mardi 5 octobre 2021

Une minute quarante neuf. Par Riss

 "Mais le spectacle le plus perturbant dont je fus témoin, dans ces salles où chacun réunissait chaque jour ses forces pour apprivoiser son corps brisé, ne concernait pas un mutilé. Il était entier. Il avait ses deux mains, ses deux bras, ses deux pieds, ses deux jambes, ses deux yeux, n’était pas défiguré et son crâne n’avait pas été tranché par un éclat. On lui présenta un questionnaire. C’était simple. Il suffisait de cocher les cases et d’inscrire les bonnes réponses en face des questions. Il se pencha sur la feuille et lut très attentivement les énoncés. Mais à mesure que son regard s’enfonçait dans les lignes du questionnaire, il tordait entre ses doigts son crayon de plus en plus frénétiquement. L’exercice était plus difficile que prévu. Au bout de cinq minutes, il n’avait rien rempli. Son visage s’était refermé, comme une huître qui sent le danger. Une thérapeute revint vers lui, pensant que l’exercice était terminé. Elle comprit qu’il n’avait répondu à aucune des questions. Elle lui donna un petit coup de pouce pour qu’il reprenne confiance en lui : “Quand vous montez dans le bus, qu’est-ce que vous faites ?” Lui ne bronchait pas. Il hésitait mais ne parvenait pas à esquisser une réponse. Elle l’aida à nouveau : “Vous achetez… —Ahoui, un billet ! —Très bien, c’est ça, un billet. Et ensuite qu’est-ce que vous faites dans le bus ?” Le patient s’enfonça de plus belle dans son silence, incapable de dire ce qu’il devait faire pour se rendre d’un point à un autre en bus. Elle l’aida à nouveau : “Vous compostez le… —Ahoui, le ticket… je composte le ticket ! —Très bien, vous compostez le ticket ! Et ensuite, comment faites-vous pour savoir à quelle station vous devrez vous arrêter ?” Il cherchait, cherchait. Se grattait la tête, sans pouvoir fournir la moindre réponse à cette question pourtant simple. Désespéré, il se tourna vers la soignante et lui proposa une réponse qui me glaça le sang : “Je… je demande à ma fille de me dire quand je dois descendre.” Sa fille ! Lui, un homme adulte, militaire de carrière, revenu de théâtres d’opérations lointains et sanglants, ne savait pas comment se déplacer en autobus, et appelait à l’aide sa fille pour le sauver de son naufrage. “Non, là, votre fille n’est pas avec vous. Vous êtes tout seul. Vous devez vous débrouiller tout seul pour trouver votre chemin.”

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