Outre l’union sexuelle, le mariage est aussi une communauté d’intérêts, et c’est cette communauté qui maintient l’union malgré les traverses des amours illégitimes. Dans la classe bourgeoise ces intérêts forment souvent un bloc inébranlable. Mais même lorsque la religion renforçait encore les liens sacrés du mariage, le cocuage était et est encore un dérivatif fréquent à cette union forcée. L’habitude à son tour maintient les époux dans la vie en commun. Les époux se trouvent liés inconsciemment par leurs manies, la certitude de retrouver au foyer les choses familières et le déroulement mécanique de la vie matérielle, sans que l’esprit ait à faire un nouvel effort d’adaptation. La plupart des humains ont horreur du changement, et il leur faudrait une énergie révolutionnaire pour rompre les liens de l’habitude. Même si l’on fait abstraction de l’opinion publique, des lois civiles et religieuses, même si l’on suppose une société où l’homme et la femme seraient affranchis des questions d’intérêt matériel et pourraient vivre d’une vie indépendante, il semble bien que les unions resteraient stables dans la grande majorité des cas. D’autant qu’on peut imaginer que les questions d’argent ne viendraient plus fausser les ententes matrimoniales et que la sympathie et l’amour présideraient aux rapprochements sexuels. Fondés sur l’affection mutuelle et sur l’amour des enfants, cimentés par les habitudes de vie commune, les mariages ont toujours tendance à se stabiliser. On le voit bien dans les pays où le divorce est accordé avec la plus grande facilité, par exemple aux États-Unis. Et même en Russie, où, d’après les calomnies des gens bien pensants, la promiscuité et le dévergondage sexuels devraient être la règle, c’est au contraire les unions permanentes qui sont l’immense majorité. Ce qui fait de l’effet, ce sont les divorces répétés des instables et des déséquilibrés de l’un ou de l’autre sexe. Mais c’est une délivrance pour l’autre conjoint, d’être débarrassé d’un individu volage ou inadapté à la vie en commun. Le divorce est nécessaire aussi pour libérer des époux mal assortis par le caractère ou pour toute autre cause, et leur permet de trouver ensuite, avec ou sans. tâtonnements, une association sexuelle convenable et mieux choisie. Ajoutons aussi, comme cause importante de la stabilité des mariages, le progrès moral lui-même. L’opinion publique a été pendant longtemps le, frein moral principal réagissant sur les actions des individus et se traduisant par des lois de coercition civiles et religieuses. Certes l’opinion publique s’exerce et s’exercera toujours sur les actes humains, mais avec moins de tyrannie ; et de plus en plus les individus trouvent en eux-mêmes le contrôle de leurs actions. Le contrôle de soi accompagne l’adoucissement des mœurs et l’évolution morale vers la liberté. Cette liberté consiste à refréner spontanément caprices ou impulsions sans y être obligé par le gendarme. Si donc il arrive qu’un époux ait perdu son amour, mais s’il a conservé quelque estime et quelque affection pour son conjoint, il s’abstient de rompre le lien pour ne pas lui causer de douleur. Ne pas créer de souffrance, tel est l’axiome qui se dégage des tâtonnements des hommes à travers tous les systèmes moraux qu’ils ont successivement élaborés. Un tel contrôle de soi ne va pas jusqu’au sacrifice. Seuls des chrétiens ou des stoïciens peuvent envisager l’union avec une femme acariâtre ou avec un mari autoritaire et ennuyeux par exemple, comme un devoir comportant un impératif absolu. La crainte religieuse a pu imposer de tels devoirs. Mais la société humaine se dépouille peu à peu des vieilles morales religieuses, et il est improbable qu’elle adopte une morale absolue, incompatible avec la variété de la vie sociale. La famille ne ressemble plus à la maison d’Albanie entourée de murs que couronnent des fagots d’épine. Dès aujourd’hui la femme ne dépend pas toujours de son mari, elle n’est pas obligée de s’attacher à lui comme à un protecteur légal, elle peut déjà vivre indépendante, et, de plus en plus, les deux sexes seront sur un pied d’égalité. « Ménagère ou courtisane », a dit Proudhon. Aujourd’hui bien des femmes menant une vie conjugale régulière ne s’occupent plus du ménage. Les soins ménagers sont simplifiés par le progrès de la technique et seront, de plus en plus, faits par des spécialistes. En tout cas on peut dire que la femme pourra choisir ses occupations et ne sera plus a priori astreinte par le mariage à la besogne domestique. Il est probable aussi que les familles n’auront pas des enfants très nombreux, que ceux-ci jouiront d’une éducation plus indépendante, et que, sans être sevrés de la tendresse et du contrôle des parents, ils ne seront plus couvés par leur mère jusqu’à leur majorité. Les parents seront plus libres et au point de vue familial et au point de vue économique. Il y aura probablement plus de divorces par consentement mutuel, parce que les jeunes gens, aussi bien garçons que filles, se mariant plus librement, feront quelquefois des mariages précoces mal assortis à cause de l’aveuglement même de l’amour, mais d’où il sera possible de s’évader plus facilement pour trouver enfin une union stable avec un conjoint mieux choisi. La vie éduque les caractères. Le fille-mère ne sera plus une malheureuse paria chargée de la réprobation publique . Le mariage de l’avenir, c’est-à-dire l’union sexuelle pour la famille, cessera de reposer, tout au moins exclusivement, sur la protection jalouse de l’homme et sur la reconnaissance et l’obéissance de la femme envers son mari. Notre mariage actuel ne ressemble déjà plus du tout au mariage antique. Sans que je m’en aperçoive, le terme de mariage a fini par se confondre sous ma plume avec l’union familiale à caractère stable, mais dépourvu du caractère sacré que lui attribuent jusqu’à présent, du moins jusqu’à la révolution russe, les lois divines et humaines. C’est pour cela que « le mariage, se marier » ne sont pas employés, dans cette étude, uniquement pour désigner la cohabitation légalisée, mais d’une façon générale, toute union ou recherche d’union, durable, au moins dans son principe ou ses desseins. Cette union familiale s’oppose à l’amour libre. A l’époque actuelle l’amour libre n’est trop souvent que la liberté du lâchage, qui ne profite qu’à l’égoïsme du mâle et abuse de l’infériorité de la femme. Mais dans une société où la femme aurait conquis son indépendance économique, où l’enfant aurait droit à la protection sociale en pleine égalité avec les autres enfants, le divorce, même par la volonté d’un seul, ne serait pas toujours un drame et serait souvent une délivrance. Il ne s’agit pas seulement des cas où le divorce unilatéral délivre d’une femme insupportable ou d’un mari tyrannique ou vice-versa. Mais le conjoint, abandonné par un être égoïste ou instable, n’est-il pas au fond plus à féliciter qu’à, plaindre, une fois les premiers déchirements passés, soit d’amour déçu, soit d’amour-propre égratigné ? La théorie de l’union libre (voir ce mot), repose sur une équivoque. On peut comprendre sous ce vocable l’union familiale établie en dehors des formes religieuses ou légales, mais garantie par l’affection et la confiance mutuelles et aussi par l’amour des enfants. C’est ainsi qu’Elisée Reclus, dans une allocution prononcée au mariage libre de ses filles, a exposé le caractère de leur union. Avec l’émancipation économique de la femme, cette forme du mariage deviendra sans doute plus fréquente. Mais on confond souvent l’union libre avec l’amour libre, ou plus exactement avec la passade, conséquence du simple attrait physique et sans affection durable. En réalité, il existe deux morales sexuelles bien distinctes, celles qui ne va pas plus loin que le goût physique, l’autre qui est fondée sur le besoin d’une liaison où l’amitié et l’estime s’associent au désir charnel. Je ne crois pas qu’on puisse opposer l’amour-passion à l’union familiale. Certes on peut faire cette opposition, si l’on s’en tient à l’observation des mœurs de la classe bourgeoise où assez souvent l’amour n’a aucune part à la formation du mariage. Mais cette monstruosité morale disparaîtra avec la société mercantile. Quand il y a passion, les deux êtres ne veulent plus vivre que l’un pour l’autre, ils rompent toute relation, toute amitié extérieure, ils s’enferment dans leur amour exclusif. Et quand la passion s’est dissipée, l’union persiste si les caractères sont en harmonie, si les deux partenaires ont appris-à s’estimer. Leur amour s’adoucit en une affection de confiance qui s’étend à leurs enfants. Si au contraire les caractères sont en désharmonie, le divorce ou la séparation intervient. Mais l’amour véritable n’a jamais pour point de départ la prévision de cette séparation, il espère l’union éternelle et ne voit d’autre bonheur-que la vie en commun. Il y a très peu d’hommes qui vivent en célibataires. L’homme répugne à vivre dans la solitude. Il a besoin d’une compagnie affectueuse. La plupart des jeunes gens qui professent la morale de l’amour libre finissent par se marier eux aussi. On objectera que c’est parce que leurs amis sont mariés et qu’ils restent seuls et désemparés. Mais il semble que le mariage devienne un besoin quand on arrive à un certain âge, quand le bruit, l’agitation, la danse ont cessé d’être le plaisir dominant. Où peut-on trouver amitié plus vraie, plus désintéressée que dans l’union amoureuse ? Les amis du même sexe sont pris par leur famille et leurs intérêts particuliers. L’amour crée la communauté des sentiments, la confiance et la solidarité. Beaucoup de célibataires mâles ont en réalité une liaison. Ils ont une bien-aimée qu’ils vont voir à peu près chaque jour, peut-être plus pour la douceur de sa compagnie et la sûreté de son affection que pour le commerce charnel. Cette liaison est pour eux une habitude, un refuge et ne se distingue du mariage légal que par l’absence de cohabitation. Il n’y a le plus souvent de véritables célibataires que chez les femmes. Ce n’est pas par parti pris. Si elles ne sont pas mariées, si elles n’ont pas de liaison, c’est parce que dans l’état actuel des mœurs elles n’ont pas pu faire autrement. Elles ne demandaient pas mieux d’aimer et de fonder une famille. Elles en ont été empêchées par leur infériorité économique et par l’infériorité morale où la société repousse encore la fille-mère. Enfin le scrupule empêche quelques hommes de se mettre en ménage, parce qu’ils sont malades ou qu’ils n’ont pas le sou. Ajoutons encore ceux ou celles, rares à là vérité, qui, fidèles à un amour malheureux, ou ne pouvant pas se marier avec l’être de leur choix, restent toute leur vie dans l’impasse du célibat. En général, les femmes réfléchissent un peu plus que les hommes, quand ce sont elles-mêmes qui font leur mariage, soit que chez elles le besoin physiologique, ait un caractère moins impérieux, soit qu’elles aient conscience de leur faiblesse dans la vie sociale, soit surtout qu’elles éprouvent davantage le besoin d’une vie affective. Elles considèrent le mariage comme un refuge ; elles doivent pouvoir compter sur le mari et s’accorder avec lui. La moins coquette fait faire un stage à son soupirant, afin de se rendre compte s’il s’agit d’amour véritable ou d’un simple désir charnel, et aussi pour juger de son caractère. Malgré la difficulté du choix, malgré la puissance de l’impulsion sexuelle ou des calculs d’intérêt, les hommes choisissent aussi. La plupart voient plus loin que la simple satisfaction charnelle ou que la conquête d’une dot. Ils ont le goût du foyer et l’ambition d’être heureux en ménage. Ils ont assez de maîtrise de soi pour refréner l’imagination avant qu’elle se soit transformée en hallucination passionnelle. Ils sentent plus ou moins confusément que pour une union stable, pour le mariage, il faut élire celle dont on voudrait avoir des enfants. La règle est la même pour l’autre sexe. Par conséquent, l’attrait sexuel ne suffit pas, il faut aussi qu’on puisse avoir pour l’être vers lequel on se sent attiré une certaine confiance, une certaine estime, due au caractère d’abord, à l’intelligence et à la culture quelquefois, et non à des qualités toutes superficielles de séduction. D’ordinaire, les adultes ne se contentent pas de rechercher la beauté et l’élégance. La coquetterie et. la légèreté repoussent plus qu’elles ne séduisent beaucoup d’aspirants au mariage. Ils préfèrent celui ou celle qui a du sérieux. L’égoïsme est plus difficile à juger, puisque l’amour est la suppression de l’égoïsme et devient un égoïsme à deux. L’effet ordinaire du mariage légal ou illégal est de transformer l’égoïsme personnel en égoïsme familial. Le plus souvent, la bonté féminine ne s’étend pas au-delà du mari et des enfants. Pour la plupart des femmes, le meilleur des maris est celui dont l’activité, la générosité, les préoccupations sont limitées à la famille. Périsse l’humanité, pourvu que la famille prospère ! On est parfois étonné de rencontrer des hommes durs, autoritaires, farouchement égoïstes, exigeant dans leur propre maison la soumission de l’épouse et des enfants, se montrer pointilleux pour le moindre affront, le moindre tort fait à quelqu’un de leur entourage. Ils en ressentent vivement un sentiment d’infériorité. Leur amour-propre se révolte contre toute offense faite à l’un des leurs, et ils poursuivent avec vigueur, en dehors même du bon droit, une réparation qu’ils estiment nécessaire à leur propre dignité. Tel était autrefois le tableau de la famille. Elle ressemblait, comme je l’ai déjà dit, à la maison d’Albanie, entourée de murs élevés que recouvrent des fagots d’épine. Les femmes acceptaient la soumission à l’autorité du mari, qui leur donnait la sécurité. Avec une indépendance plus grande de la femme, cette morale est encore en vigueur. Pendant la période actuelle de mercantilisme, la morale d’égoïsme familial est la suprême vertu. On comprend que dans le cas où la famille subit des vicissitudes, sa solidité en est renforcée. Le mari et la femme s’appuient l’un sur l’autre pour résister aux coups du sort, qu’il s’agisse des maladies des enfants ou de difficultés économiques ou de dangers d’autre nature. L’affection s’en trouve accrue. Trop de facilité tend au contraire à desserrer les liens du ménage. Richesse et oisiveté sont les causes les plus importantes du dévergondage sexuel. Notons que si l’union s’est faite sans affection, ou si l’indifférence et la mésentente sont survenues, la mauvaise fortune peut être le prétexte de la rupture. La mort de l’enfant ou des enfants sera le prélude du divorce. Ou bien les mauvaises spéculations du mari inciteront la femme à réclamer sa dot. D’autre part, la communauté seule des intérêts en péril peut au contraire rapprocher des époux sans mansuétude l’un pour l’autre. C’est peut-être l’association des intérêts qui fait, au moins en partie, que le mariage dans la classe moyenne est plus solide que dans les autres classes. En général, aujourd’hui, les conditions familiales sont moins serrées. Le mari et la femme sont davantage sur un pied d’égalité. Le mari ne peut plus compter sur son autorité exclusive. La vie en bon accord n’est plus fondée sur la soumission de la femme. A vrai dire, l’harmonie des caractères a toujours été utile. Elle est encore plus nécessaire à l’époque actuelle. Dans certaines unions, c’est l’attrait sexuel qui entre le premier en jeu, quitte à être contrôlé par l’accord moral. Dans d’autres, surtout quand on cherche celui ou celle dont on voudrait avoir des enfants, c’est l’inclination morale qui est le point de départ. Cette inclination réunit ceux dont les caractères concordent et qui ont sur les choses et les gens les mêmes appréciations. Ils se plaisent ; l’attrait moral fixe l’attrait sexuel et le transforme en amour. Dans le mariage, l’important est l’accord des caractères bien plus que la recherche de la vertu. Les gens vertueux sans indulgence, ou sans énergie, ou bien sans gaieté, ou sans intelligence, ne sont jamais de bonne compagnie. Ils ne sont même pas bons à faire des pédagogues. La vertu - par maîtrise de soi - en vue du choix du plaisir n’a pas les mêmes inconvénients que la vertu fondée sur le Devoir. La pratique du devoir donne parfois un résultat paradoxal. A force de refouler, on arrive à supprimer toute spontanéité, à dessécher les sentiments, à créer une nouvelle forme d’égoïsme, l’égoïsme puritain, à se donner à. soi-même la conviction d’une supériorité morale, à se rendre en somme insupportable aux autres, à devenir en quelque sorte un être antisocial. Tandis qu’on, voit d’autres, êtres antisociaux par suite d’égoïsme impulsif, de ceux qu’on classe dans la catégorie des indésirables, fonder parfois des amitiés solides, mais exclusives. L’accord des caractères est donc la condition nécessaire d’une union stable. Voici deux êtres autoritaires : ils ne pourront pas se supporter, il leur faut choisir un conjoint dont la douceur confine à la soumission. On pourrait multiplier les exemples. Remarquons que certaines dissemblances s’atténuent par la vie en commun. Bien des femmes, par exemple, font l’éducation de leur époux, l’affinent, réussissent à adoucir sa grossièreté et ses tendances impulsives. Les maris s’occupent beaucoup moins, en général, de l’éducation de leur femme. Dans le rapprochement des sexes, la communauté des goûts et des caractères est le facteur principal de la confiance dans l’attachement. Ainsi peut s’expliquer la solidité de certaines unions qu’on aurait pu croire destinées à l’instabilité à cause de la disparité de l’âge. Si le conjoint plus jeune a des goûts sérieux, si le plus âgé a gardé un caractère enjoué, et si entre les deux existe une estime mutuelle, il y a des chances pour que l’union soit aussi solide que toute autre. Mais, dans la plupart des cas, la différence d’âge implique une différence tranchée et même une opposition des habitudes, des goûts, des plaisirs, des jugements et des comportements. Cette différence peut s’observer parfois entre deux conjoints du même âge, mais elle est pour ainsi dire de règle et elle est plus nette entre personnes appartenant .à des générations éloignées. Je ne parle pas seulement de l’esprit différent des générations. Chacune, en effet, a sa morale, ses habitudes, ses modes, ses préjugés, ses goûts, ses jugements qu’elle porte avec elle pendant toute son existence. Mais le heurt des conjoints ou des amants tient surtout à la différence de mentalité et de goûts qui dépend de l’âge lui-même. Les jeunes ont besoin de mouvement, d’activité, d’agitation. Ils sont curieux, ils ne sont pas encore blasés. La danse, les sorties nocturnes ou le sport les attirent. Mille enthousiasmes les soulèvent, souvent puérils ou qui paraissent tels aux gens plus âgés. Peu de pondération : des jugements absolus, et, d’autre part, des impulsions qui ressemblent à des caprices ou à des enfantillages. Sans doute, les exemples abondent, surtout autrefois, où une jeune fille, mariée à un vieil homme, doit refouler sa gaieté et ses rires et s’adapter tristement à la vie monotone et renfrognée d’un foyer sans joie. Mais aujourd’hui les jeunes sont moins résignés et souvent plus indépendants. Dans les mariages légaux, on s’ingénie à sauver la face. Dans les unions illégales, l’indépendance apparaît mieux. La femme âgée fermera les yeux sur les escapades ou les incartades de son jeune amant. Le vieux protecteur, au lieu de se rendre ridicule à faire le jeune fou dans les lieux de plaisir pour satisfaire aux caprices du tendron, se résigne à laisser ce rôle à un gigolo, à celui que Sacha Guitry appelle dans une de ses pièces le veilleur de nuit. Ni les ouvriers, ni les paysans, ni les petits bourgeois, c’est-à-dire la grande masse de la population et celle qui travaille, n’ont d’attirance pour la « petite oie blanche ». Leur amour va vers celle qu’ils sentent leur égale et qui sera leur compagne et leur associée. Ceux qui ont le dessein d’épouser une petite oie blanche entendent la pétrir et la modeler à leur usage, en somme en faire une esclave docile. Ils ont le désir. de dominer, et, n’étant pas sûrs, au fond de l’âme, de leur propre valeur, ils veulent tout de suite imposer leur prestige à une vierge innocente et ignorante, dont ils pourront abuser des sentiments et des jugements à leur profit. Est-ce un idéal d’avoir une compagne incapable de se conduire elle-même, et toujours attentive à l’autorité du maître et seigneur ? D’ailleurs, est-il bien sûr que le seigneur et maître puisse compter sur l’adhésion et la soumission éternelle de l’épousée ? Même s’il a la simple prétention de lui suggérer ses idées et ses goûts personnels, il a bien des chances de se leurrer. Car sous sa réserve et sa timidité, l’adolescente a déjà sa personnalité toute formée et des tendances fortement enracinées. Enfin, nous ne sommes pas dans une société où la femme reste enfermée au harem ou même dans l’ancienne famille, strictement isolée. Derrière le front de la petite niaise, il serait bien vain de dire à l’avance quelles pensées vont se développer. On ne peut pas savoir non plus quelle conduite va tenir une personne à qui on n’a jamais laissé prendre de décision. Qu’arrive-t-il le plus souvent à l’usage ? C’est que la petite oie blanche se transforme rapidement en virago aigre et revendicatrice, ou bien que, sous le masque de la candeur et de l’obéissance, elle cocufie sournoisement son mari prétentieux et sur de sa domination, ou bien encore qu’elle reste une oie sans cervelle, soumise mais ennuyeuse, molle et douée mais incapable de donner un bon conseil ou un simple encouragement. Le sport, l’automobile, l’instruction ont fait peu à peu disparaître presque complètement ce modèle de jeune fille bourgeoise bien élevée. La guerre, les révolutions ont précipité la transformation du type féminin. Il n’en reste pas moins que beaucoup d’hommes sont encore séduits par la fragilité (souvent artificielle) d’une jeune femme, soit parce que cette apparence flatte leur instinct de réduire au servage sexuel l’objet de leurs désirs, soit qu’elle satisfait leur sentiment de protection. De leur côté, beaucoup de personnes du sexe faible, se rendant compte que leur faiblesse est un moyen de séduction, en usent comme instrument de coquetterie. Je ne veux pas dire que le type féminin de l’avenir sera la virago. Entre celle-ci et la fille soumise, il y a place pour la femme évoluée moralement et intellectuellement, ayant développé le charme de son sourire, la grâce de ses mouvements, la douceur de ses propos, la patience et la persévérance dans l’action en même temps que la culture des idées et la sûreté du jugement. On peut espérer que le mariage de l’avenir, fondé sur l’amour, ne sera plus entaché de servitude, comme il l’a été trop souvent dans les anciens temps, et qu’il sera de plus en plus une association libre. Parmi les causes, de l’instabilité du mariage j’ai mentionné la difficulté du choix. Cependant, même avec un choix qui peut paraître excellent, la fidélité conjugale n’est pas assurée. Dans toutes les sociétés, les exemples d’infidélité abondent, surtout de la part du mari. Pour le mâle, l’infidélité est péché véniel ; ses conquêtes lui sont un titre de gloire. Pour là femme, c’est le déshonneur. Le mâle, maître de la famille, punit par la mort le faux pas de l’épouse. La femme est obligé de fermer les yeux sur les frasques de son mari. Du moins autrefois. Aujourd’hui, les femmes manient le revolver avec maestria. Il n’en reste pas moins que l’opinion publique, maîtresse de la morale, est indulgente aux époux et sévère aux femmes. Les femmes elles-mêmes ne sont pas les moins féroces pour les personnes de leur sexe. En dehors des conditions sociales consacrant la suprématie masculine, les mœurs ont certainement-tenu compte, du moins inconsciemment, du fait que les mâles, sont davantage poussés par le besoin physiologique et les femmes tenues, pour la plupart, parle sentiment affectif. Le désaccord conjugal aboutit à l’adultère ou au divorce. Mais beaucoup de maris pratiquent l’adultère sans qu’il y ait désaccord conjugal. Les religions et l’opinion publique réprouvent à la fois l’adultère et le divorce. Mais, jusqu’aux temps modernes, la religion et l’opinion publique étaient beaucoup plus sévères pour la rupture du mariage que pour le manque de fidélité. Cette différence peut sans doute s’expliquer en remontant dans la nuit des temps. L’abandon de 1a femme et des enfants, ordinairement assez nombreux, était un crime social, puisque les conséquences en retombaient-sur la tribu. La répudiation fut admise peu à peu en faveur du mari, surtout et d’abord de l’homme riche et puissant, mais sous certaines conditions, d’ordinaire en cas de stérilité. L’adultère n’est qu’un crime familial, qui entraînait seulement la vengeance de l’époux trompé, c’est-à-dire du mari. Car la femme n’avait que des droits assez limités. Si les pauvres gens ont toujours pratiqué une morale d’association et de confiance, fondée sur la monogamie, la polygamie était le privilège des mâles riches. La fidélité conjugale du mâle était donc toute relative, puisqu’on s’enrichissant il pouvait acheter d’autres épouses. Le sentiment de fidélité ne correspondait pas du tout à ce qu’il est devenu pour la conscience moderne. La confiance s’entend entre égaux, la fidélité est le devoir du vassal envers le maître. Le mari polygame devait simplement protection à ses femmes, et celles-ci lui devaient fidélité. Les religions et les morales ont depuis longtemps oublié ce point de départ. Elles ne doutent point de détenir la Vérité morale, révélée, la Loi suprême absolue. Comment donc se fait-il, si la Loi morale vient de la divinité, ou de la conscience, considérée comme le reflet de la divinité, qu’elle ne condamne pas le mensonge adultérin plus fortement que la rupture du lien conjugal ? Les mœurs modernes acceptent peu à peu le divorce légal et égal, et bientôt par consentement mutuel. I1 semble tout à fait légitime de se séparer d’un conjoint indésirable et antipathique, avec qui la vie commune est un enfer ; tandis que la conscience moderne considère l’adultère comme un mensonge, c’est-à-dire comme une atteinte à la confiance, en tout cas comme une diminution morale de l’individu. La conscience moderne est en contradiction sur ce point, comme sur d’autres, avec les morales anciennes. Je mets à part le stoïcisme, qui est d’ailleurs le prototype de la morale moderne et qui est une morale moderne par comparaison avec les morales religieuses, ce qui ne veut pas dire qu’il soit une morale définitive. Les religions ont presque toujours empêché le divorce ; elles n’ont jamais empêché l’adultère, quoiqu’on les invoque comme les instruments les plus efficaces de la moralisation. En fait, la religion, comme la morale, est le reflet de l’opinion publique. Maintenant que la femme peut être libre et indépendante, la notion d’émancipation conjugale arrive peu à peu à s’imposer, le divorce devient possible, légal, moral. En définitive, et j’y reviendrai, quand j’étudierai le progrès moral, c’est l’opinion publique, et non pas l’intérêt individuel, ou le plaisir individuel, ou la religion, qui a créé la morale. Dans la pratique, opinion publique et religion se confondent, puisque la religion est l’armature même. de la coutume, armature rigide qui se modifie moins facilement que les mœurs. Mais religion et coutume maintiennent longtemps l’opinion et les mœurs dans la forme traditionnelle. L’amour lui-même est le plus souvent incapable de briser leurs entraves. Les religions se sont toujours opposées aux mariages mixtes. L’amour pendant longtemps n’a rien pu ou rien osé contre cette opposition. Aujourd’hui encore, les coutumes et les mœurs primitives ont conservé toute leur force parmi les Juifs de l’Europe orientale. Quel est le jeune homme ou la jeune fille de ce milieu qui se décidera à prendre un conjoint n’appartenant pas à sa religion ? Ils n’oseront pas entrer en révolte contre la réprobation familiale et surtout contre la réprobation publique, ce qui ne veut pas dire que des relations charnelles ne puissent avoir lieu, mais sans caractère officiel. Cette explication vaut aussi pour l’adultère en général. On se sent libre de le pratiquer, à condition de le tenir secret, d’abord pour ne pas « avoir d’ennuis » avec le conjoint légitime, mais aussi pour garder une réputation honorable devant l’opinion. Il est impossible, par contre, de cacher un concubinage ; il était donc impossible d’échapper à la réprobation publique, quand le mariage était considéré comme un lien sacramentel indissoluble. Aujourd’hui encore, on ne recevra pas officiellement dans le monde un faux ménage, de conduite irréprochable, tandis qu’on accueillera un couple légitime, de conduite douteuse, pourvu qu’elle ne fasse pas scandale. Eviter le scandale, tout est là ; et l’opinion publique est beaucoup plus indulgente pour l’épouse libertine, à condition qu’elle masque ses aventures extra[1]conjugales, que pour la fille qui se donne librement à l’amant de son choix. La morale change aussi avec les milieux. Elle est souvent fonction des conditions sociales. Le décorum et le respect de l’opinion publique, ont, par exemple, moins de prise sur les ouvriers que les préoccupations alimentaires, et laissent plus. de liberté à la morale sexuelle. Mais chez eux l’union. conjugale, légitime ou habituelle, est renforcée par l’association ; et les caprices sexuels sont écartés par les préoccupations économiques elles-mêmes et par la nécessité de donner tout leur temps et leurs forces au travail. Quelques brèves passades viennent parfois rompre la monotonie sexuelle, mais elles sont sans lendemain. Dans la petite bourgeoisie, le décorum et le respect de l’opinion règnent en maîtres. L’association conjugale est encore renforcée par la nécessité de sauvegarder le bien de famille ou l’entreprise, et se manifeste par un solide égoïsme familial. C’est la classe où la morale sexuelle est observée avec la plus stricte rigueur. Le travail, là aussi, laisse peu de loisirs. Gagner de l’argent est pour le bourgeois, petit ou moyen, d’ordre aussi impératif que gagner sa vie l’est pour l’ouvrier. Mais le dépenser en fantaisies amoureuses apparaît comme un scandale. .Tout au plus laisse-t-on le jeune homme jeter sa gourme et ferme-t-on les yeux s’il met à mal quelque fille de la classe pauvre. Son établissement matrimonial n’en souffrira pas. Dans la classe riche, les gens sont libérés de toute préoccupation alimentaire et de toute préoccupation économique en général. La préoccupation sexuelle passe au premier plan. Les loisirs et l’argent leur donnent toute facilité pour courir l’aventure charnelle. L’adultère devient un sport. Il est l’apanage des héros de roman et de théâtre. L’affaire importante de la vie est de conquérir des femmes et de n’être pas trompé soi-même. Le choix, le meilleur choix avant le mariage ne met pas une union à l’abri de l’adultère. Celui qui commet cette infraction à la règle n’est pas toujours le coupable. Une jeune fille, quand elle a accroché un mari à l’hameçon, ne doit pas s’imaginer qu’elle est garantie contre l’infidélité ou l’abandon ; .elle ne doit pas prétendre être. servie à pieds baisés. Le mari, de son côté, aurait tort de croire qu’il n’a plus besoin de se gêner devant sa femme et qu’il peut se dispenser des petites attentions qu’il prodiguerait à une maîtresse. C’est qu’une maîtresse il n’est pas sûr de la conserver, tandis que le mariage le libère du sentiment d’insécurité. Comme amant il s’efforce de plaire, comme mari il y renonce aisément. Mais le lien légal du mariage tend à perdre sa force coercitive. Il ne sera bientôt plus qu’un statut pour la sauvegarde des enfants. Le concubinat n’existe pour ainsi dire plus dans certains États de l’Union américaine du Nord et en Norvège (si l’on en croit Bedel), puisque la facilité dans les formalités d’union et de divorce font du mariage une sorte d’union libre. Si l’on veut conserver l’affection et la fidélité du conjoint, il ne faut pas trop compter sur l’effet de la. séduction première, il faut s’efforcer de continuer à lui plaire tant au point de vue physique qu’au point de vue moral. Autrement dit, le mariage futur ne sera jamais une garantie définitive et ne saura dispenser les conjoints d’être toujours attentifs l’un à l’autre. L’épouse d’autrefois sentait que son sort dépendait de la protection du mari. Elle avait une ribambelle d’enfants. C’est pourquoi, prise toute entière par son rôle de mère et de ménagère, elle ne pouvait guère songer à l’indépendance sexuelle. Toute sa vertu était dans la fidélité et dans la défense du foyer . La femme moderne a moins d’enfants. Aux États-Unis, tout au moins dans les États de l’Est, la natalité est. encore moindre qu’en France. Dans un stade avancé de civilisation, les femmes se dérobent aux maternités répétées, soit pour avoir une vie plus libre, soit pour assurer mieux l’éducation et l’établissement de leur progéniture. Ces ambitions n’ont pas de raison d’être dans les populations misérables ou de civilisation primitive. La liberté de la femme n’y existe guère, et le problème de l’éducation et de l’établissement des enfants ne se pose pas. Dans une humanité future, où les enfants seront protégés et leur éducation assurée,la femme sera tout à fait libre vis-à-vis du mari. La vie sentimentale prendra un plus grand développement. Au lieu du devoir imposé, l’attrait sexuel et l’attrait affectif seront seuls facteurs de la stabilité du mariage. C’est surtout le sentiment affectif qui, en l’absence du sentiment religieux servira de frein au dévergondage.
M. Pierrot
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