dimanche 10 octobre 2021

Une culture du viol à la française par Valérie Rey-Robert

 "Céder n’est donc pas consentir. Céder, c’est ne pas avoir à portée de main l’éventail des choix possibles et prendre celui qui sera pour vous le moins désavantageux. Une femme auprès de qui le mari insiste pour avoir un rapport sexuel et qui sait qu’elle doit profiter au maximum de ses quelques heures de sommeil avant que le plus jeune de ses enfants ne la réveille ne consent pas ; elle cède. On ne peut parler de consentement puisqu’elle n’est pas à armes égales avec son mari ; c’est elle qui doit se lever pendant la nuit pour les enfants, elle qui doit se lever plus tôt pour leur faire le petit-déjeuner et avoir le temps de se préparer, elle qui doit calculer que si elle dit non à son mari c’est toujours autant de minutes de sommeil en moins, à lui expliquer son refus. Son mari n’a pas ces calculs à faire."


"L’enquête Violences et rapports de genre, appelée enquête Virage, a été réalisée en 2015. Les questions ont pu être posées différemment selon le sexe de la personne interrogée ; en effet, les recherches préalables avaient constaté une différence genrée de perception des violences. Ainsi lors des tests préliminaires à l’enquête, les hommes testés, au contraire des femmes, avaient ri voire souhaité être embrassé de force ou qu’on leur touche les fesses sans consentement. Pour les femmes, il a donc été demandé : « Quelqu’un a-t-il, contre votre gré, touché vos seins ou vos fesses, vous a coincé pour vous embrasser, s’est frotté ou collé contre vous ? », et pour les hommes : « Quelqu’un s’est-il, contre votre gré, frotté ou collé contre vous ? » Même si cela n’est pas le sujet de l’enquête, il est intéressant de constater cette différence de perception qui peut expliquer que, parfois, des hommes prennent à la légère des agressions sexuelles relatées par des femmes. Si eux sont dans l’idée que c’est drôle voire enviable, il est bien évident qu’ils ne percevront pas le traumatisme que peuvent ressentir certaines femmes. L’enquête parlera donc, dans la même intention, d’attouchements forcés pour les femmes et de pelotage pour les hommes. Bien évidemment, les nommer différemment n’en diminue pas la gravité ; il s’agit simplement d’éviter d’avoir des résultats faussés parce qu’un homme répondrait par la négative à certaines questions alors qu’il est pourtant concerné."


"Beaucoup de plaignantes qui ont vu leur affaire classée étaient sous l’emprise de l’alcool ou avaient des troubles mentaux ou psychologiques. Un récit incohérent peut également amener au classement alors qu’il peut être lié au traumatisme subi qui est peu pris en compte. Laure Ignace, juriste à l’Association européenne contre les violences faites au travail, signale qu’il lui semble « inadmissible de s’arrêter au manque d’intelligibilité d’un récit pour classer un dossier. On prend le risque de trier les victimes, entre celles qui savent s’exprimer, utiliser les bons mots, et les autres 113 ». Une autre raison du classement est le retrait de la plainte par les victimes, parfois malmenées par les enquêteurs en proie à de nombreuses idées reçues sur le viol. On peut ainsi leur demander si elles ont eu un orgasme, ou quelle était leur tenue vestimentaire. Lorsqu’elles constatent le doute des enquêteurs, les victimes retirent alors leur plainte. Une autre enquête 114 a permis de rassembler cinq grandes raisons de classement sans suite problématiques, soit près d’un quart des cas étudiés. La première est lorsque l’enquête a été trop peu approfondie. La deuxième concerne les viols conjugaux ; il semble que lorsque la plainte pour viol est déposée dans un contexte conjugal, elle est confondue avec les autres types de violences. Le viol est un crime, il devrait être jugé indépendamment des violences volontaires qui sont des délits. On voit aussi des classements sans suite dans un contexte de séparation ; il peut être estimé que le risque de récidive est faible puisqu’il y a séparation ou que la victime ment pour nuire à son ex-conjoint, même si des preuves physiques corroborent les dires de la plaignante. Le troisième cas est lors de tentatives de viol. Il semble que les enquêtes soient beaucoup trop rapides (et pour tout dire inexistantes). Le quatrième cas concerne, comme dans l’enquête de Véronique Le Goaziou, des victimes vulnérables (déficience intellectuelle, dépression, consommation d’alcool…) avec pourtant des déclarations très détaillées. Faute de preuves autres que la parole de la victime, l’affaire est classée sans suite sans doute pour éviter une relaxe ou un acquittement."


"Paul Mahon, professeur de médecine légale, déclare en 1801, « d’après surtout l’impossibilité presque entière où est un homme seul de forcer à recevoir ses caresses, on doit rarement ajouter foi à l’existence du viol », et Paul Brouardel, doyen de la faculté de médecine de Paris, affirme en 1909 qu’« un homme seul ne peut violer une femme qui fait des mouvements énergiques du bassin pour le repousser. Par conséquent, si l’acte a pu être commis, c’est que la femme ne s’est pas défendue 143 »."


"Tout au long du siècle, on étudie le criminel et donc le violeur. Cesare Lombroso écrit en 1880 : « Les voleurs ainsi que ceux qui commettent des viols ont souvent les oreilles décollées, qui viennent s’ajouter à leur tête, presque comme une anse 148. »"


"Le 21 août 1974 deux touristes belges, Anne Tonglet et Araceli Castellano, sont en vacances à Marseille où elles font du camping. Elles sont frappées, violées et menacées de mort par trois hommes. Les deux femmes portent plainte en donnant des détails précis qui permettent d’identifier les violeurs. L’un d’eux reconnaît avoir voulu leur faire peur, les avoir frappées, mais signale qu’elles étaient ensuite consentantes et ont même apprécié le rapport sexuel. Le lendemain des viols, les jeunes femmes subissent un examen médical d’une extraordinaire violence. Un médecin rassemble même ses étudiants devant les victimes pour discuter de leur cas et dit que ce qu’elles ont vécu « n’avait pas tellement d’importance ». L’expertise médicale conclut que rien ne permet de dire que le coït n’était pas volontaire. Les questions de la juge d’instruction vont également servir à accréditer l’idée du consentement des deux jeunes femmes. Araceli, enceinte à la suite des viols, doit subir un avortement alors qu’il est encore illégal en Belgique. Une information judiciaire est d’ailleurs ouverte à ce sujet puis heureusement close. Les trois violeurs sortiront de détention préventive rapidement. Début 1975, le réquisitoire du procureur de la République évoque l’homosexualité des jeunes femmes et leur goût pour le naturisme, et conclut que rien ne permet de prouver que les relations n’étaient pas librement consenties. Le juge transforme alors le crime de viol en délits de coups et blessures « n’ayant pas entraîné une incapacité totale de travail supérieure à huit jours ». Les jeunes femmes font alors appel de la décision. Un nouveau réquisitoire est prononcé ; l’appel est jugé irrecevable sur le fond et les parties civiles condamnées aux dépens. Anne, en Belgique, est menacée de non-titularisation et de mutation depuis que son homosexualité a été rendue publique. Le procès s’ouvre en septembre 1975 au palais de justice de Marseille. Plusieurs associations féministes manifestent. Les victimes ne sont pas présentes, témoignant ainsi de leur refus de la correctionnalisation de leur procès. Le substitut du procureur parle des victimes en disant qu’elles « n’étaient pas des oies blanches » et reconnaît l’usage de la force tout en disant qu’elles étaient consentantes. Le 15 octobre, le tribunal correctionnel se déclare incompétent. Ce jour-là au journal de TF1 pour la première fois une femme violée témoigne à visage découvert, une avocate est interrogée sur les difficultés à porter plainte, le numéro de téléphone de SOS femmes est diffusé. Anne Tonglet et Araceli Castellano vont alors engager Gisèle Halimi comme avocate. Elle obtient, le 3 février 1976, que la cour d’appel examine et confirme que le tribunal correctionnel est effectivement incompétent et que l’affaire doit aller aux assises. Le procès des violeurs d’Anne Tonglet et Araceli Castellano a lieu les 2 et 3 mai 1978 à Aix-enProvence. Des appels à manifestation sont prévus, le juge reçoit des centaines de télégrammes de soutien aux victimes. Le procès sera exemplaire, comme le titrent bon nombre de journaux 161. Hors du palais, féministes et soutiens reçoivent insultes et crachats. Gisèle Halimi est même frappée. Le verdict est sans appel. Le viol devint un crime ce 3 mai lorsque l’un des violeurs est condamné à six ans de prison et les deux autres à quatre ans. Pour autant, certaines tribunes à gauche jugent que les féministes se trompent en choisissant la répression face au viol. "


"Le magazine Grazia rappelle le même mois une affaire témoignant du manque de considération de la police face à des victimes de viol. L’année précédente, trois femmes, modèles photo, portent plainte pour viol. Elles ont été violées par le même homme. La policière à l’accueil, apprenant le métier des trois femmes, déclare « qu’il fallait s’y attendre » et refuse de prendre la plainte. Un autre policier déclare à une des victimes qu’« il est difficile pour un homme de rester sans rien faire dans une situation pareille ». Quelques mois plus tard, elles tentent de porter plainte dans un deuxième commissariat ; aucune plainte n’est enregistrée. Elles déposent plainte sur le site de l’IGPN face au comportement des policiers. Il semble que leur plainte ait été classée. Depuis, les trois femmes ne souhaitent plus porter plainte. Le manque de formation et les préjugés des policiers et des gendarmes face aux victimes de viol sont donc avérés, et ce dans plusieurs pays occidentaux. Le fait qu’ils reçoivent mal les victimes, refusent de prendre leur plainte ou leur fassent part de leurs préjugés a bien évidemment un impact sur la volonté des victimes à porter plainte, mais aussi sur celles qui ne l’ont pas encore fait."


"En France, à partir des années 1960, l’extrême droite recommence à associer les hommes maghrébins, et spécialement les Algériens, à la criminalité et aux crimes sexuels. La presse d’extrême droite relaie tous les faits divers où des hommes algériens ont, réellement ou non, agressé ou violé des femmes françaises. Le film Dupont Lajoie d’Yves Boisset, sorti en 1974, illustre ces préjugés : Georges Lajoie, après avoir violé et tué une jeune femme, porte son corps à proximité d’un baraquement d’immigrés algériens. Une expédition punitive est menée et un des Algériens est assassiné. Le policier en charge de l’enquête se voit intimer l’ordre de cesser les investigations et le viol suivi d’un meurtre est imputé au jeune homme assassiné. Ces thèses de l’Arabe violeur – d’hommes et de femmes – furent copieusement utilisées par les partisans de l’Algérie française et par le Front national. Jean-Marie Le Pen a véhiculé durant des années l’idée qu’en 1962 le consul général de France à Alger avait été violé par sodomie en public. Le viol devenait donc une métaphore de l’humiliation que les Arabes voulaient infliger aux Français, d’abord avec l’indépendance des pays nord-africains, ensuite en immigrant en France et en « soumettant » les Français. Ainsi le journal Minute prétend qu’un dirigeant du FLN aurait dit : « La France est une nation femelle qui résiste assez longtemps au mâle mais finit toujours par lui céder233. » Nous avons donc de nombreux préjugés à l’égard des hommes noirs et des hommes arabes en supposant qu’ils seraient par nature ou culture fondamentalement plus sexistes et plus violents, particulièrement en matière sexuelle, que les hommes blancs. Les études déjà énumérées plus avant permettent de montrer qu’il n’en est rien."

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