V. Des relations sociales
Le
travail est-il une loi sociale ou une loi naturelle ?
Le travail est une loi
naturelle aggravée par la société.
Comment
la société aggrave-t-elle la loi naturelle du travail ?
De trois façons : 1° Elle
dispense arbitrairement un certain nombre d’hommes de tout travail et rejette
leur part du fardeau sur les autres hommes ; 2° Elle emploie beaucoup d’hommes
à des travaux inutiles, à des fonctions sociales ; 3° Elle multiplie chez tous
et particulièrement chez les riches les besoins imaginaires et elle impose au
pauvre l’odieux travail nécessaire à la satisfaction de ces besoins.
Pourquoi
trouvez-vous naturelle la loi du travail ?
Parce que mon corps a des
besoins naturels que seuls les produits du travail satisferont.
Vous
ne considérez donc comme travail que le travail manuel ?
Sans doute.
L’esprit
n’a-t-il pas aussi des besoins naturels ?
Le seul besoin naturel de nos
facultés intellectuelles, c’est l’exercice. L’esprit reste toujours un enfant
heureux qui a besoin de mouvement et de jeu.
Ne
faut-il pas des ouvriers spéciaux pour donner à l’esprit des occasions de jouer
?
Le spectacle de la nature, l’observation des
passions humaines et le plaisir des conversations suffiraient aux besoins
naturels de l’esprit.
Vous
condamnez donc l’art, la science et la philosophie ?
Je ne condamne pas ces
plaisirs. Semblables à l’amour, ils sont nobles tant qu’ils restent
désintéressés. Dans l’art, dans la science, dans la philosophie, dans l’amour,
la volupté que j’éprouve à me donner ne doit pas être payée par celui qui goûte
la volupté de recevoir.
Mais
il y a des artistes qui créent avec peine et des savants qui cherchent avec
fatigue ?
Si la peine dépasse le
plaisir, je ne vois pas pourquoi ces pauvres gens ne s’abs[1]tiennent
point.
Vous
exigeriez donc de l’artiste et du savant un travail manuel ?
Du savant et de l’artiste,
comme de l’amoureux ou de l’amoureuse, la nature exige un travail manuel
puisqu’elle leur impose, comme aux autres hommes, des besoins matériels.
L’infirme
a aussi des besoins matériels et vous n’auriez pas la cruauté de lui imposer
une besogne dont il est incapable ?
Sans doute, mais je ne
considère pas comme des infirmités la beauté du corps ou la puissance de la
pensée.
L’individualiste
travaillera donc de ses mains ?
Oui, autant que possible.
Pourquoi
dites-vous : Autant que possible ?
Parce que la société a rendu
difficile l’obéissance à la loi naturelle. Il n’y a pas de travail manuel
rémunérateur pour tout le monde. D’ordinaire, on s’éveille à l’individualisme
trop tard pour faire l’apprentissage d’un métier naturel. La société a volé à
tous, pour le livrer à quelques-uns, le grand instrument du travail naturel, la
terre.
L’individualiste
peut donc, dans l’état actuel des choses, vivre d’une besogne qu’il ne
considère pas comme un vrai travail ?
Il le peut.
L’individualiste
peut-il être fonctionnaire ?
Oui. Mais il ne peut pas
consentir à toutes sortes de fonctions.
Quelles
sont les fonctions dont s’abstiendra l’individualiste ?
L’individualiste s’abstiendra
de toute fonction de l’ordre administratif, de l’ordre judiciaire ou de l’ordre
militaire. Il ne sera pas préfet ou policier, officier, juge ou bourreau.
Pourquoi
?
L’individualiste ne peut pas
être au nombre des tyrans sociaux.
Quelles
fonctions pourra-t-il accepter ?
Les fonctions qui ne nuisent
pas à autrui.
En
dehors des fonctions rétribuées par le gouvernement, n’y a-t-il pas des
carrières nuisibles et dont l’individualiste s’abstiendra ?
Il y en a.
Citez-en
quelques-uns.
Le cambriolage, la banque,
l’exploitation de la courtisane, l’exploitation de l’ouvrier.
Quelles
seront les relations de l’individualiste avec ses inférieurs sociaux ?
Il respectera leur
personnalité et leur liberté. Il n’oubliera jamais que le devoir professionnel
est une fiction, et le devoir humain la seule réalité morale. Il n’oubliera
jamais que les hiérarchies sont des folies et il agira naturellement, non socialement,
avec des hommes que le mensonge social affirme ses inférieurs, mais dont la
nature a fait ses égaux.
L’individualiste
aurait-il beaucoup de relations extérieures avec ses inférieurs sociaux ?
Il évitera les abstentions qui
pourraient les froisser. Mais il les verra peu, de crainte de les trouver
sociaux et non naturels ; je veux dire de crainte de les trouver serviles,
gênés ou hostiles.
Quelles
seront les relations de l’individualiste avec ses collègues ou ses confrères ?
Il sera poli et serviable avec
eux. Mais, autant qu’il pourra le faire sans les blesser, il évitera leur
conversation.
Pourquoi
?
Pour se défendre contre deux
poisons subtils : l’esprit de corps et l’abrutissement professionnel.
Comment
se conduira l’individualiste avec ses supérieurs sociaux ?
L’individualiste n’oubliera
pas que les paroles de ses supérieurs sociaux traitent presque toujours de
choses indifférentes. Il écoutera avec indifférence et répondra le moins
possible. Il ne fera pas d’objections. Il n’indiquera pas des méthodes qui lui
paraîtraient meilleures. Il évitera toute discussion inutile.
Pourquoi
?
Parce que le supérieur social
est d’ordinaire un enfant vaniteux et irritable.
Si
le supérieur social ordonne, non plus une chose indifférente, mais une
injustice ou une cruauté, que fera l’individualiste ?
Il refusera d’obéir.
La
désobéissance ne lui fera-t-elle pas courir des dangers ?
Non. Devenir l’instrument de
l’injustice et du mal, c’est la mort de la raison et de la liberté. Mais la
désobéissance à l’ordre injuste ne met en danger que le corps et les ressources
matérielles, qui sont au nombre des choses indifférentes.
Quelle
sera la pensée de l’individualiste devant l’ordre ?
L’individualiste dira
mentalement au chef injuste : Tu es une des incarnations modernes du tyran.
Mais le tyran ne peut rien contre le sage.
L’individualiste
expliquera-t-il son refus d’obéir ?
Oui, s’il croit le chef social
capable de comprendre et de revenir de son erreur. Presque toujours le chef
social est incapable de comprendre.
Que
fera alors l’individualiste ?
Devant un ordre injuste le
refus d’obéir est le seul devoir universel. La forme du refus dépend de ma
personnalité.
Comment
l’individualiste considère-t-il la foule ?
L’individualiste considère la
foule comme une des plus brutales parmi les forces naturelles.
Comment
agit-il dans une foule qui ne fait point de mal ?
Il s’efforce de ne point
sentir en conformité avec la foule et de ne point laisser noyer, même pour un
instant, sa personnalité.
Pourquoi
?
Pour rester un homme libre.
Parce que tout à l’heure peut-être un choc imprévu fera jaillir la cruauté de
la foule, et celui qui aura commencé de sentir comme elle, celui qui fera
vraiment partie de la foule aura de la peine à se dégager au moment de l’élan
moral.
Que
fera le sage si la foule où il se trouve essaie une injustice ou une cruauté ?
Le sage s’opposera par tous
les moyens nobles ou indifférents à l’injustice ou à la cruauté.
Quels
sont les moyens que le sage n’emploiera pas, même en ces circonstances ?
Le sage ne descendra pas au
mensonge, à la prière, ou à la flagornerie. Flatter la foule est un puissant
moyen oratoire.
Le
sage se l’interdira-t-il absolument ?
Le sage pourra adresser à la
foule, comme à un enfants ces éloges qui sont l’enveloppe ironiquement aimable
des conseils. Mais il saura que la limite est incertaine et l’aventure
dangereuse. Il ne s’y hasardera que s’il est bien sûr non seulement de la fermeté
de son âme, mais encore de la souplesse précise de sa parole.
Le
sage citera-t-il devant les tribunaux ?
Le sage ne citera jamais
devant les tribunaux.
Pourquoi
?
Citer devant les tribunaux
c’est, pour des intérêts matériels et indifférents, sacrifier à l’idole sociale
et reconnaître la tyrannie. Il y a en outre lâcheté à appeler à son secours la
puissance de tous.
Que
fera le sage s’il est accusé ?
Il pourra, selon son
caractère, dire la vérité ou opposer à la tyrannie sociale le dédain et le silence.
Si
l’individualiste se reconnaît coupable, que dira-t-il ?
Il dira sa faute réelle et
naturelle, la distinguera nettement de la faute apparente et sociale pour
laquelle on le poursuit. Il ajoutera que sa conscience lui inflige pour sa
véritable faute le véritable châtiment. Mais la société, qui n’agit que sur les
choses indifférentes, lui infligera, pour sa faute apparente, une punition apparente.
Si
le sage accusé est innocent devant sa conscience et coupable devant les lois,
que dira-t-il ?
Il expliquera comment son
crime légal est une innocence naturelle. Il dira son mépris pour la loi, cette
injustice organisée et cette impuissance qui ne peut rien sur nous, mais
seulement sur notre corps et nos richesses, choses indifférentes.
Si
le sage accusé est innocent devant sa conscience et devant la loi, que
dira-t-il ?
Il pourra dire seulement son
innocence réelle. S’il daigne expliquer ses deux innocences, il déclarera que
la première seule lui importe.
Le
sage témoignera-t-il devant les tribunaux civils ?
Le sage ne refusera pas son
témoignage au faible opprimé.
Le
sage témoignera-t-il en correctionnelle et devant les assises ?
Oui, s’il connaît une vérité
utile à l’accusé.
Si
le sage connaît une vérité nuisible à l’accusé que fera-t-il ?
Il se taira.
Pourquoi
?
Parce qu’une condamnation est
toujours une injustice et le sage ne se rend pas complice d’une injustice.
Pourquoi
dites-vous qu’une condamnation est toujours une injustice ?
Parce que nul homme n’a le
droit d’infliger la mort à un autre homme ou de l’enfermer en prison.
La
société n’a-t-elle pas d’autres droits que l’individu ?
La société, réunion des
individus, ne peut avoir un droit qui ne se trouve en aucun individu. Des zéros
additionnés, si nombreux qu’on les suppose, donnent toujours zéro au total.
La
société n’est-elle pas en légitime défense contre certains malfaiteurs ?
Le droit de légitime défense
ne dure pas plus longtemps que l’attaque elle-même.
Le
sage siégera-t-il comme juré ?
Le sage, appelé à faire partie
d’un jury, pourra refuser de siéger ou y consentir.
Que
fera le sage qui aura consenti à être juré ?
Il répondra toujours Non à la
première question : L’accusé est-il coupable ?
Cette
réponse ne sera-t-elle pas quelquefois un mensonge ?
Cette réponse ne sera jamais
un mensonge.
Pourquoi
?
La question du président doit
se traduire ainsi : « Voulez-vous que nous infligions une peine à l’accusé ?
»Et je suis obligé de répondre « Non », car je n’ai le droit d’infliger de
peine à personne.
Que
pensez-vous du duel ?
Tout appel à la violence est
un mal. Mais le duel est un moindre mal que l’appel en justice.
Pourquoi
?
Il n’est pas une lâcheté, il
ne crie pas au secours et n’emploie pas contre un seul la force de tous.
VI.
Des sacrifices aux idoles
Puis-je
sacrifier aux idoles de mon temps et de mon pays ?
Je puis laisser avec
indifférence les idoles me prendre les choses indifférentes. Mais je dois
défendre ce qui dépend de moi et qui appartient à mon Dieu.
Comment
distinguerai-je mon Dieu d’avec les idoles ?
Mon Dieu est proclamé par ma
conscience dès qu’elle est vraiment ma voix et non plus un écho. Mais les
idoles sont l’œuvre de la société.
A
quel autre caractère reconnaît-on les idoles ?
Mon Dieu ne désire que le
sacrifice des choses indifférentes. Les idoles exigent le sacrifice de
moi-même.
Expliquez-vous
?
Les idoles proclament comme
des vertus les bassesses les plus serviles, discipline et obéissance passive.
Elles exigent le sacrifice de ma raison et de ma volonté.
Les
idoles commettent-elles d’autres injustices ?
Non contentes de vouloir
détruire ce qui leur est supérieur et que je n’ai jamais le droit d’abandonner,
elles veulent que je leur sacrifie ce qui ne m’appartient en aucune façon, la
vie de mon prochain.
Connaissez-vous
d’autres caractères des idoles ?
Le vrai Dieu est éternel et
immense. C’est toujours et partout que je dois obéir à ma raison. Mais les
idoles varient avec les temps et les pays.
Montrez
comment les idoles varient avec les temps.
Autrefois, on me demandait de
supprimer ma raison et de tuer mon prochain pour la gloire de je ne sais quel
Dieu étranger et extérieur à moi ou pour la gloire du Roi. Aujourd’hui, on me
demande les mêmes sacrifices abominables pour l’honneur de la Patrie. Demain,
on les exigera peut-être pour l’honneur de la Race, de la Couleur ou de la
Partie du Monde.
L’idole
varie-t-elle seulement lorsque son nom change ?
L’idole évite autant que
possible de changer de nom. Mais elle varie souvent.
Citez
des changements de l’idole que n’accompagne pas un changement de nom.
Dans un pays voisin, l’idole
Patrie était la Prusse ; aujourd’hui, sous le même nom, l’idole est
l’Allemagne. Elle demandait au Prussien de tuer le Bavarois. Plus tard, elle
demanda au Prussien et au Bavarois de tuer le Français. Le Savoyard et le
Niçois risquaient en 1859 de s’incliner bientôt devant une patrie dessinée en
botte ; les hasards de la diplomatie leur font adorer une patrie hexagonale. Le
Polonais hésite entre une idole morte et une idole vivante ; l’Alsacien entre
deux idoles vivantes, qui prétendent au même nom de Patrie.
Quelles
sont les principales idoles actuelles ?
Dans certains pays, le Roi ou
l’Empereur ; dans d’autres, on ne sait quelle fraude dénommée Volonté du
Peuple. Partout l’Ordre, le Parti politique, la Religion, la Patrie, la Race,
la Couleur. Il ne faut pas oublier l’opinion publique avec ses mille noms,
depuis le plus emphatique, l’Honneur, jusqu’au plus trivialement bas, le Qu’en
dira-t-on.
La
couleur est-elle une idole dangereuse ?
La Couleur blanche, surtout.
Il lui arriva d’unir en un même culte Français, Allemands, Russes et Italiens
et d’obtenir de tous ces nobles prêtres le sacrifice sanglant d’un grand nombre
de Chinois.
Connaissez-vous
d’autres crimes de la Couleur Blanche ?
C’est elle qui fait de
l’Afrique entière un enfer. C’est elle qui a détruit les Indiens d’Amérique et
qui fait lyncher les nègres.
Les
adorateurs de la Couleur Blanche n’offrent-ils que du sang à leur idole ?
Ils lui offrent aussi des
louanges. Dites ces louanges. Ce serait trop longue litanie. Mais, quand la
Couleur Blanche exige un crime, la liturgie appelle ce crime une nécessité de
la Civilisation et du Progrès.
La
Race est-elle une idole dangereuse ?
Oui, surtout quand elle s’allie
à la Religion.
Dites
quelques crimes de ces alliées ?
Les guerres médiques, les
conquêtes des Sarrasins, les croisades, le massacre des Arméniens,
l’antisémitisme.
Quelle
est aujourd’hui l’idole la plus exigeante et la plus universellement respectée ?
La Patrie.
Dites
les exigences particulières de la Patrie.
Le service militaire et la
guerre.
L’individualiste
peut-il être soldat en temps de paix ?
Oui, tant qu’on ne lui ordonne
pas de crime.
Que
fait le sage en temps de guerre ?
Le sage n’oublie jamais
l’ordre du vrai Dieu, de la Raison : "Tu ne tueras point". Et il aime
mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.
Quels
actes lui dictera sa conscience ?
La conscience universelle
ordonne rarement des actes déterminés. Elle porte presque toujours des
défenses. Elle défend de tuer ou de blesser son prochain et sur ce point, elle
ne dit rien de plus. Les méthodes sont indifférentes ou constituent des devoirs
personnels.
Le
sage peut-il rester soldat en temps de guerre ?
Le sage peut rester soldat en
temps de guerre, s’il est bien sûr de ne pas se laisser entraîner à tuer ou à
blesser.
Le
refus formel et éclatant d’obéir à des ordres sanguinaires peut-il devenir un
devoir strict ?
Oui, si le sage, par son
passé, ou pour d’autres raisons, se trouve dans une de ces situations qui
attirent les regards. Oui, si son attitude risque de scandaliser ou d’édifier,
il peut entraîner d’autres hommes vers le bien ou vers le mal.
Le
sage tirera-t-il sur l’officier qui donne un ordre sanguinaire ?
Le sage ne tue personne. Il
sait que le tyrannicide est un crime comme tout meurtre volontaire.
VII.
Des rapports de la morale et de la métaphysique
De
combien de façons conçoit-on les rapports de la morale et de la métaphysique ? 3
De trois façons : 1° La morale
est une conséquence de la métaphysique, une métaphysique en acte 2° La
métaphysique est une nécessité et un postulat de la morale 3° La morale et la
métaphysique sont indépendantes l’une de l’autre.
Que
pensez-vous de la doctrine qui fait dépendre la morale de la métaphysique ?
Cette doctrine est dangereuse.
Elle appuie le nécessaire sur le sur le superflu, le certain sur l’incertain,
la pratique sur le rêve. Elle transforme la vie morale en un somnambulisme tout
tremblant de craintes et d’espérances.
Que
pensez-vous de la doctrine qui fonde la métaphysique sur la vérité morale ?
Elle semble d’abord tout
donner à la morale. En réalité, si elle se présente comme autre chose qu’une
méthode de rêve, si elle la prétention de conduire à la certitude, elle est
mensonge et immoralité intellectuelle, puisqu’elle affirme comme des réalités
ce qui ne peut-être que désirs et espérances.
Que
pensez-vous de la conception qui rend la morale et la métaphysique indé[1]pendantes l’une de l’autre ?
Elle est la seule soutenable
au point de vue moral. C’est à elle qu’il faut s’en tenir dans la pratique.
Théoriquement,
les deux premières conceptions ne renferment-elles point une part de vérité ?
Fausses moralement, elles
expriment une opinion métaphysique probable. Elles signifient que toutes les
réalités se tiennent et qu’il y a entre l’homme et l’univers des rapports
étroits.
L’individualisme
a-t-il une métaphysique ?
L’individualisme paraît
pouvoir coexister avec les métaphysiques les plus différentes. Il semble que
Socrate et les cyniques aient eu quelque dédain pour la métaphysique. Les
épicuriens sont matérialistes. Les stoïciens sont panthéistes.
Que
pensez-vous des doctrines métaphysiques en général ?
Je les regarde comme des
poèmes et je les aime pour leur beauté.
Qu’est-ce
qui constitue la beauté des poèmes métaphysiques ?
Une métaphysique est belle à
deux conditions : 1° Elle doit être considérée comme une explication possible
et hypothétique, non comme un système de certitudes et elle ne doit pas nier
les poèmes voisins ; 2° Elle doit expliquer toute chose par une harmonieuse
réduction à l’unité.
Que
devons-nous faire eu présence des métaphysiques qui affirment ?
Nous devons généreusement les
dépouiller des laideurs et des lourdeurs de l’affirmation, pour les considérer
comme des poèmes et des systèmes de rêves.
Que
pensez-vous des métaphysiques dualistes ?
Elles sont des explications
provisoires, des demi-métaphysiques. Il n’y a pas de métaphysique vraie ; mais
les seules vraies métaphysiques sont celles qui aboutissent à un monisme.
L’individualisme
est-il la morale absolue ?
L’individualisme n’est pas la
morale. Il est seulement la plus forte méthode morale que nous connaissons, la
plus imprenable citadelle de la vertu et du bonheur.
L’individualisme
convient-il à tous les hommes ?
Il y a des hommes que l’âpreté
apparente de l’individualisme rebute invinciblement. Ceux-là doivent choisir
une autre méthode morale.
Comment
saurai-je si l’individualisme ne convient pas à ma nature ?
Si, après un essai loyal de
l’individualisme, je me sens malheureux ; si je ne sens pas que je suis dans le
vrai refuge ; si je suis troublé de pitié sur moi-même et sur les autres, je
dois fuir l’individualisme.
Pourquoi
?
Parce que cette méthode, trop
forte pour ma faiblesse, me conduirait à l’égoïsme ou au découragement.
Par
quelle méthode me créerai-je une vie morale, si je suis trop faible pour la
méthode individualiste ?
Par l’altruisme, par l’amour,
par la pitié.
Cette
méthode morale me conduira-t-elle à des gestes différents des gestes de l’individualiste
?
Les êtres vraiment moraux font
tous les mêmes gestes et surtout s’abstiennent tous des mêmes gestes. Tout être
moral respecte la vie des autres hommes ; nul être moral ne se préoccupe de
gagner des richesses inutiles, etc.
Que
se dira l’altruiste qui essaya inutilement de la méthode individualiste ?
Il se dira : « J’ai à faire le
même chemin. J’ai seulement quitté l’armure trop lourde pour moi et qui
m’attirait du sort et des hommes des coups trop violents. Et j’ai pris le bâton
du pèlerin. Mais je me souviendrai toujours que je tiens ce bâton pour me
soutenir, non pour en frapper autrui ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire