1908 : « LA DÉCOMPOSITION DU MARXISME » [Brochure éditée dans la « Bibliothèque du mouvement prolétarien » par les Editions Marcel Rivière, en 1908. Texte de la 3e édition (sans date), probablement publiée en 1910. On peut aussi retrouver ce texte reproduit dans La décomposition du marxisme et autres essais. Texte 8 (pp. 211 à 256). PUF, 1re édition, collection « Recherches politiques », 1982, 262 pages]
Avant-propos
Pendant longtemps, les écrivains socialistes ont cru que Marx avait créé un corps de doctrines au moyen desquelles on pouvait atteindre ce triple résultat : démontrer que les attaques dirigées contre le capitalisme par les classes ouvrières sont les conséquences scientifiques d’une analyse de la production ; fonder sur la philosophie la confiance dans une révolution très prochaine, qui remplacerait le capitalisme par le communisme ; trouver, dans une investigation nouvelle de l’histoire, des règles propres à diriger, d'une manière très sûre, la politique des partis révolutionnaires. En Allemagne, on regardait le système marxiste comme étant audessus de toute critique ; la faiblesse des arguments que les professeurs des Universités allemandes avaient opposés au marxisme justifiait, dans une certaine mesure, l'orgueil de ses partisans.
Dans un livre publié en 1886, et qui a fait « autorité dans la science », d’après Ch. Andler [Anton Menger, Le droit au produit du travail, trad. fr., p. 1], un professeur célèbre de Vienne reprochait à Marx et à Engels de ne pas avoir décrit le monde qu'ils aspiraient à voir se réaliser : « Je considère, disait-il, l’exposé d’un état social parfait, non seulement comme tout à fait scientifique, mais même comme indispensable, si le mouvement socialiste doit atteindre ses buts, même en partie seulement » [Anton Menger, op. cit., p. 150]. Il est évident qu’en Autriche on entend encore le mot scientifique dans un sens archaïque qu’on ne lui connaît plus en France ; il n’existe aucun moyen de produire un pareil tableau d’avenir sans tomber dans les fantaisies ou même dans l’absurde.
« Aucune critique, si exacte soit-elle, des institutions existantes, écrivait-il encore, n’est justifiée, aussi longtemps qu’on n’a pas montré suffisamment la possibilité d’un état meilleur... Les nations ne se décideront jamais à une expérience sociale profonde, si on n’a pas construit d’abord une théorie de droit public socialiste, d’après des données conformes à l’expérience » [Anton Menger, op. cit., p. 157]. L’auteur prendrait-il les socialistes pour des étudiants auxquels il aurait à faire passer un examen ? Sans attendre sa permission, les classes ouvrières sont entrées en lutte contre les institutions existantes ; elles ne font pas une critique, mais un siège ; les classes possédantes font fabriquer par leur publicistes des théories de droit public destinées à excuser leurs capitalisations ; ce sont ces publicistes de la défaillance bourgeoise qui transforment une guerre très réelle en une discussion idéologique – dont les socialistes, interprètes du prolétariat, ne se soucient guère.
Ces malencontreux marxistes ont même poussé la méchanceté jusqu’à ne pas tenir compte des principes qui ont été regardés comme essentiels à tout socialisme par Anton Menger : celui-ci ne peut pas arriver à savoir « si c’est le droit au produit intégral du travail ou le droit à l’existence qui doit former la base de l’organisation juridique future » [Anton Menger, op. cit., p. 144 et pp. 147-148]. En 1886, on ne connaissait pas encore la lettre de Marx sur le programme de Gotha ; si notre auteur avait pu soupçonner que, suivant Marx, les salaires devraient être réglés, après la révolution sociale, suivant des principes empruntés au régime capitaliste, il aurait rayé Marx de la liste des écrivains socialistes. On ne saurait, en effet, être socialiste, si on formule des opinions qui ne cadrent pas avec les classifications établies par un professeur aussi notable qu'Anton Menger.
Par la suite de leur goût pour les recherches bibliographiques, les professeurs allemands s’occupaient beaucoup de rechercher les sources auxquelles pouvaient avoir puisé Marx et Engels. Celui-ci ayant affirmé que son ami avait renouvelé le socialisme en y introduisant la théorie de la plus-value et la conception matérialiste de l’histoire [Anton Menger, op. cit., pp. 113 et 138. A. Menger ne cherche pas les sources de la conception matérialiste de l’histoire, qui lui semble fausse (p. 170)], Anton Menger s’efforce d’établir qu’Engels était mal renseigné sur les anciens écrivains socialistes [Anton Menger, op. cit., p. 74 et p. 133], que William Thompson est le véritable inventeur de la plus-value [Anton Menger, op. cit., p. 114, pp. 137-138] et qu’il faut être « un ignorant ou un charlatan » pour attribuer à Marx une doctrine empruntée à des prédécesseurs qui l’ont parfois dépassé « en profondeur et en pénétration » [Anton Menger, op. cit., p. 3]. Tout le monde sait combien les discussions relatives aux priorités scientifiques engendrent de polémiques violentes et combien elles sont peu capables d’éclairer les principes.
La stérilité de la critique allemande a été constatée par un écrivain plein de tact et de finesse, Benedetto Croce, qui félicite Werner Sombart d’avoir, en 1894, rompu avec les usages de ses collègues universitaires et cherché vraiment à pénétrer la pensée intime de Marx [Benedetto Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, trad. fr., p. 99].
Il faut reconnaître que le système de Marx présente des difficultés considérables pour la critique, parce que l’auteur n’en a point donné un exposé didactique. Benedetto Croce dit que Le Capital est un « mélange bizarre de théories générales, de polémiques et de satires amères, d’illustrations et de digressions historiques » [Benedetto Croce, op. cit., p. 94., cf. pp. 129132]. Il faut aller chercher la pensée de l’auteur, et ce travail n’est pas sans offrir de multiples causes d’erreur. On a souvent accordé trop de portée à de brèves réflexions qui surgissent au milieu des récits, qui, « prises rigoureusement, sont inexactes, et qui nous semblent (elles le sont, en effet) chargées et pleines de vérités » [Benedetto Croce, op. cit., p. 130]. Il faut un véritable travail d’interprétation lorsque les formules de Marx sont données, comme cela arrive parfois, sous une forme satirique. Enfin, nous trouvons çà et là de grandes images dont les sens paraît avoir longtemps échappé aux marxistes et qui prennent, aujourd’hui seulement, toute leur valeur, depuis que le syndicalisme révolutionnaire nous montre ce qu’est la lutte de classe.
L’attitude des disciples de Marx a beaucoup contribué à rendre stérile toute critique ; c’est qu’en effet, celle-ci s’exerce d’ordinaire sur les développements que l’école donne à la doctrine d’un maître, plutôt que sur cette doctrine elle-même ; il se trouve que les marxistes, au lieu de développer l’œuvre magistrale, se sont livrés à de si nombreuses fantaisies, que les gens sérieux ne les ont pas, généralement, considérés comme des interprètes autorisés de Marx. Celui-ci est donc demeuré isolé.
Personne n’a songé à croire, par exemple, que le matérialisme historique puisse consister dans les paradoxes, les drôleries ou les naïvetés que Paul Lafargue a écrites sur les origines du droit, de la morale ou des religions [Le chef-d'œuvre du genre est, je crois, l’article sur le mythe de l’immaculée conception, inséré dans Le Devenir social de mai 1896. L’auteur ne parle pas d’ailleurs de l’immaculée conception de la Vierge, exempte du péché originel, mais de la naissance virginale du Christ. Il nous apprend aux dernières lignes que dans un concile, « à la majorité d’une voix, l’Eglise chrétienne, fondée sur l’antique mythe féminin de l’immaculée conception, décida que la femme avait une âme tout comme l’homme ». Il possède évidemment un recueil spécial des conciles]. Marx n’aurait jamais songé que « le panthéisme et la transmigration des âmes de la Kabbale sont des expressions métaphysiques de la valeur des marchandises et de leur échange » [Devenir social, août 1895, p. 477. Benedetto Croce a relevé beaucoup de bévues commises par Paul Lafargue dans cet article sur Campanella ; on peut y ajouter celle-ci : l’auteur prend pour un masculin singulier le mot Sephiroth qui est un féminin pluriel]. Etonné du peu de bruit que font ses découvertes, Paul Lafargue a déclaré, que, par suite de l’ignorance et des préjugés des historiens bourgeois, les socialistes ont le « monopole » du matérialisme historique [P. Lafargue, La méthode historique de Karl Marx, p. 4. Lire dans une note de la page 14 d’amusantes réflexions sur « les grues métaphysiques et éthiques, la Justice, la Liberté, la Patrie, qui font le trottoir dans les discours académiques et parlementaires, les programmes électoraux et les réclames mercantiliques »]. Kautsky a publié, dans la revue officielle de la social-démocratie, presque toutes les facéties que Paul Lafargue a ainsi présentées comme des applications du marxisme, et il leur a accordé une véritable approbation qui n’a pas peu contribué à faire regarder l’école marxiste comme ridicule.
Constatant que les hommes compétents séparaient si complètement Marx et ses disciples, ceux-ci en vinrent à supposer que leur maître devait occuper dans l’histoire de la pensée humaine un rang tout à fait extraordinaire ; on le regarda, par exemple, comme le seul homme qui eût mérité d’occuper la place abandonnée par Hegel [Sur les analogies de Marx et de Hegel, cf. Benedetto Croce, op. cit., pp. 133-136], à titre de souverain arbitre de la philosophie. Aussi. Ch. Bonnier écrivait en 1895 : « Un reproche, que l’on fait souvent aux socialistes, c’est que ni Marx, ni Le Capital n’aient encore trouvé de successeur ; cela prouve l’incapacité de notre époque à comprendre aussi bien l’histoire de la philosophie que la philosophie de l’histoire. De même que Hegel n’a trouvé de successeurs que vers le milieu de ce siècle, de même n’apparaîtront les successeurs de Marx et d’Engels que lorsque la période du capitalisme sera terminée » [Devenir social, juillet 1895, p. 370]. En attendant, il fallait prendre son parti de la stérilité de l'école marxiste. Plus curieuse encore est cette phrase de Paul Lafargue : « Il est hardi, même pour la mettre hors de contestation, de toucher à l’œuvre [de Marx et d’Engels] de ces deux géants de la pensée, dont les socialistes des deux mondes n’auront peut-être, jusqu’à la transformation de la société capitaliste, qu’à vulgariser les théories économiques et historiques » [Devenir social, avril 1897, p. 290].
Ces sentiments d’humilité religieuse que Paul Lafargue exprimait si naïvement, paraissent avoir existé chez un très grand nombre de marxistes et les avoir empêchés de suivre les excellents conseils que leur donnait Benedetto Croce, en 1897 : « Débarrasser la pensée de Marx de la forme littéraire qu’il lui a donnée ; étudier à nouveau et complètement les questions qu’il s’est posées ; leur donner des formules nouvelles et plus précises, de nouveaux développements et de nouvelles illustrations historiques » [Benedetto Croce, op. cit., p. 114]. Il aurait fallu, pour remplir ce programme, une grande indépendance d’esprit ; les marxistes aimaient mieux faire des résumés qui semblaient à Benedetto Croce plus obscurs que le texte du maître. On peut remarquer, dans une très grande partie de la littérature marxiste, un effort constant pour reproduire des phrases du Capital, en sorte qu’on croirait quelquefois que ces auteurs sont plus familiers avec les livres des liturgistes qu’avec les méthodes scientifiques modernes.
L’école marxiste se trouvait ainsi caractérisée par des fantaisies visiblement étrangères au système de Marx, et par un immobilisme tenant de la servilité. La doctrine pouvait donc paraître toujours intacte au milieu de l’écoulement universel, parce que la vie se retirait d'elle de plus en plus ; on aurait pu comparer, il y a dix ans, le marxisme à un très vieil arbre dont l’écorce durcie enveloppe un cœur vermoulu. C’est alors que Ch. Andler annonça que le moment était venu d’écrire l’histoire de la décomposition du marxisme ; mais Bernstein venait de faire de hardies tentatives pour rendre la vie à l’arbre, dont la fin n’était pas aussi prochaine que pensait le professeur de français.
Marx avait écrit Le Capital au moyen d’observations faites sur l’Angleterre ; mais durant les trente années qui avaient suivi cette publication, bien de grands changements s'étaient produits dans l’industrie, dans la politique et dans la vie anglaises ; le meilleur moyen à employer pour rajeunir le marxisme semblait être de reprendre les enquêtes au point où le maître les avait laissées, et de compléter Le Capital en raison du développement des classes ouvrières d’Angleterre. Dans la préface de son livre, Marx avait dit aux Allemands qu’ils devaient aller chercher dans la patrie du capitalisme les tendances fondamentales qui caractérisent le régime moderne ; il avait même écrit cette phrase que l’on a si souvent reproduite, comme une loi historique incontestable : « Le pays le plus développé industriellement montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle, l'image de leur propre avenir. »
Le phénomène qui frappe le plus l’observateur de l’Angleterre contemporaine est évidemment le trade-unionisme. Bernstein, en regardant cette forme d’organisation syndicale comme étant appelée à s’imposer à tous les pays qui marchent sur la voie du capitalisme, Bernstein croyait être fidèle à la méthode de Marx ; mais les représentants officiels de l’école n’admettaient pas qu’on pût être assez hardi pour reconnaître, grâce à cette méthode, des faits contraires à la thèse de la lutte de classe. Le trade-unionisme a pour objet de régler à l’amiable les conflits qui se produisent entre patrons et travailleurs ; s’il doit se généraliser, il devient impossible de dire que le mécanisme de la production capitaliste aggrave les conflits industriels au point de les transformer en lutte de classe. Les anciens amis de Bernstein, ne pouvant s’expliquer comment celui-ci avait pu se mettre à observer pour compléter l’œuvre de son maître, au lieu de faire comme eux des résumés de résumés, pensèrent qu’un tel scandale devait tenir à des causes très impures ; ils accusèrent Bernstein d’avoir été acheté par les capitalistes. Je ne veux pas insister sur ce vilain chapitre de l’histoire de la social-démocratie.
Bernstein, persuadé qu’il était demeuré fidèle à l’esprit de Marx, chercha à expliquer comment le développement de la doctrine du maître avait pu le conduire à des résultats si contraires aux thèses enseignées dans l’école ; il fut ainsi amené à se demander si le marxisme ne renfermerait pas des principes contradictoires, parmi lesquels il s’en trouverait qui correspondraient à ses nouvelles doctrines. Il proposa en 1899 une théorie sur laquelle l’attention ne me semble pas avoir été assez portée. Il y aurait eu, suivant lui, dans le socialisme moderne, deux courants principaux : « L’un constructif, continue les idées de réforme exposées par des penseurs socialistes ; l’autre emprunte ses inspirations aux mouvements populaires révolutionnaires et ne vise, de fait, qu'à détruire. Suivant les possibilités du moment, l’un apparaît comme utopique, sectaire, pacifiquement évolutionniste, l’autre comme conspirateur, démagogique, terroriste. Plus nous approchons des temps présents, plus catégorique est le mot d'ordre : ici, émancipation par l’organisation économique et là émancipation par l’expropriation politique... La théorie marxiste chercha à combiner le fonds essentiel des deux courants... Mais cette combinaison ne signifiait par la suppression de l’antagonisme ; elle était plutôt un compromis tel qu’Engels le proposait aux socialistes anglais dans son écrit, La situation des classes ouvrières : subordination de l’élément spécifiquement socialiste à l’élément politico-radical et socialorévolutionnaire. Et qu’elle qu’ait été l’évolution effectuée au cours des années par la théorie marxiste, elle n’a jamais su se défaire de ce compromis, ni de son dualisme » [Ed. Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, trad. fr., pp. 53-54].
Cette manière de concevoir les choses indignait fort Kautsky, qui répondait, peu après, que Marx avait réconcilié le socialisme utopique et le mouvement révolutionnaire en une unité plus haute ; qu’il n’y avait, en conséquence, ni dualisme, ni compromis ; que la prétendue découverte de Bernstein avait seulement pour but d’enlever au marxisme son esprit révolutionnaire qui constitue sa vie. Le seul dualisme que l’on pût reconnaître dans l'activité de Marx et d’Engels, consisterait en ce qu’ils furent à la fois hommes de science et hommes de lutte : l’homme de science pèse le pour et le contre, avant de prendre une résolution, tandis que l’homme de lutte est obligé d’agir sans avoir eu toujours le temps de réfléchir longuement. « Ce n’est pas apprécier de tels hommes avec l’impartialité de l’histoire que de déduire de la dualité de leurs fonctions, des contradictions dans leurs théories ou même des fautes d’ordre intellectuel » [Kautsky, Le marxisme et son critique Bernstein, trad. fr., pp. 6870].
Kautsky était persuadé que Marx avait si bien utilisé les recherches et les hypothèses faites avant lui, qu’il était parvenu à la vérité scientifique ; reconnaître que le marxisme eût soudé artificiellement deux systèmes contradictoires, c’était avouer qu’il y avait quelque chose d’insuffisant dans la doctrine ; pour rien au monde, Kautsky n’aurait consenti à prononcer un pareil blasphème. La social-démocratie aurait donc commis, suivant lui, une grave imprudence si elle s’était engagée dans des voles nouvelles qui menaient on ne savait où, au lieu d’appliquer toute son intelligence à défendre les principes certains qu’elle avait reçus.
Les idées de Bernstein furent accueillies avec beaucoup de faveur par les gens qui désiraient voir le marxisme échapper à cet immobilisme dans lequel Kautsky prétendait le retenir ; en signalant l’incohérence des systèmes, Bernstein montrait la nécessité de chercher de nouveaux équilibres, toujours instables et provisoires, entre les tendances fondamentales du socialisme moderne ; ainsi la vie était introduite dans une doctrine jusqu’alors condamnée à la stérilité.
En France, l’étude des organisations syndicales a conduit à se demander s’il n’y aurait pas lieu de considérer une décomposition du marxisme autre que celle que Bernstein a examinée. Ce que le marxisme a emprunté aux anciennes tendances socialistes constitue ce qui frappe le plus ; mais il se pourrait que Marx eût ajouté quelque chose, qui constituerait ce que j’appellerai le marxisme de Marx ; cette partie est demeurée cachée longtemps parce qu’il n’y avait pas encore d’organisations ouvrières importantes qui lui correspondissent, et Bernstein ne l’a pas reconnue parce qu’il ne connaît bien que l’Angleterre et l’Allemagne. Je me propose de montrer ici comment je conçois cette nouvelle manière de comprendre la décomposition du marxisme. I. Formation des utopies - Passage aux réformes sociales avant 1848 - Ascension des ouvriers à la petite bourgeoisie par l’association de production et par le trade-unionisme - La paix sociale dans Vidal et dans Considérant
a) Les écrivains auxquels on donne le nom d’utopistes faisaient constamment appel aux sentiments de justice quand ils prônaient des reconstructions de la société. Dans toute organisation réelle il y a des situations pour lesquelles le droit établi blesse l’opinion ; il ne peut en être autrement ; si perfectionné que soit un système juridique, il ne saurait s’appliquer parfaitement à tous les cas – pas plus que la science ne saurait être parfaitement adéquate à la nature. On ne pourrait créer une fausse identification qu’en introduisant de la souplesse dans un système dont le caractère est d’être rigide : de l’arbitraire dans le droit et de l’empirisme dans la science. Lorsque l’opinion est fortement saisie de cas anormaux, elle exige qu'il soit procédé à un changement des règles juridiques, en vue de faire disparaître la discordance qui la choque ; c’est ainsi que les réformes sont exécutées en vue d’accroître le respect pour le droit et de consolider le système existant.
Par exemple, bien que toutes nos législations matrimoniales soient fondées sur la doctrine ecclésiastique du mariage, qui proclame l’indissolubilité de l’union sexuelle, il a bien fallu admettre que certains cas exigeaient la séparation des époux ; de nos jours les gens de lettres ont si fortement insisté sur certains inconvénients de cette séparation que l’on a adopté en France une loi sur le divorce, qui a semblé à beaucoup de personnes nécessaire pour renforcer le respect dû au mariage.
Comme ce sont surtout les gens de lettres qui agissent ainsi sur l’opinion et lui signalent les méfaits qui résultent de l’application de certaines règles, on peut dire qu’il y a toujours à côté de la justice des juristes une justice romanesque, pleine d’arbitraire et de paradoxe, dans laquelle peuvent puiser tous les hommes qui ont du goût pour imaginer des changements sociaux. Les utopistes ne se rendent pas compte que la contradiction est la condition du mouvement historique du droit ; ils y voient la preuve d’une erreur commise sur les principes qui gouvernent l’ensemble de la société ; ils cherchent à créer un monde tout à fait logique ; mais leurs adversaires n’ont pas de peine à montrer que leurs projets engendreraient des conséquences qui choqueraient bien plus fréquemment nos sentiments que ne les choquent les usages actuels. La moindre réflexion suffirait pour montrer qu’il ne peut en être autrement, parce qu’une société serait composée d’aliénés, si ses idées n’étaient pas en général conformes à ses usages.
Les raisonnements des réformateurs sociaux paraissent d’autant plus sérieux qu’ils portent davantage sur des détails, parce qu’ils perdent ainsi le caractère paradoxal des utopies ; les analogies au moyen desquelles ils imaginent le tableau du monde sont d’autant plus faciles à admettre que ce tableau diffère moins de celui que l’on voit sous ses yeux ; les projets semblent d’autant plus pratiques qu'ils sont donnés comme étant favorables au plus grand nombre d’intérêts existants. Il doit donc arriver un jour où les écoles sociales, poussées par le désir d’obtenir toujours un plus grand succès, limitent leurs ambitions à propager l’idée des réformes ; c’est alors qu’elles parviennent à saisir le plus fortement l’opinion publique. Les grands utopistes du XXe siècle eurent tous pour successeurs des hommes qui abandonnèrent les ambitions primitives des fondateurs pour des réformes, c’est-à-dire pour adopter une attitude conservatrice. Je signale à ce sujet une page curieuse de cette lettre de Proudhon à Considérant que l'on appelle Avertissement aux propriétaires ; cette lettre est du 1er janvier 1842 ; à ce moment le fouriérisme avait fait son évolution, comme l’expose fort bien Proudhon : « Fourier déclare qu’il est nécessaire, au début des études et des expériences sociétaires, de se placer tout à fait en dehors des idées civilisées et de rompre brusquement avec toutes les notions anté-harmoniennes ; c’est ce qu’il appelle procéder par grand écart, d'un terme emprunté aux voltigeurs de corde... Quoi ! cet immense travail de l'humanité serait non avenu, l’histoire n’aurait aucun sens et tout ce mouvement n'aurait été qu'une longue déception ! Vous-même ne le pensez pas, monsieur le rédacteur ; sinon je vous demanderai ce que signifie cet écrit sur la politique générale, qui a produit une si vive impression, et dans lequel vous vous montrez profond socialiste, parce que vous restez dans les données de la société actuelle » (Proudhon, Oeuvres, t. II, pp. 55-56. En fait, Fourier procédait comme tous les utopistes et puisait ses idées paradoxales dans le monde contemporain).
Peu de temps avant la révolution de 1848, un des hommes qui devaient le plus marquer à l’assemblée du Luxembourg, F. Vidal, terminait son livre célèbre sur la Répartition des richesses par des réflexions qui montrent bien à quelles conséquences avaient abouti tant d’utopies développées depuis plus de trente ans : « La véritable question aujourd’hui se réduit à chercher comment il serait possible de neutraliser en partie les funestes effets de nos institutions économiques ; à examiner le parti que l’on pourrait tirer, en 1846, avec nos lois, nos mœurs et nos préjugés, des principes d’association et d’organisation appliqués, comme palliatifs, au soulagement de la misère, à l'amélioration du sort de ces milliers de nos semblables qui ne peuvent attendre patiemment l’avenir et se nourrir d’illusions, qui demandent à gagner leur vie en travaillant et qui pourraient largement produire au-delà de leurs besoins si l’on savait utiliser leurs bras, si l’on voulait leur fournir, à titre de prêt, les premières avances et les instruments nécessaires. Nous voilà certes bien loin du pays des utopistes ! Ainsi posé, le problème se trouve singulièrement circonscrit ; et des hauteurs de l’idéal, nous retombons brusquement sur la terre, sous l’empire de la réalité et de la nécessité. C’est un tout autre monde ; mais enfin c’est celui où nous sommes condamnés à vivre : il faut nous y résigner ! » [F. Vidal, De la répartition des richesses, pp. 471-472].
Nous venons de voir se produire une évolution, qui semble nécessaire, de l’utopie à la pratique ; cette évolution peut être encore regardée comme se produisant de l’imagination à l’intelligence, du romanesque au droit, de l’absolu au relatif, de la simplicité à la complexité [Cf. Insegnamenti della economia contemporanea, p. 97].
Les réformateurs sociaux espéraient amener tous les partis à accepter leurs projets ; F. Vidal prétendait que les économistes les plus intelligents étaient ébranlés, qu’on parlait dans les chaires officielles d’association et d’organisation, que les doctrines négatives de l’école dite libérale étaient abandonnées. « Les socialistes ne veulent point transformer d’un seul coup la société, bouleverser le monde ; leur prétention serait de le convertir » [F. Vidal, op. cit., pp. 464-465]. Pendant assez longtemps, on avait imaginé qu’il n’y avait pas de meilleur procédé à employer pour soulager la misère que celui qui consistait à faire appel à la justice : les hommes de toutes les classes pourraient se mettre d’accord sur le bien, tandis qu’ils peuvent différer sur l’utile ; c’est maintenant une théorie industrielle que les écrivains réformateurs espèrent faire adopter pratiquement. b) F. Vidal aboutissait à chercher les moyens de fournir aux travailleurs les instruments et les avances indispensables ; il s’agissait donc de mieux organiser le travail, et tel avait été déjà le but qu'avaient poursuivi tous les utopistes depuis Fourier et Saint-Simon.
Le premier croyait avoir trouvé un moyen de rendre les ouvriers plus attentifs à leur besogne ; le second voulait placer à la tête de toutes grandes entreprises des spécialistes particulièrement capables. Plus tard on espéra que les associations ouvrières (que l’on nomme aujourd’hui coopératives de production) donneraient la solution pratique du problème économique. Pendant longtemps, on a vanté la participation aux bénéfices comme un moyen de créer une économie d’ordre supérieur, qui assurerait à la grande industrie les avantages que la petite avait retirés de l’intérêt pris par d’anciens ouvriers devenus patrons à la réussite de leurs affaires ; il semblait à beaucoup de personnes que la participation aux bénéfices réussirait là où l’association ouvrière semblait incapable de prospérer.
Aujourd’hui les fabricants de réformes sociales seraient assez disposés à admettre que le contrat collectif renferme une vertu mystérieuse analogue à celle que L. Blanc attribuait à l’association et dont Proudhon se moquait tant. Les ouvriers, par le seul fait qu’ils traiteraient en se servant de l'intermédiaire d’un syndicat, acquerraient une plus haute place dans le monde économique, deviendraient plus capables et auraient droit à une meilleure rémunération. On a parfois comparé le syndicat à un banquier, qui élève d’autant plus ses prétentions que l’industrie est armée d’un outillage plus puissant et qu’elle peut ainsi obtenir des extra-profits plus gros : le contrat collectif serait donc une sorte de commandite portant sur la main-d’œuvre, tandis que la commandite du Code de commerce porte sur de l’argent.
Si vraiment le trade-unionisme produisait les résultats que lui attribuent ses défenseurs, il aurait la double conséquence de développer le sentiment de responsabilité chez l’ouvrier et aussi de donner à celui-ci une place juridique plus voisine de celle qui appartient au propriétaire dans la tradition. Ainsi il y aurait progrès économique et progrès juridique : il ne serait donc plus exact de dire, comme le faisaient Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste : « Le serf, malgré son servage, s’était élevé au rang de membre de la commune ; le petit bourgeois était devenu bourgeois malgré le joug de l’absolutisme féodal. L'ouvrier moderne, au contraire, au lieu de s’élever par le progrès de l’industrie, descend de plus en plus au-dessous de la condition de sa propre classe » [Manifeste communiste, trad. Andler, pp. 3940].
c) C’est l’ascension vers la bourgeoisie qui a surtout frappé Paul de Rousiers dans ses voyages en Angleterre et en Amérique ; je crois que c’est cette observation qui est à la base de tous les jugements favorables qu’il porte sur le trade-unionisme ; il lui semble que le gouvernement anglais a suivi une sage politique en nommant juges de paix des secrétaires de syndicats et en travaillant ainsi à faciliter la constitution d’une aristocratie ouvrière qui entre de plain-pied dans les cadres de la société ancienne [De Rousiers, Le trade-unionùme en Angleterre, p. 309].
Dans l’ouvrage cité plus haut, F. Vidal exprimait très nettement les intentions conciliantes de ses contemporains : « Les socialistes ne poussent pas à la guerre sociale ; ils voudraient, au contraire, la prévenir ; ils demandent des réformes pour conjurer les révolutions. Loin de provoquer à la haine entre les diverses classes de citoyens, ils prêchent la concorde et l’association » [F. Vidal, op. cit., p. 465]. - « Lisez les journaux populaires : tous prêchent la paix, l’ordre, l’union, la tolérance, la véritable charité ; tous s’efforcent de moraliser le peuple, de développer en lui le cœur et l’intelligence, les plus nobles facultés, les plus généreux sentiments tous proclament avec générosité le respect dû aux intérêts existants tous maudissent la paresse et glorifient le travail. Les journaux rédigés par les ouvriers ont transformé les prolétaires, ils ont plus fait que tous les professeurs de morale ! Ces ouvriers, autrefois indisciplinables et impatients de toute autorité, comprennent aujourd’hui la nécessité de l’ordre, de la hiérarchie, de la discipline » [F. Vidal, op. cit., p. 467].
Ainsi les socialistes de ce temps se donnaient comme les professeurs de paix sociale. On trouve le même accent dans la Manifeste de la Démocratie publié par Considérant [Ce document a été reproduit dans la revue l’Ere nouvelle, février 1894]. L’auteur entendait donner à ses lecteurs contemporains le moyen de faire disparaître les causes des conflits économiques ; il voulait que le droit se substituât graduellement à la force et l’industrie à la guerre ; il espérait voir se réaliser le régime démocratique et chrétien qui n’avait été encore reconnu que sous une forme abstraite, dans la proclamation de la liberté et de l’égalité ; il s’agissait de faire disparaître une oligarchie qui écrasait non seulement le prolétariat, mais encore la bourgeoisie et dominait déjà le gouvernement [Ere nouvelle, pp. 177-178]. « Heureusement les rangs de la bourgeoisie sont nombreux et les intelligences s’y éveillent ; le sentiment des misères matérielles et morales des classes ouvrières et de la nécessité d’y porter un remède s’y fait jour ; la charité sociale les pénètre et les échauffe ; et les classes bourgeoises commencent d’ailleurs à voir qu’elles ne sont pas moins intéressées que les prolétaires à l’introduction des garanties dans l’ordre industriel et à la résistance aux envahissements de l’aristocratie financière » [Ere nouvelle, p. 172].
Les auteurs modernes qui s’occupent de réforme sociale n’ont pas ajouté grand-chose à ce qu’avaient fait les anciens socialistes ; ils ont seulement remplacé l’apologie de l’association par l’apologie du trade-unionisme ; peut-être même sont-ils moins scientifiques que n'étaient leurs prédécesseurs, parce que les utopistes espéraient tous que leurs recettes produiraient un grand essor de la production, tandis que les réformateurs contemporains sont beaucoup moins préoccupés du progrès économique ; on pourrait dire que par là les utopistes se rapprochent du marxisme, mais ils en diffèrent en ce qu’ils croient devoir donner des plans pour diriger l’industrie, tandis que le marxisme croit que celle-ci se dirige très bien elle-même. II. Luttes des pauvres contre les riches. - Les blanquistes - Intervention des partis. – L’Etat populaire et ses machines - Souvenirs de la Révolution : identification établie entre le régime féodal et le capitalisme - Ascension du prolétariat à la bourgeoisie par l’autorité.
a) Venons maintenant au deuxième élément qui est entré dans le socialisme moderne, à l’élément révolutionnaire. L’idée de révolution fut pendant très longtemps identifiée à celle d’une lutte des pauvres contre les riches ; cette lutte est aussi ancienne que le monde civilisé et elle a déchiré les cités helléniques ; il ne semble pas qu'elle se soit beaucoup modifiée au cours des temps ; elles constitue une forme rudimentaire de la lutte de classe, avec laquelle on la confond souvent [Je signale, par exemple, que Van Kol fait constamment cette confusion dans Socialisme et Liberté. Il définit la classe « une division de la population d'après le degré de fortune » (p. 154). Ailleurs : « Nous aspirons ardemment à une amélioration du sort des pauvres » (p. 227) et passim.].
Ici, la justice n’est plus à invoquer, mais il y a toute une littérature qui est consacrée à faire ressortir la beauté de la victoire des pauvres ; et dans cette littérature se mêlent souvent des considérations empruntées à la justice romanesque des utopistes. Ce qui est vraiment essentiel ici, c’est de donner aux pauvres une confiance absolue dans leurs forces ; il faut, pour atteindre ce résultat, vaincre les traditions de soumission qui leur ont été inculquées depuis l’enfance ; on y arrive par deux moyens : d’abord en ruinant le prestige des classes dominantes, et ensuite en exaltant les qualités des pauvres. Les pamphlets et journaux révolutionnaires ne manquent pas de signaler tous les incidents qui peuvent présenter les riches sous un aspect odieux, ridicule et honteux ; – suivant Robespierre et ses amis, les pauvres étant demeurés plus près de la nature, la vertu leur est plus facile qu’aux riches ; cette métaphysique singulière se retrouve encore souvent dans des livres contemporains [Van Kol, pp. 242-243].
Avant 1848, on était fort effrayé par l’idée d’une révolte des pauvres ; Considérant disait, par exemple, dans le Manifeste de la Démocratie : « Que deviendrait la civilisation, que deviendraient les gouvernements et que deviendraient les hautes classes, si, la féodalité industrielle s’étendant sur toute l'Europe, le grand cri de guerre sociale : Vivre en travaillant ou mourir en combattant, y soulevait un jour toutes les innombrables légions de l'esclavage moderne ? Eh bien ! il est certain que, si la sagesse des gouvernements, si la bourgeoisie intelligente et libérale, et si la science enfin n’avisent, il est certain que le mouvement qui emporte les sociétés européennes, va droit aux révolutions sociales et que nous marchons à une jacquerie européenne » [Ere nouvelle, p. 166]. Plus loin, il signalait le danger du communisme, « moyen violent, spoliateur, révolutionnaire et, de plus, illusoire », qui séduisait les esprits par son extrême simplicité : « Ces formules sont très simples et très intelligibles aux masses faméliques et dépouillées, auxquelles elles ne peuvent paraître d’ailleurs que parfaitement justes, tant que la société leur déniera le droit au travail » [Ere nouvelle, p. 170].
b) Les hommes qui se sont donnés au cours du XIXe siècle comme étant les adeptes les plus authentiques de la tradition révolutionnaire, les véritables représentants des pauvres et les partisans les plus décidés du combat dans les rues, ceux que Bernstein désigne sous le nom de blanquistes, n’étaient pas moins résolus que Considérant à empêcher tout retour vers la barbarie, et un mouvement de jacques n’était pas du tout leur idéal. Bernstein a très bien vu que l’on s’est trop souvent arrêté, dans les jugements portés sur eux, à quelques aspects très secondaires de leur tactique, On ne saurait définir les blanquistes comme étant essentiellement des hommes de complot ; la manière d’arriver au pouvoir leur était indifférente ; posséder le pouvoir était à leurs yeux résoudre toutes les difficultés – on ne met jamais en doute la force créatrice que possède un parti politique révolutionnaire qui a acquis le pouvoir [Bernstein, op. cit., p. 50] ; un tel parti, une fois arrivé au gouvernement, est beaucoup plus fort que ne le serait un parti conservateur, parce qu’il n’a rien à ménager ; – les conditions économiques étaient regardées comme étant des phénomènes subordonnés.
Grâce à l’intervention d’un parti prenant la tête de la révolution, le mouvement historique acquiert une allure toute nouvelle et fort imprévue ; nous n’avons plus à faire à une classe de pauvres agissant sous l’influence d’instincts, mais à des hommes instruits qui raisonnent sur les intérêts d’un parti, comme le font les chefs d’industrie sur la prospérité de leurs affaires.
Les partis politiques sont des coalitions formées pour conquérir les avantages que peut donner la possession de l’Etat, soit que leurs promoteurs soient poussés par des haines, soit qu’ils recherchent des profits matériels, soit qu’ils aient surtout l’ambition d’imposer leur volonté. Si habiles que puissent être les organisateurs d’un parti, ils ne sauraient jamais grouper qu’un très faible état-major, qui est chargé d’agir sur des masses mécontentes, pleines d’espoirs lointains et disposées à faire des sacrifices immédiats ; le parti leur fera de larges concessions en cas de succès ; il paiera les services rendus en transformations économiques, juridiques, religieuses, dont la répercussion pourra dépasser infiniment les prévisions. Très souvent, les chefs des partis qui troublent les plus profondément la société appartiennent à l’aristocratie que la révolution va atteindre d’une manière très directe ; c’est que ces hommes, n'ayant pas trouvé dans leur classe les moyens de s'emparer du pouvoir, ont dû recruter une armée fidèle dans des classes dont les intérêts sont en opposition avec ceux de leur famille. L’histoire montre qu’on se ferait une idée très fausse des révolutions si on les supposait faites pour les motifs que le philosophe est si souvent porté à attribuer à leurs promoteurs.
Lorsque les événements sont passés depuis longtemps, les passions qui avaient conduit les premiers sujets du drame, semblent négligeables en comparaison des grands changements qui sont survenus dans la société et que l’on cherche à mettre en rapport avec les tendances obscures des masses ; généralement, les contemporains avaient vu les choses dans un ordre opposé et s’étaient plutôt intéressés aux compétitions qui avaient existé entre les états-majors des partis. Il faut toutefois observer que, de nos jours, une si grande portée ayant été accordée aux idéologies, tout parti est obligé de faire parade de doctrines ; les politiciens les plus audacieux ne sauraient conserver leur prestige s’ils ne s’arrangeaient pour établir une certaine harmonie entre leurs actes et des principes qu’ils sont censés représenter.
L’introduction de partis politiques dans un mouvement révolutionnaire nous éloigne beaucoup de la simplicité primitive. Les révoltés avaient été, tout d’abord, enivrés par l’idée que leur volonté ne devrait rencontrer aucun obstacle, puisqu’ils étaient le nombre ; il leur semblait évident qu’ils n’auraient qu’à désigner des délégués pour formuler une nouvelle légalité conforme à leurs besoins ; mais voilà qu’ils acceptent la direction d’hommes qui ont d’autres intérêts que les leurs ; ces hommes veulent bien leur rendre service, mais à la condition que les masses leur livreront l’Etat, objet de leur convoitise. Ainsi l’instinct de révolte des pauvres peut servir de base à la formation d’un Etat populaire, formé de bourgeois qui désirent continuer la vie bourgeoise, qui maintiennent les idéologies bourgeoises, mais qui se donnent comme les mandataires du prolétariat.
L’Etat populaire est amené à étendre de plus en plus ses tentacules, parce que les masses deviennent de plus en plus difficiles à duper, quand le premier instant de la lutte est passé et qu’il faut cependant soutenir un instinct de révolte dans un temps calme ; cela exige des machines électorales [Ostrogorski a donné beaucoup de détails intéressants sur le fonctionnement des machines américaines, dans son livre sur la Démocratie et l’organisation des partir politiques. Lire surtout le chapitre VI du livre V ; il donne la définition suivante d’une machine : « Agrégation d’hommes s’échelonnant hiérarchiquement, fiés l’un à l’autre par un dévouement personnel, mais à base mercenaire, et préoccupés uniquement de satisfaire leurs appétits, en exploitant la fortune des partis politiques » (t. II, p. 347). - Il nous apprend qu’à New York Tweed, qui avait été le boss de Tammany-Hall, après avoir été convaincu de vols monstrueux, conserva l’estime des pauvres de New York, qui virent en lui une victime des riches (t. II, p. 401) : toujours la lutte antique des pauvres et des riches] compliquées et, par suite, un très grand nombre de faveurs à accorder. En accroissant constamment le nombre de ses employés, il travaille à constituer un groupe d’intellectuels ayant des intérêts séparés de ceux du prolétariat des producteurs ; il renforce ainsi la défense de la forme bourgeoise contre la révolution prolétarienne. L’expérience montre que cette bourgeoisie de commis a beau avoir une faible culture, elle n’en est pas moins très attachée aux idées bourgeoises ; nous voyons même, par beaucoup d’exemples, que si quelque propagandiste de la révolution pénètre dans le monde gouvernemental, il devient un excellent bourgeois avec la plus grande facilité. On pourrait donc dire que, par une sorte de paradoxe, les hommes politiques, qui se regardent comme les vrais détenteurs de l’idée révolutionnaire, sont des conservateurs. Mais, aptes tout, est-ce que la Convention avait été autre chose ? N’a-t-on pas souvent dit qu’elle avait continué les traditions de Louis XIV et préparé la voie à Napoléon ?
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