dimanche 24 octobre 2021

Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d Algérie. Par Benjamin Stora

 "Sous la Présidence de Nicolas Sarkozy, une décision encore inconcevable il y a quelques années est annoncée en octobre 2007 : la France restitue à l’Algérie le plan des mines, posées pendant la guerre d’Algérie, aux frontières algérienne et marocaine. En tout, onze millions de mines antipersonnel ont été enfouies pour empêcher les Algériens de l’ALN, à l’époque, d’accéder en Tunisie et au Maroc. Depuis 1962, l’armée algérienne  a  entamé  des  opérations  de  nettoyage  des  régions  truffées  de  mines.  Huit millions  de  mines  ont  été  détruites,  alors  que  trois  autres  millions  présentent  toujours une source de danger pour les populations des régions limitrophes. Depuis des années, les  Algériens  évoquaient  les  ravages  de  ces  fameux  champs  de  mines,  le  chiffre  de 40  000  victimes,  blessés  et  morts,  depuis  l’indépendance  de  1962,  a  été  avancé  par Alger."

" Beaucoup de Français découvrent alors, à cette occasion, l’ampleur de cette guerre longtemps restée sans nom, et le lourd silence qui a entouré ses pratiques. D’autres gestes sont accomplis, comme la restitution des archives audiovisuelles, et deux déclarations importantes : la condamnation en 2005 des massacres de Sétif de 1945 par l’ambassadeur de France Hubert Colin de Verdière, et celle des événements de Guelma et Kherrata qui avaient été concomitants à ceux de Sétif, par le nouvel ambassadeur Bernard Bajolet en mai 2008. Ce dernier qualifie de massacres la répression par les autorités françaises des manifestations d'Algériens en faveur de l'indépendance, immédiatement après la fin de la seconde guerre mondiale. Le 8 mai 1945, dit-il, alors que les Algériens fêtaient dans tout le pays, avec les Européens, la victoire sur le nazisme, à laquelle ils avaient pris une large part, d'épouvantables massacres ont eu lieu à Sétif, Guelma et Kherrata . Le diplomate français souligne la très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière (…) Aussi durs que soient les faits, la France n'entend pas, n'entend plus, les occulter. Le temps de la dénégation est terminé Ces massacres ont fait insulte aux principes fondateurs de la République française et marqué son histoire d'une tache indélébile.  "

"En effet, cette déclaration sur L’Affaire Audin évoque un système établi à la faveur des Pouvoirs spéciaux (voté en mars 1956 par l’ensemble des forces de gauche de l’époque), qui a limité la liberté d’expression, entravé les droits individuels, légitimé des centres de rétention administrative, mis en place des zones interdites où l’on pouvait tirer sans sommation sur un civil aperçu. Ce vote de mars 1956 a également permis l’envoi des jeunes du contingent en Algérie."

"La question des disparus n’a cessé de hanter les mémoires blessées de la guerre d’Algérie. Comment accomplir un travail de deuil en l’absence du corps de celui qui a disparu ? Pour que le détachement puisse exister avec la période traumatique de la guerre, rendant finalement possible de nouveaux investissements (affectifs, sociaux, familiaux,) les avancées vers cette question sont nécessaires."

"Ajoutons une dimension essentielle que l’historien Pierre Nora, dans un entretien récent, en aout 2020, pour annoncer la fin de la revue Le Débat, mentionne : L’histoire n'était plus une discipline pivot. Ce n'est pas seulement une déshistorisation, mais une défaite de la conscience. Les jeunes sont aujourd’hui accablés par le poids de l'Histoire, qu’ils esquivent. Je crains que le temps ne soit pas éloigné où les historiens n'écriront plus que pour les historiens ."

"Le Japon est, lui aussi, touché par une série de conflits autour des questions mémorielles. La lutte complexe et multiforme contre l’oubli se voit bien dans les batailles de mémoires autour du sanctuaire de Yasukuni au Japon, qui rend hommage aux martyrs militaires japonais, considérés par la communauté internationale comme des criminels de guerre, tombés dans les guerres. Cet espace mémoriel est devenu une référence centrale, quasi religieuse, de glorification de la fierté nationale, suscitant des réactions outragées de nombreux Japonais et des opinions publiques dans toute l’Asie du SudEst, en Chine ou en Corée. Et l’on voit alors que le discours, d’excuses et pas seulement de reconnaissance des massacres, ne suffit pas à calmer les mémoires blessées, à faire progresser le savoir sur cette question, à faire reculer les stéréotypes, le racisme. Car si l’on fait un détour par l’Asie sur les relations entre le Japon, la Chine et la Corée au XXe siècle, on sait que des excuses ont été pourtant prononcées… Suite à la victoire japonaise contre la Russie en 1905, la Monarchie coréenne est placée sous protectorat japonais puis le pays est finalement annexé en 1910 et la monarchie déposée, avec l’accord tacite des grandes puissances occidentales. Dans les faits, la Corée est colonisée par le Japon, mais les nationalistes coréens ne reconnaîtront jamais cet état de fait. Pour eux, la Corée a été occupée illégalement par le Japon. En 1945, la défaite japonaise met un terme à la colonisation. En 1965, suite aux pressions américaines, les négociations s’accélèrent entre Séoul et Tokyo, les relations diplomatiques sont rétablies (il n’y en avait plus depuis 1945…) et le Japon reconnaît le gouvernement de la République de Corée (Corée du Sud) comme le seul gouvernement  légitime  dans  la  péninsule.  En  échange,  la  Corée  s’engage  à  ne  plus exiger  d’indemnités  au  titre  de  la  colonisation.  Le  contentieux  subsistera  néanmoins, notamment sur la lecture du passé et secondairement sur la souveraineté sur quelques îles.   A  l’égard  de  Pékin,  suite  au  voyage  de  Nixon  en  Chine  en  1971,  les  Japonais reconnaissent  le  gouvernement  communiste en  1972,  et  expriment  leurs  excuses  pour le  passé  colonial  du  Japon.  Mais,  également  avec  la  Chine,    le  contentieux  de  fond subsiste  sur  cette  question.  Par  la  suite,  même  l’empereur  Akihito  exprimera  ses regrets. Toutefois,  les  lobbies  nationalistes  qui  sont  extrêmement  puissants  au  sein  de l’appareil  d’Etat  japonais  font  pression  pour  que  ces  excuses  et  ces  regrets  ne  soient jamais  validés  dans  les  faits.    Avec,  par  exemple,    les  visites  fréquentes  des  Premiers ministres  de  droite  au  sanctuaire  Yasukuni  à  Tokyo  où  sont  vénérées  les    âmes  des soldats   tombés  au  combat  pendant  les  guerres  japonaises,  y  compris  les  dirigeants et  militaires  exécutés  par  les  Américains  au  terme  du  Procès  de  Tokyo  en  1948. La  responsabilité  de  l’État  japonais  n’est  pas  remise  en  cause  par  les excuses  officielles. Le  Japon  ne  considère  pas  avoir  une  responsabilité  juridique,  par  exemple  dans  le  cas des    femmes de réconfort  40  ,  car  les  coupables  étaient  des    cocontractants  privés de  l’armée  . Cela  empêche  les    femmes de réconfort   de  demander  une  réparation financière.  L’Etat  japonais  estime  également  que  l’affaire  est  prescrite, En  conséquence,  les  excuses  japonaises  paraissent  hypocrites  aux  yeux  de  l’opinion publique  en  Corée  et  en  Chine,  pays  qui  s’enflamment    toujours  contre  les revanchards    japonais."

"Il  est  clair  que  la    politique  des  excuses   et  même  des indemnités  financières  ne  calme  en  rien  le  ressentiment  chinois  ou  coréen  contre  le Japon.  Les  historiens  japonais  ont  beau  soulever  les  questions  qui  fâchent  (travail  de Yoshimi  Yoshiaki sur  les  femmes  de réconfort,  celui  de Kasahara  Tokuji  sur  le  massacre de  Nankin  (à  paraître  prochainement  en  français),  tous  les  deux  publiés  dans  les années  1990),  les  autorités  japonaises  restent  amnésiques,  en  arguant  du  fait  qu’elles ont  déjà  présentés  des  excuses,  et  que  ce  passé  est    clos  .  Au  Japon,  certains  cercles culturels  et  politiques  continuent  de  nier  les  les  massacres  (comme  celui  de  Nankin  en 1937 commis par les Japonais contre la population chinoise), et les exactions commises au temps colonial.    Pour  faire  passer  un  passé  qui  ne  passe  pas,  note l’historien  PierreFrançois  Souyri,  il  faudrait  que  le  gouvernement  japonais  accomplisse  un  travail sérieux  de  remise  en  question  de  sa  politique  avant  1945  et  qu’il  la  laisse  s’exprimer notamment  dans  les  manuels  scolaires,  en  cessant  de  cautionner  les  tentatives  de valorisation  du  fait  colonial."

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