensibilité de
mon prochain les mêmes devoirs qu’envers la sensibilité des animaux ou envers
la mienne.
Expliquez-vous.
Je ne créerai ni chez autrui
ni chez moi de souffrance inutile.
Puis-je
créer de la souffrance utile ?
Je ne puis pas créer
activement de la souffrance utile. Mais certaines abstentions nécessaires
auront pour conséquence de la souffrance chez autrui ou chez moi. Je ne dois
pas plus sacrifier mon Dieu à la sensibilité d’autrui qu’à ma sensibilité.
Quels
sont mes devoirs envers la vie d’autrui ?
Je ne dois ni tuer ni blesser
mon prochain.
N’y
a-t-il pas des cas où l’on a le droit de tuer ?
Dans le cas de légitime
défense, il semble que la nécessité crée le droit de tuer. Mais, presque
toujours, si je suis assez brave, je conserverai le sang froid qui permet de se
sauver sans tuer.
Ne
vaut-il pas mieux subir l’attaque sans se défendre ?
L’abstention est, en effet,
ici, le signe d’une vertu supérieure, la véritable solution héroïque.
N’y
a-t-il pas, en face de la souffrance d’autrui, des abstentions injustifiées
équivalant exactement à de mauvaises actions ?
Il y en a. Si je laisse mourir
celui que je puis sauver sans crime, je suis un véritable assassin.
Citez
à ce sujet une parole de Bossuet.
« Ce riche inhumain a
dépouillé le pauvre parce qu’il ne l’a pas revêtu ; il l’a égorgé cruellement,
parce qu’il ne l’a pas nourri ».
Que
pensez-vous de la sincérité ?
La sincérité est mon premier
devoir envers les autres et envers moi-même, le témoignage que mon Dieu exige
comme un sacrifice continuel, comme une flamme que je ne dois jamais laisser
éteindre.
Quelle
est la sincérité la plus nécessaire ?
La proclamation de mes
certitudes morales.
Quelle
sincérité placez-vous au second rang ?
La sincérité dans l’expression
de mes sentiments.
L’exactitude
dans l’exposition des faits extérieurs est-elle sans importance ?
Elle est beaucoup moins
importante que les deux grandes sincérités philosophique et sentimentale. Le
sage l’observe cependant.
Combien
y a-t-il de mensonges ?
Il y a trois sortes de
mensonges : le mensonge malicieux, le mensonge officieux et le mensonge joyeux.
Qu’est-ce
que le mensonge malicieux ?
Le mensonge malicieux est
celui qui a pour but de nuire à autrui.
Que
pensez-vous du mensonge malicieux ?
Le mensonge malicieux est un
crime et une lâcheté.
Qu’est-ce
que le mensonge officieux ?
Le mensonge officieux est
celui qui a pour but mon utilité ou celle d’autrui.
Que
pensez-vous du mensonge officieux ?
Quand le mensonge officieux ne
contient aucun élément nuisible, le sage ne le blâme pas chez autrui ; mais il
l’évite pour lui-même.
N’y
a-t-il pas des cas où le mensonge officieux s’impose, si un mensonge peut, par
exemple, sauver la vie à quelqu’un ?
Dans ce cas, le sage pourra
faire un mensonge qui ne touche qu’aux faits. Mais presque toujours, au lieu de
mentir, il refusera de répondre.
Le
mensonge joyeux est-il permis ?
Le sage s’interdit le mensonge
joyeux.
Pourquoi
?
Le mensonge joyeux sacrifie à
un jeu l’autorité de la parole qui, conservée, peut quelquefois être utile à
autrui.
Le
sage s’interdit-il la fiction ?
Le sage ne s’interdit aucune
fiction avouée et il lui arrive de dire des paraboles, des fables, des symboles
ou des mythes.
Que
doivent être les relations entre l’homme et la femme ?
Les relations entre l’homme et
la femme doivent être, comme toutes les relations entre personnes, absolument
libres des deux côtés.
Y
a-t-il une autre règle à observer dans ces relations ?
Elles doivent exprimer une
sincérité mutuelle.
Que
pensez-vous de l’amour ?
L’amour mutuel est la plus
belle parmi les choses indifférentes, la plus proche d’être une vertu. Il fait
la noblesse du baiser.
Le
baiser sans amour est-il une faute ?
Si le baiser sans amour est la
rencontre de deux désirs et de deux plaisirs, il ne constitue pas une faute.
IV.
De la Société N’ai-je de relations qu’avec des individus isolés ?
J’ai des relations non
seulement avec des individus isolés, mais aussi avec divers groupes sociaux et,
d’une façon générale, avec la société.
Qu’est-ce que la société ?
La société est la réunion des
individus pour une oeuvre commune.
Une
oeuvre commune peut-elle être bonne ?
Une oeuvre commune peut être
bonne, à de certaines conditions.
A
quelles conditions ?
L’œuvre commune sera bonne si,
par amour mutuel ou par amour de l’œuvre, les ouvriers agissent tous librement,
et si leurs efforts se groupent et se soutiennent en une coordination
harmonieuse.
En
fait, l’œuvre sociale a-t-elle ce caractère de liberté ?
En fait, l’œuvre sociale n’a
aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres.
Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l’amour, mais
les gestes grinçants de la contrainte.
Que
concluez-vous de ce caractère de l’œuvre sociale ?
J’en conclus que l’œuvre
sociale est mauvaise.
Comment
le sage considère-t-il la société ?
Le sage considère la société
comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.
Quelle
est l’attitude du sage en face des limites ?
Le sage regarde les limites
comme des nécessités matérielles et il les subit physiquement avec indifférence.
Que
sont les limites pour celui qui est en marche vers la sagesse ?
Pour celui qui est en marche
vers la sagesse, les limites constituent des dangers.
Pourquoi
?
Celui qui ne distingue pas
encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de
lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles
en contraintes morales.
Que
doit faire l’individualiste imparfait en face de la contrainte sociale ?
Il doit défendre contre elle
sa raison et sa volonté. Il repoussera les préjugés qu’elle impose aux autres
hommes, il se défendra de l’aimer ou de la haïr ; il se délivrera
progressivement de toute crainte et de tout désir à son égard ; il se dirigera
vers la parfaite indifférence, qui est la sagesse en face des choses qui ne
dépendent pas de lui.
Le
sage espère-t-il une meilleure société ?
Le sage se défend de toute
espérance.
Le
sage croit-il au progrès ?
Il remarque que les sages sont
rares à toute époque et qu’il n’y a pas de progrès moral.
Le
sage se réjouit-il des progrès matériels ?
Le sage remarque que les
progrès matériels ont pour objet d’accroître les besoins artificiels des uns et
le travail des autres. Le progrès matériel lui apparaît comme un poids
croissant qui enfonce de plus en plus l’humanité dans la boue et dans la peine.
L’invention
des machines perfectionnées ne diminuera-telle pas le labeur humain ?
L’invention des machines a
toujours aggravé le travail. Elle l’a rendu plus pénible et moins harmonieux.
Elle a remplacé l’initiative libre et intelligente par une précision servile et
craintive. Elle a fait de l’ouvrier, jadis maître souriant des outils,
l’esclave tremblant de la machine.
Comment
la machine, qui multiplie les produits, ne diminue-t-elle pas la quantité de
travail à fournir par l’homme ?
L’homme est avide et la folie
des besoins imaginaires grandit à mesure qu’on la satisfait. Plus l’insensé a
de choses superflues, plus il veut en avoir.
Le
sage exerce-t-il une action sociale ?
Le sage remarque que, pour
exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu’on n’agit point
sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le
droit de soulever les passions des hommes. L’action sociale lui apparaît comme
une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre part.
Le
sage n’est-il pas égoïste d’oublier le bonheur du peuple ?
Le sage sait que ces mots :
«le bonheur du peuple »n’a aucun sens. Le bonheur est intérieur et individuel ;
on ne peut le produire qu’en soi-même.
Le
sage n’a donc pas pitié des opprimés ?
Le sage sait que l’opprimé qui
se plaint aspire à devenir oppresseur. Il le soulage dans la mesure de ses
moyens, mais il ne croit pas au salut par l’action commune.
Le
sage ne croit donc pas aux réformes ?
Il remarque que les réformes
changent les noms des choses, non les choses elles-mêmes. L’esclave est devenu
le serf, puis le salarié. On n’a jamais réformé que le langage. Le sage reste
indifférent à ces questions de philologie.
Le
sage est-il révolutionnaire ?
L’expérience prouve au sage
que les révolutions n’ont jamais de résultats durables. La raison lui dit que
le mensonge ne se réfute pas par le mensonge et que la violence ne se détruit
pas par la violence.
Qu’est-ce
que le sage pense de l’anarchie ?
Le sage regarde l’anarchie
comme une naïveté.
Pourquoi
?
L’anarchiste croit que le
gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le
gouvernement, élargir la liberté.
N’a-t-il
pas raison ? La vraie limite n’est pas le gouvernement mais
la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit
pas un arbre en coupant une de ses branches.
Pourquoi
le sage ne travaille-t-il pas à détruire la société ? La
société est inévitable comme la mort. Sur le plan matériel, notre puissance est
faible contre de telles limites. Mais le sage détruit en lui le respect et la
crainte de la société comme il détruit en lui la crainte de la mort. Il est
indifférent à la forme politique et sociale du milieu où il vit comme il est
indifférent au genre de mort qui l’attend.
Le
sage n’agira-t-il donc jamais sur la société ?
Le sage sait qu’on ne détruit
ni l’injustice sociale ni l’eau de la mer. Mais il s’efforce de sauver un
opprimé d’une injustice particulière, comme il se jette à l’eau pour sauver un
noyé.
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