En 1847, Marx était beaucoup trop dominé par ses passions
révolutionnaires pour songer à de telles objections. En 1859, il ne s'est plus
occupé de la Révolution française, mais uniquement de la révolution
prolétarienne future ; il en a parlé en s'inspirant des tableaux du Manifeste
communiste; mais il a donné à sa thèse une forme si abstraite qu'il n'a pas été
arrêté par les difficultés qu'aurait pu soulever une analyse portant sur des
détails concrets ; il a complété son schéma par une phrase relative à la ruine
des idéologies, qui ne correspond à rien de ce qu'on trouve dans les tableaux
de 1847, mais qui rappelle, très brièvement, ce qu'il avait écrit sur la
disparition des idéologies qui suivrait la révolution prolétarienne. Le schéma
ne se rapporte certainement pas à l'histoire, comme on pourrait croire, tout
d'abord ; mais à des hypothèses sur l'avenir. »
« Dans le Manifeste communiste, Marx lui-même ne
s'était pas privé d'employer ces sophismes ; dans la préface de 1859, il les a
implicitement condamnés; mais il a cru ne devoir les condamner qu'en termes
discrets, de manière à ne pas empêcher les propagandistes de les utiliser pour
le plus grand profit du Parti. Nous avons là un des exemples de cette duplicité
que sa situation d'agitateur populaire a, plus d'une fois, imposée à Marx (Marx
et Engels n'ont jamais osé blâmer publiquement les publicistes
social-démocrates qui déshonoraient la doctrine du matérialisme historique par
des applications ridicules ; c'est seulement après la mort d'Engels qu'on a
imprimé quatre lettres dans lesquelles il recommandait plus de prudence.
Seligman cite quelques fragments de deux d’entre elles, pp. 148-150. On trouve
dans le Devenir social, mars 1897, la traduction de trois de ces lettres).
Nous trouvons sous la plume d'Engels lui-même un aveu
curieux de cette duplicité qui a fini par conduire les social-démocrates à
faire tomber, trop souvent, les doctrines marxistes au rang de hâbleries
démocratiques. Dans la préface qu'il écrivit en 1884 pour la traduction
allemande de la Misère de la philosophie, il affirme que jamais Marx n'avait
fondé ses idées socialistes sur la considération d'une injustice que
présenterait le régime du profit; il les fondait seulement, suivant Engels, sur
« la ruine nécessaire qui se consomme sous nos yeux tous les jours de plus en
plus, du mode de production capitaliste (Marx, Misère de la philosophie,
édition de 1896, p. 12) . Mais à deux pages plus bas, Engels ne trouve pas
mauvais qu'on trouble « les bons sentiments du brave bourgeois » en lui
expliquant une théorie de la plus-value d'après laquelle le profit semble
résulter d'une violation des principes de justice bourgeois, principes que la
société mettrait continuellement de côté (Marx, op. cit., p. 14). »
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