mardi 5 octobre 2021

Une minute quarante neuf par Riss

 "Un jour, se présenta à l’infirmerie, pour auscultation, un groupe de bidasses. Les deux protagonistes en faisaient partie. Chacun attendait patiemment d’être appelé par le médecin. Les chaises de la salle d’attente étaient rares et la plupart patientaient debout en s’appuyant contre les murs. Le première classe engagé s’adressa à l’appelé du contingent dont on disait qu’il le martyrisait. “C’est quoi cette position ? Tenez-vous droit, arrêtez de croiser vos bras. Vous êtes pédé ou quoi ? Vous voulez que je vous le répète combien de fois ?” L’appelé n’osait pas lui répondre. Il essayait de se tenir le mieux possible pour que son persécuteur lui épargne ses sarcasmes, mais chaque fois ce dernier trouvait un prétexte pour déverser sur sa tête des seaux de remarques déplaisantes. Personne ne disait rien. Personne n’osait prendre la défense de la victime. Le première classe engagé avait enfin trouvé le bouc émissaire idéal qu’il pouvait piétiner allègrement pour atteindre une hauteur que sa médiocrité lui interdisait. 

Il faut dire qu’il n’était pas aidé. Le capitaine de l’escadron auquel appartenaient à la fois le souffredouleur et son bourreau avait une réputation exécrable. À en croire Radio Bidasse, cet officier convoquait dans son bureau les appelés en fin de service pour les convaincre de contracter une année supplémentaire, comme la loi le permettait. Celui qui refusait cette offre devait supporter les remarques du capitaine, du genre : “Ben quoi, vous êtes pédé ? Vous n’avez pas les couilles de signer ? Vous êtes une gonzesse ?” Si ce capitaine parlait aux appelés avec autant d’élégance, pourquoi le première classe engagé n’auraitil pas fait la même chose ? La victime des injures n’avait aucune chance de s’en sortir, car le règlement imposait aux soldats qui voulaient se plaindre de respecter la voie hiérarchique. Et la seule autorité devant laquelle il aurait pu déposer sa requête était cet odieux capitaine. L’appelé harcelé se retrouvait seul, prisonnier comme un poisson dans un filet où il commençait à étouffer. Un jour, il ne revint pas de permission. Il déserta. Quelques semaines après on retrouva sa trace. Il avait été interné dans le service psychiatrique d’un établissement civil. Je reçus l’ordre d’aller le chercher en ambulance et de le ramener à la caserne pour le transporter ensuite vers l’hôpital militaire qui le réformerait P4. Quand j’arrivai sur place, on me conduisit dans sa chambre. Je le revoyais pour la première fois depuis sa désertion. Il était assis sur son lit, prostré, en position fœtale, comme pour se protéger de tout ce qui l’entourait. Je lui expliquai notre trajet, en précisant que nous ferions halte à la caserne pour remplir des papiers, avant de reprendre la route pour notre destination finale. “NAN, NAN, NAN, J’Y RETOURNERAI PAS, J’Y RETOURNERAI PAS. NAAAANNN !” me hurla-t-il à la figure, secoué de tremblements et de frissons alors que je n’avais pas terminé mes explications. La simple idée de repasser dans la caserne où il avait été traité comme un chien lui fit péter les plombs. Celui que j’avais devant moi n’avait rien à voir avec certains simulateurs qui se faisaient passer pour fous en se pissant dessus au lit, en se mutilant, comme l’un d’eux qui infectait régulièrement un énorme abcès qu’il avait au cul pour qu’il ne se referme jamais et qu’on le réforme. Lui était un vrai P4. Lui qui était venu faire son service national l’esprit sain allait quitter l’institution militaire transformé en loque humaine. Je réussis à le convaincre de me suivre en lui donnant l’assurance qu’il ne retournerait pas dans cette caserne qui le terrifiait. Pendant que j’entrerais à pied dans l’enceinte militaire, lui resterait à l’extérieur, seul dans l’ambulance garée dans la rue. Après avoir effectué les formalités administratives, et conformément à notre marché, nous reprîmes la route vers l’hôpital militaire qui le déclarerait P4, et le libérerait de son calvaire. Durant les deux cents kilomètres du voyage qu’il passa assis à mes côtés dans l’ambulance, pas un mot ne sortit de sa bouche. Vingt-sept ans après, je me retrouvais dans une ambulance. Cette fois c’était moi qui en étais le patient et qui me demandais si je n’étais pas en train de perdre la raison. Pendant que le véhicule tressautait sur les irrégularités de la chaussée, je parlais sans cesse. Pour rester éveillé car j’étais hanté par la certitude que si je perdais connaissance, je ne reviendrais jamais à la vie. Pour ne pas m’évanouir, j’adressais tout ce qui me passait par la tête aux deux secouristes à mes côtés. L’un d’entre eux, sur ma gauche, était une femme militaire comme l’indiquait son treillis kaki. Je lui parlai de l’école du Service de santé des armées où j’avais été formé pour devenir infirmier dans mon régiment. Ce que je disais n’avait pas d’intérêt sauf celui de combattre le silence de la salle de rédaction qui semblait me poursuivre dans l’ambulance, suivi de près par le spectre de la folie. Je n’avais aucune idée de la gravité de ma blessure et j’étais incapable d’imaginer ma situation, dans un mois, dans six mois, dans un an. Je croyais que les dégâts ne seraient que physiques. Je n’imaginais pas à quel point ils seraient aussi psychologiques. Aussi impitoyablement que par les balles d’une kalachnikov, votre cervelle peut être emportée par la démence. Durant les mois de rééducation qui suivirent, je pénétrai dans l’univers étrange des blessés de guerre. Je me retrouvai dans une pièce, entouré de soldats rescapés du Mali ou d’Afghanistan. Tous faisaient leurs exercices sans poser de questions à leur voisin. Une pudeur silencieuse interdisait de demander aux autres ce qui leur était arrivé. Chacun était seul propriétaire de son histoire. Lui avait un morceau de crâne en moins, qui semblait avoir été découpé soigneusement avec une pelle à gâteau. Un autre courait comme un dératé autour de bancs recouverts de mousse sur lesquels il prenait appui avec une de ses jambes coupée, afin de fortifier son moignon. Celui-ci avait désormais une merguez à la place du visage et le feu avait remplacé ses mains et ses doigts par deux petites saucisses de chair presque identiques aux pinces du Pingouin de Batman. 

Aidé d’une poulie pour soulager mon épaule, j’exécutais consciencieusement mes exercices, pendant qu’à mes côtés, un mutilé faisait de même, mais seulement avec la moitié de son avant-bras. Une ingénieuse prothèse électrique avait été enfilée sur son moignon. Grâce aux contractions des muscles qui lui restaient, il pouvait exercer une pression sur des capteurs fixés à l’intérieur de sa prothèse, ce qui activait de petits moteurs électriques qui ouvraient et fermaient des doigts en plastique. À l’aide de cette fabuleuse main articulée, je le voyais gonfler son bras pour que ses doigts artificiels se referment sur un gobelet posé devant lui. Aussi concentré que pour un jeu d’adresse, il évaluait l’effort juste, puis tentait sa chance, comme dans les fêtes foraines quand on essaye d’attraper un objet au moyen d’une grande pince laborieusement guidée. Il jouait avec ce qui restait de son bras comme s’il était à la foire. Seule la décence des autres estropiés autour de lui le préservait d’être dévisagé comme une attraction. Respectueusement, tous se concentraient sur leurs exercices respectifs. Il tenta sa chance. Il donna une impulsion. Mais trop forte, et ses doigts électriques écrasèrent d’un seul coup le gobelet. Il se mit à rire de sa maladresse pour se convaincre que tout cela n’était qu’un jeu. Puis il reprit courage, et recommença le geste. Encore et encore."

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