"On ne peut faire ni la révolution ni la grève de masse avec la psychologie d'un syndiqué qui ne consentirait à arrêter le travail le 1er mai qu'à la condition de pouvoir compter, en cas de licenciement, sur un subside déterminé à l'avance avec précision. Mais, dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s'assurer un subside, se transforme en « révolutionnaire romantique » pour qui le bien suprême lui-même - la vie - et à plus forte raison le bien-être matériel n'ont que peu de valeur en comparaison de, l'idéal de la lutte."
" Les ouvriers de la grande industrie de Saint-Pétersbourg, de Varsovie, de Moscou et d'Odessa, qui étaient à la pointe du combat, sont sur le plan culturel et intellectuel beaucoup plus proches du type occidental que ne l'imaginent ceux qui considèrent le parlementarisme bourgeois et la pratique syndicale régulière comme l'unique et indispensable école du prolétariat."
"Mais n'y a-t-il pas en Allemagne au sein de la classe ouvrière des catégories qui vivent dans une obscurité que la bienfaisante lumière du syndicat a encore à peine réchauffée, catégories qui ont encore à peine essayé ou ont essayé sans succès de sortir de leur ilotisme social en menant quotidiennement la lutte pour les salaires? Prenons l'exemple de la misère des mineurs : même dans le paisible train-train quotidien, dans la froide atmosphère de la routine parlementaire allemande - comme dans les autres pays d'ailleurs, même en Angleterre, le paradis des syndicats - la lutte des mineurs ne se manifeste guère que par à-coups, par de fortes éruptions, des grèves de masses ayant le caractère de forces élémentaires. C'est là la preuve que l'opposition entre le capital et le travail est trop exacerbée, trop violente pour permettre l'émiettement en luttes syndicales partielles paisibles et méthodiques. Mais cette misère ouvrière de caractère éruptif qui, même en temps normaux, constitue un foyer d'orages d'où partent des secousses violentes, devrait à l'occasion de toute action politique de masse en Allemagne, de tout choc un peu violent, ébranlant momentanément l'équilibre social normal, déclencher aussitôt et inévitablement un conflit politique et économique brutal. Prenons par ailleurs l'exemple de la misère des ouvriers du textile : ici aussi, la lutte économique se manifeste par des explosions exaspérées et la plupart du temps inutiles, qui ébranlent le pays tous les deux ou trois ans et qui ne donnent qu'une faible idée de la violence explosive avec laquelle l'énorme masse agglomérée des esclaves de la grande industrie textile cartellisée réagirait au moment d'un ébranlement politique à l'occasion d'une puissante action de masse du prolétariat allemand."
"Dans cette perspective le problème de l'organisation dans ses rapports avec le problème de la grève de masse en Allemagne prend un tout autre aspect La position adoptée par de nombreux dirigeants syndicaux sur ce problème se borne la plupart du temps à l'affirmation suivante : « Nous ne sommes pas encore assez puissants pour risquer une épreuve de force aussi téméraire que la grève de masse. » Or ce point de vue est indéfendable : c'est en effet un problème, insoluble que de vouloir apprécier à froid, par un calcul arithmétique, à quel moment le prolétariat serait « assez puissant » pour entreprendre la lutte quelle qu'elle soit. Il y a trente ans les syndicats allemands comptaient 50 000 membres : chiffre qui, manifestement, d'après les critères établis plus haut, ne permettait même pas de songer à une grève de masse. Quinze ans plus tard les syndicats étaient huit fois plus puissants, comptant 237 000 membres. Si cependant on avait à cette époque, demandé aux dirigeants actuels si l'organisation du prolétariat avait la maturité nécessaire pour entreprendre une grève de masse, ils auraient sûrement répondu qu'elle en était loin, que l'organisation syndicale devrait d'abord regrouper des millions d'adhérents. Aujourd'hui on compte plus d'un million d'ouvriers syndiqués, mais l'opinion des dirigeants est toujours la même - cela peut durer ainsi indéfiniment. Cette attitude se fonde sur le postulat implicite que la classe ouvrière allemande tout entière jusqu'au dernier homme, à la dernière femme, doit entrer dans l'organisation avant que l'on soit « assez puissant » pour risquer une action de masses ; il est alors probable que, selon la vieille formule, celle-ci se révélerait superflue. Mais cette théorie est parfaitement utopique pour la simple raison qu'elle souffre d'une contradiction interne, qu'elle se meut dans un cercle vicieux. Avant d'entreprendre une action directe de masse quelconque les ouvriers doivent être organises dans leur totalité."
"Mais par ailleurs les syndicats, pas plus que les autres organisations de combat du prolétariat, ne peuvent à la longue se maintenir que par la lutte, et une lutte qui n'est pas seulement une petite guerre de grenouilles et de rats dans les eaux stagnantes du parlementarisme bourgeois, mais une période révolutionnaire de luttes violentes de masses. La conception rigide et mécanique de la bureaucratie n'admet la lutte que comme résultat de l'organisation parvenue à un certain degré de sa force. L'évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l'organisation comme un produit de la lutte. Nous avons déjà vu un magnifique exemple de ce phénomène en Russie où un prolétariat quasi inorganisé a commencé à créer en un an et demi de luttes révolutionnaires tumultueuses un vaste réseau d'organisations."
"Or, c'est là précisément la méthode spécifique de croissance des organisations prolétariennes: celles-ci font l'épreuve de leurs forces dans la bataille et en sortent renouvelées. En examinant de plus près les conditions allemandes et la situation des diverses catégories d'ouvriers, on voit clairement que la prochaine période de luttes politiques de masses violentes entraînerait pour les syndicats non pas la menace du désastre que l'on craint, mais au contraire la perspective nouvelle et insoupçonnée d'une extension par bonds rapides de sa sphère d'influence. Mais ce problème a encore un autre aspect. Le plan qui consisterait à entreprendre une grève de masse à titre d'action politique de classe importante avec l'aide des seuls ouvriers organisés est absolument illusoire. Pour que la grève, ou plutôt les grèves de masse, pour que la lutte soit couronnée de succès, elles doivent devenir un véritable mouvement populaire, c'est-à-dire entraîner dans la bataille les couches les plus larges du prolétariat."
"Nous avons vu qu'en Russie, depuis à peu près deux ans, le moindre conflit limité des ouvriers avec le patronat, la moindre brutalité de la part des autorités gouvernementales locales, peuvent engendrer immédiatement une action générale du prolétariat. Tout le monde s'en rend compte et trouve cela naturel parce qu'en Russie précisément il y a « la révolution », mais qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le sentiment, l'instinct de classe est tellement vif dans le prolétariat russe que toute affaire partielle intéressant un groupe restreint d'ouvriers le concerne directement comme une affaire générale, comme une affaire de classe, et qu'il réagit immédiatement dans son ensemble. Tandis qu'en Allemagne, en France, en Italie, en Hollande, les conflits syndicaux les plus violents ne donnent lieu à aucune action générale du prolétariat - ni même de son noyau organisé - en Russie, le moindre incident déchaîne une tempête violente. Mais ceci ne signifie qu'une chose : aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'instinct de classe dans le prolétariat russe tout jeune, inéduqué, peu éclairé et encore moins organisé, est infiniment plus vigoureux que dans la classe ouvrière organisée, éduquée, et éclairée d'Allemagne ou de tout autre pays d'Europe Occidentale."
" Dans la révolution où la masse elle-même parait sur la scène politique, la conscience de classe devient concrète et active. Aussi une année de révolution a-t-elle donné au prolétariat russe cette « éducation » que trente ans de luttes parlementaires et syndicales ne peuvent donner artificiellement au prolétariat allemand. Certes, cet instinct vivant et actif de classe qui anime le prolétariat diminuera sensiblement même en Russie une fois close la période révolutionnaire et une fois institué le régime parlementaire bourgeois légal, ou du moins il se transformera en une conscience cachée et latente. Mais inversement il est non moins certain qu'en Allemagne, dais une période d'actions politiques énergiques, un instinct de classe vivant révolutionnaire, avide d'agir, s'emparera des couches les plus larges et les plus profondes du prolétariat ; cela se fera d'autant plus rapidement et avec d'autant plus de force que l'influence éducatrice de la social-démocratie aura été plus puissante. Cette oeuvre éducatrice ainsi que l'action stimulante révolutionnaire de la politique allemande actuelle, se manifesteront en ceci : dans une période révolutionnaire authentique, la masse de tous ceux qui actuellement se trouvent dans un état d'apathie politique apparente et sont insensibles à tous les efforts des syndicats et du Parti pour les organiser s'enrôlera derrière la bannière de la social-démocratie. Six mois de révolution feront davantage pour l'éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts. Et lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire à une telle période, les catégories aujourd'hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l'élément le plus radical, le plus fougueux, et non le plus passif."
"La social-démocratie est l'avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire » ni que le mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter. Elle n'y parviendra pas en donnant au hasard à n'importe quel moment, opportun ou non, le mot d'ordre de grève, mais bien plutôt en faisant comprendre aux couches les plus larges du prolétariat que la venue d'une telle période est inévitable, en leur expliquant les conditions sociales internes qui y mènent ainsi que ses conséquences politiques. Pour entraîner les couches les plus larges du prolétariat dans une action politique de la social-démocratie, et inversement pour que la social-démocratie puisse prendre et garder la direction véritable d'un mouvement de masse, et être à la tête de tout le mouvement au sens politique du terme, il faut qu'elle sache en toute clarté et avec résolution, fournir au prolétariat allemand pour la période des luttes à venir, une tactique et des objectifs."
"Nous avons vu qu'en Russie la grève de masse n'est pas le produit artificiel d'une tactique imposée par la social-démocratie, mais un phénomène historique naturel né sur le sol de la révolution actuelle. Or quels sont les facteurs qui ont provoqué cette nouvelle forme d'incarnation ? la révolution ? La révolution russe a pour première tâche l'abolition de l'absolutisme et l'établissement d'un État légal moderne au régime parlementaire bourgeois. Dans la forme c'est la même tâche que s'était donnée pour but la révolution de mars 1848 en Allemagne, et la grande Révolution française de la fin du XVIIIe siècle. Mais ces révolutions, qui présentent des analogies formelles avec la révolution actuelle, ont eu lieu dans des conditions et dans un climat historique entièrement différents de celui de la Russie actuelle. La différence essentielle est celle-ci : entre ces révolutions bourgeoises d'Occident et la révolution bourgeoise actuelle en Orient s'est déroulé tout le cycle du développement capitaliste. Le capitalisme n'a pas touché seulement des pays d'Europe occidentale, mais également la Russie absolutiste. La grande industrie avec toutes ses séquelles : la division moderne des classes et les contrastes sociaux accuses la vie des grandes villes et le prolétariat moderne, est devenue en Russie le mode de production dominant, c'est-à-dire décisif pour l'évolution sociale. Or il en est résulté une situation historique étrange et pleine de contradictions : la révolution bourgeoise est d'abord accomplie, quant à ses objectifs formels, par un prolétariat moderne, à la conscience de classe développée, dans un milieu international placé sous le signe de la décadence bourgeoise. Ce n'est pas aujourd'hui la bourgeoisie qui en est l'élément moteur, comme c'était le cas autrefois dans les révolutions occidentales, tandis que la masse prolétarienne, noyée au sein de la petite bourgeoisie, servait à la bourgeoisie de masse de manœuvre, - inversement c'est le prolétariat conscient qui constitue l'élément actif et dirigeant, tandis que les couches de la grande bourgeoisie se montrent soit ouvertement contre-révolutionnaires, soit modérément libérales, et que seule la petite bourgeoisie rurale ainsi que l'intelligentsia petite-bourgeoise des villes a une attitude franchement oppositionnelle, voire révolutionnaire. Mais le prolétariat russe appelé ainsi à jouer un rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise s'engage dans la lutte au moment où l'opposition entre le capital et le travail est particulièrement tranchée, et où il est affranchi des illusions de la démocratie bourgeoise ; en revanche il a une conscience aiguë de ses intérêts spécifiques de classe. Cette situation contradictoire se manifeste par le fait que dans cette révolution formellement bourgeoise le conflit entre la société bourgeoise et l'absolutisme est dominé par le conflit entre le prolétariat et la société bourgeoise ; que le prolétariat lutte à la fois contre l'absolutisme et contre l'exploitation capitaliste ; que la lutte révolutionnaire a pour objectif à la fois la liberté politique et la conquête de la journée de huit heures ainsi que d'un niveau matériel d'existence convenable pour le prolétariat. Ce caractère double de la révolution russe se manifeste dans cette liaison et interaction étroites entre la lutte économique et la lutte politique, que les événements de Russie nous ont fait connaître et qui s'expriment précisément dans la grève de masse. Dans les révolutions bourgeoises antérieures, ce sont les partis bourgeois qui avaient pris en main l'éducation politique et la direction de la masse révolutionnaire, et d'autre part il s'agissait de renverser purement et simplement l'ancien gouvernement ; alors le combat de barricades, de courte durée, était la forme la plus appropriée de la lutte révolutionnaire. Aujourd'hui la classe ouvrière est obligée de s'éduquer, de se rassembler, et de se diriger elle-même au cours de la lutte et ainsi la révolution est dirigée autant contre l'exploitation capitaliste que contre le régime d'État ancien ; si bien que la grève de masse apparaît comme le moyen naturel de recruter, d'organiser et de préparer à la révolution les couches prolétaires les plus larges, de même qu'elle est en même temps un moyen de miner et d'abattre l'État ancien ainsi que d'endiguer l'exploitation capitaliste. Le prolétariat industriel urbain est aujourd'hui l'âme de la révolution en Russie. Mais pour accomplir une action politique de masse, il faut d'abord que le prolétariat se rassemble en masse; pour cela il faut qu'il sorte des usines et des ateliers, des mines et des hauts fourneaux et qu'il surmonte cette dispersion et cet éparpillement auxquels le condamne le joug capitaliste. Ainsi la grève de masse est la première forme naturelle et spontanée de toute grande action révolutionnaire du prolétariat ; plus l'industrie devient la forme prédominante de l'économie dans une société, plus le prolétariat joue un rôle important dans la révolution, plus l'opposition entre le travail et le capital s'exaspère et plus les grèves de masse prennent nécessairement de l'ampleur et de l'importance. Ce qui autrefois était la manifestation extérieure principale de la révolution : le combat de barricades, l'affrontement direct avec les forces armées de l'État ne constitue dans la révolution actuelle que le point culminant, qu'une phase du processus de la lutte de masse prolétarienne."
"La révolution d'aujourd'hui réalise, dans ce cas particulier de la Russie absolutiste, les résultats du développement capitaliste international; elle apparaît moins comme l'héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur d'une nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu'il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d'Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir. Il est tout à fait erroné, même de ce point de vue, de considérer de loin la révolution russe comme un spectacle grandiose, comme quelque chose de spécifiquement russe, en se contentant d'admirer l'héroïsme des combattants, autrement dit les accessoires extérieurs de la bataille. Il importe au contraire que les ouvriers allemands apprennent à regarder la révolution russe comme leur propre affaire; il lie suffit pas qu'ils éprouvent une solidarité internationale de classe avec le prolétariat russe, ils doivent considérer cette révolution comme un chapitre de leur propre histoire sociale et politique. Les dirigeants syndicaux et les parlementaires qui pensent que le prolétariat allemand est « trop faible » et la situation en Allemagne peu mûre pour des luttes révolutionnaires de masse ne se doutent pas que ce qui reflète le degré de maturité de la situation de classe et la puissance du prolétariat en Allemagne, ce ne sont ni les statistiques des syndicats ni les statistiques électorales, mais les événements de la révolution russe. Le degré de maturité des luttes de classe en France sous la Monarchie de Juillet et les batailles de juin à Paris s'est mesuré dans la révolution de mars 1848 en Allemagne, dans son évolution et dans son échec. De même aujourd'hui la maturité des oppositions de classe en Allemagne se reflète dans les événements et la puissance-de la Révolution russe. Les bureaucrates fouillent les tiroirs de leur bureau pour trouver la preuve de la puissance et de la maturité du mouvement ouvrier allemand sans voir que ce qu'ils cherchent est devant leurs yeux, dans une grande révélation historique. Car, historiquement, la révolution russe est un reflet de la puissance et de la maturité du mouvement ouvrier international et d'abord du mouvement allemand. Ce serait réduire la révolution russe à un résultat bien mince, grotesquement mesquin, que d'en tirer pour le prolétariat allemand la simple leçon qu'en tirent les camarades Frohme, Elm 1 et autres : emprunter à la révolution russe la forme extérieure de la lutte, la grève de masse, et la garder dans l'arsenal de réserve pour le cas où on supprimerait le suffrage universel, autrement dit la réduire au rôle passif d'une arme de défense 2 pour le parlementarisme. Si l'on nous enlève le droit de suffrage au Reichstag, nous nous défendrons. C'est là un principe qui va de soi. Mais pour maintenir ce principe, il est inutile de prendre la pose héroïque d'un Danton, comme l'a fait le camarade Elm au Congrès d'Iéna; la défense des droits parlementaires modestes que nous possédons déjà n'est pas une innovation sublime réclamant, pour en encourager l'exécution, les terribles hécatombes de la révolution russe. Mais la politique du prolétariat en période révolutionnaire ne doit en aucun cas se réduire à une simple attitude défensive. Sans doute est-il difficile de prévoir avec certitude si l'abolition du suffrage universel en Allemagne entraînerait une situation provoquant immédiatement une grève de masse ; par ailleurs il est certain qu'une fois l'Allemagne entrée dans une période de grève de masse, il serait impossible à la social-démocratie d'arrêter sa tactique à une simple défense des droits parlementaires. Il est hors du pouvoir de la social-démocratie de déterminer à l'avance l'occasion et le moment où se déclencheront les grèves de masse en Allemagne, parce qu'il est hors de son pouvoir de faire naître des situations historiques au moyen de simples résolutions de congrès. Mais ce qui est en son pouvoir et ce qui est de son devoir, c'est de préciser l'orientation politique de ces luttes lorsqu'elles se produisent et de la traduire par une tactique résolue et conséquente. On ne dirige pas à son gré les événements historiques en leur imposant des règles, mais on peut calculer à l'avance leurs suites probables et régler sa propre conduite en conséquence."
"Mais ces phénomènes qui se manifestent avec une évidence frappante au cours des mouvements révolutionnaires de masse sont une réalité objective, même en période parlementaire. il n'existe pas deux espèces de luttes distinctes de la classe ouvrière, l'une de caractère politique, et l'autre de caractère économique, il n'y a qu'une seule lutte de classe, visant à la fois à limiter les effets de l'exploitation capitaliste et à supprimer cette exploitation en même temps que la société bourgeoise. S'il est vrai qu'en période parlementaire tes deux aspects de la lutte de classe se distinguent pour des raisons techniques, ils ne représentent pas pour autant deux actions parallèles, mais seulement deux phases, deux degrés de la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière. La lutte syndicale embrasse les intérêts immédiats, la lutte politique de la social-démocratie les intérêts futurs du mouvement ouvrier. Les communistes, est-il écrit dans le Manifeste communiste, défendent en face des groupes d'intérêts divers (nationaux ou locaux) les intérêts communs au prolétariat tout entier, et à tous les stades de développement de la lutte de classe l'intérêt du mouvement dans son ensemble, c'est-à-dire le but final : l'émancipation du prolétariat. Les syndicats représentent l'intérêt des groupes particuliers et un certain stade du développement du mouvement ouvrier. La social-démocratie représente la classe ouvrière et les intérêts de son émancipation dans leur ensemble. Le rapport des syndicats au parti socialiste est donc celui d'une partie au tout, si la théorie de « l'égalité des droits » entre le syndicat et la social-démocratie trouve tant d'écho parmi les dirigeants syndicaux, cela provient d'une méconnaissance foncière de la nature des syndicats et de leur rôle dans la lutte générale pour l'émancipation de la classe ouvrière. Cette théorie de l'action parallèle du Parti et des syndicats et de leur « égalité de droits » n'est pourtant pas tout à fait une invention gratuite : elle a des racines historiques. Elle se fonde en effet sur une illusion née dans la période calme et « normale » de la société bourgeoise où la lutte politique de la social-démocratie semble se borner à la lutte parlementaire. Mais la lutte parlementaire, parallèle et complémentaire de la lutte syndicale, se met, comme cette dernière, sur le terrain de l'ordre social bourgeois. Elle est par nature un travail de réforme politique comme la lutte syndicale est un travail de réforme économique. Elle représente un travail politique au jour le jour, tout comme les syndicats accomplissent un travail économique au jour le jour. Elle est comme la lutte syndicale une simple phase, un simple stade dans la lutte de classe prolétarienne globale dont le but final dépasse aussi bien, et dans la même mesure, la lutte parlementaire et la lutte syndicale. La lutte parlementaire est à la politique du parti social-démocrate dans le rapport d'une partie au tout, exactement comme le travail syndical. Le parti social-démocrate est précisément le point de rencontre de la lutte parlementaire et de la lutte syndicale. Il réunit en lui ces deux aspects de la lutte de classe qui visent la destruction de l'ordre social bourgeois. La théorie de « l'égalité des droits » entre les syndicats et le parti socialiste n'est donc pas un simple malentendu, une pure confusion théorique : elle exprime cette tendance bien connue de l'aile opportuniste du Parti qui prétend effectivement réduire la lutte politique de la classe ouvrière à la lutte parlementaire et entend transformer le caractère révolutionnaire prolétarien de la social-démocratie pour en faire un parti réformiste petit-bourgeois 1. Si le parti socialiste acceptait la théorie de « l'égalité des droits » il accepterait par là même indirectement et implicitement cette transformation de son caractère que cherchent depuis longtemps les représentants de la tendance opportuniste. Cependant, un tel changement des rapports de forces à l'intérieur du mouvement ouvrier allemand est moins concevable que dans n'importe quel autre pays. Le rapport théorique qui fait des syndicats une simple partie de la social-démocratie trouve en Allemagne une illustration classique dans les faits, dans la pratique vivante ; il s'y manifeste de trois manières : 1) Les syndicats sont le produit direct du parti socialiste : c'est lui qui est à l'origine du mouvement syndical allemand, c'est lui qui a veillé à sa croissance, qui lui fournit aujourd'hui encore ses dirigeants et ses militants les plus actifs. 2) Les syndicats allemands sont encore un produit du parti social-démocrate en ce sens que la doctrine socialiste anime la pratique syndicale ; ce qui donne aux syndicats une supériorité par rapport à tous les syndicats bourgeois et confessionnels, c'est l'idée de la lutte de classe; leurs succès matériels, leur puissance sont dus au fait que leur pratique est éclairée par la théorie du socialisme scientifique et s'élève ainsi bien au-dessus d'un empirisme mesquin et borné. La force de la « politique pratique » des syndicats allemands réside dans leur intelligence des causes profondes, des conditions sociales et économiques du régime capitaliste ; or cette intelligence, ils la doivent uniquement à la théorie du socialisme scientifique sur laquelle se fonde leur pratique. En ce sens, lorsque les syndicats cherchent à s'émanciper de la théorie social-démocrate, lorsqu'ils sont en quête d'une nouvelle « théorie syndicale » opposée à celle de la social-démocratie, ils se livrent là à une véritable tentative de suicide. Détacher la pratique syndicale de la théorie du socialisme scientifique équivaudrait pour les syndicats allemands à perdre immédiatement toute leur supériorité par rapport à tous les syndicats bourgeois, et à descendre au niveau d'un empirisme plat et tâtonnant. 3) Enfin, bien que leurs dirigeants en aient peu à peu perdu conscience, les syndicats sont aussi, quant à leur puissance numérique, un produit du mouvement et de la propagande socialistes. Sans doute la propagande syndicale précède-t-elle dans bien des endroits la propagande du parti, et partout le travail syndical prépare la voie au travail du parti, Du point de vue de l'action sur les masses, le parti et les syndicats travaillent la main dans la main. Mais si l'on considère la lutte des classes en Allemagne dans son ensemble et dans ses rapports plus profonds, les choses changent. Bien des dirigeants syndicaux contemplent du haut de leur million et quart d'adhérents, non sans un certain sentiment de triomphe, les quelque cinq cent mille adhérents inscrits au Parti, se plaisent à leur rappeler le temps, il y a dix ou douze ans, où dans les rangs du Parti on envisageait l'avenir syndical sous des couleurs sombres. Mais ils ne voient pas qu'entre ces deux faits : le chiffre élevé des syndiqués et le chiffre inférieur des membres inscrits au parti socialiste, il y a un rapport direct de cause à effet. Des milliers et des milliers d'ouvriers n'adhèrent pas aux organisations du Parti précisément parce qu'ils entrent dans les syndicats. En théorie tous les ouvriers devraient être doublement organisés : assister aux réunions des deux organisations, payer double cotisation, lire deux journaux ouvriers, etc. Mais une telle activité implique un degré d'intelligence et un idéalisme qui, conscient des devoirs envers le mouvement ouvrier, ne reculerait devant aucun sacrifice quotidien de temps ou d'argent ; elle implique enfin un intérêt passionné pour la vie du Parti proprement dite, qui ne peut se satisfaire qu'en adhérant à son organisation. Tout ceci se rencontre dans la minorité la plus éclairée et la plus intelligente des ouvriers socialistes des grandes villes où la vie du Parti est riche et attrayante, où le niveau de vie des ouvriers est assez élevé. Mais dans les couches les plus larges de la population ouvrière des grandes villes, de même qu'en province, dans les localités de modeste importance, où la politique locale, loin d'être indépendante ne fait que refléter les événements de la capitale, où la vie du Parti est pauvre et monotone, où le niveau d'existence des ouvriers est généralement misérable, on rencontre très difficilement cette double appartenance à l'organisation syndicale et au Parti. Pour la masse des ouvriers qui ont des convictions socialistes le problème est résolu de lui-même : ils adhèrent à leur syndicat. Pour satisfaire aux intérêts immédiats de la lutte revendicative il n'y a pas d'autre solution, en effet, de par la nature même de la lutte, que d'adhérer à une organisation professionnelle. La cotisation que l'ouvrier paie, souvent au prix de lourds sacrifices, lui apporte des avantages immédiats. Quant à ses convictions socialistes, il peut les exprimer même sans appartenir à une organisation spécifique du Parti : par son bulletin de vote électoral, en assistant à des réunions publiques du parti socialiste, en suivant les comptes rendus des discours socialistes au Parlement, en lisant la presse du Parti, - il suffit de comparer le nombre des électeurs socialistes et celui des abonnés au Vorwärts 1 avec le nombre des membres inscrits au Parti à Berlin. Et, point décisif : l'ouvrier moyen qui a des sympathies socialistes, qui, en homme simple, n'entend rien aux théories compliquées et subtiles des « deux âmes » 2 a le sentiment d'appartenir à une organisation socialiste en étant inscrit au syndicat. Même si les fédérations syndicales n'arborent pas J'enseigne officielle du Parti, l'ouvrier moyen de chaque ville, grande ou petite, voit à la tête de son syndicat comme dirigeants les plus actifs précisément les mêmes collègues dont il sait dans la vie publique qu'ils sont membres du parti social-démocrate ; qu'ils soient députés au Reichstag ou au Landtag 3, ou élus municipaux, ou encore qu'ils soient hommes de confiance du Parti, présidents de comités électoraux, rédacteurs de journaux, secrétaires des organisations du Parti ou tout simplement orateurs et propagandistes du Parti. Il retrouve dans les thèmes de propagande évoqués dans son syndicat les mêmes idées familières qui lui sont chères sur l'exploitation capitaliste et les rapports de classe ; bien plus, la plupart des orateurs et les plus populaires qui prennent la parole dans les réunions syndicales, sont des sociauxdémocrates connus. Ainsi, tout concourt à donner à l'ouvrier conscient moyen le sentiment qu'en adhérant à une organisation syndicale il adhère également à son parti ouvrier, à l'organisation socialdémocrate. Et c'est en cela précisément que résident la force d'attraction et le pouvoir de recrutement des syndicats allemands. Ce n'est pas l'apparence de la neutralité, c'est leur caractère véritablement socialiste qui a permis aux fédérations syndicales d'atteindre à leur puissance actuelle. Ce fait est simplement confirmé par l'existence même de différents syndicats bourgeois d'appartenance politique ou confessionnelle : syndicats catholiques, syndicats de Hirsch-Duncker 1, etc., par laquelle on veut prouver la nécessité de cette prétendue « neutralité » politique. Quand l'ouvrier allemand qui est libre d'adhérer à un syndicat chrétien, catholique ou évangélique, ou encore libéral, ne choisit aucune de ces organisations, mais opte pour le « syndicat libre », quitte l'une des premières pour adhérer à ce dernier, c'est parce qu'il voit dans les fédérations syndicales des organisations de la lutte de classe moderne ou, ce qui revient au même, des syndicats socialistes. Bref, l'apparence de neutralité, dont font état beaucoup de dirigeants syndicaux, n'existe pas pour la masse des adhérents du syndicat. Et c'est bien là la grande chance du mouvement syndical. Si cette apparence de neutralité, si cette distance prise par rapport à la social-démocratie devait se réaliser et surtout si elle devenait réelle aux yeux de la masse des prolétaires, les syndicats perdraient immédiatement tout leur avantage par rapport aux organisations concurrentes de la bourgeoisie et, par-là même, leur pouvoir d'attraction, la flamme qui les anime. Ce que nous venons de dire est démontré par des faits universellement connus. L'apparence de « neutralité » politique des syndicats pourrait en effet exercer une certaine force d'attraction dans un pays où la socialdémocratie n'aurait aucun crédit auprès des masses, où son impopularité nuirait plus qu'elle ne servirait une organisation ouvrière aux yeux de la masse, où, en un mot, les syndicats devraient recruter leurs troupes au sein d'une masse absolument inéduquée dont les sympathies iraient à la bourgeoisie. Au siècle dernier, et aujourd'hui encore dans une certaine mesure, le modèle exemplaire d'un tel pays est l'Angleterre. Mais en Allemagne, la situation du parti est tout autre. Dans un pays où le parti socialiste est le plus puissant, où sa force d'attraction est attestée par une armée de plus de trois millions de prolétaires, il est ridicule de parler d'une impopularité qui détournerait les masses de la social-démocratie, et de la nécessité, pour une organisation de combat de la classe ouvrière, de garder un caractère de neutralité. Il suffit de comparer le chiffre des électeurs socialistes avec le chiffre des organisations syndicales en Allemagne pour convaincre même un enfant, que les syndicats allemands ne recrutent pas leurs troupes, comme en Angleterre, dans les masses inéduquées aux sympathies bourgeoises, mais au sein d'un prolétariat déjà éclaire par la socialdémocratie et acquis à l'idée de la lutte de classe dans la masse des électeurs socialistes. Beaucoup de dirigeants syndicaux repoussent avec indignation - corollaire obligé de la théorie de la « neutralité » - l'idée des syndicats qui seraient des écoles de recrutement pour le socialisme. En fait, cette hypothèse qui leur paraît si insultante et qui, en réalité, serait extrêmement flatteuse, est purement imaginaire, parce que la situation est généralement inverse : c'est la social-démocratie qui, en Allemagne, constitue une école de recrutement pour les syndicats. Le travail d'organisation syndicale est certes encore difficile et pénible ; pour que la récolte soit abondante, il faut non seulement - sauf dans certains cas et certaines régions - que le terrain ait été défriché au préalable par la social-démocratie, mais il faut encore que la semence syndicale et même que les semeurs soient socialistes, soient « rouges ». Si nous comparons donc le chiffre des syndiqués non pas avec celui des militants socialistes, mais avec celui des électeurs socialistes - seule comparaison exacte - on arrive à une conclusion fort éloignée de l'idée généralement répandue. Il apparaît en effet que les « syndicats libres » ne représentent actuellement en Allemagne qu'une minorité de la classe ouvrière consciente, puisque avec leur million et quart d'adhérents ils n'atteignent même pas la moitié de la masse touchée par la social-démocratie. La conclusion la plus importante que nous pouvons tirer des faits exposes ici est celle-ci : l'unité complète du mouvement ouvrier syndical et socialiste, indispensable aux futures luttes de masse en Allemagne, est d'ores et déjà réalisée; elle est concrètement incarnée par l'énorme masse qui constitue a la fois la base du parti socialiste et celle des syndicats ; les deux aspects du mouvement ouvrier sont confondus dans l'unité spirituelle que constitue la conscience de cette large masse. Dans cet état de choses la prétendue opposition entre Parti et syndicats se réduit à une opposition entre le Parti et un certain groupe de dirigeants syndicaux ; mais cette opposition elle-même existe à l'intérieur des syndicats, entre le groupe des dirigeants et la masse des ouvriers syndiqués. L'énorme développement du mouvement syndical en Allemagne au cours des quinze dernières années, et notamment dans la période de prospérité économique qui va de 1895 à 1900, a tout naturellement entraîné une autonomie plus grande des syndicats, une spécialisation de ses méthodes de lutte et de sa direction, créant ainsi une véritable caste de fonctionnaires syndicaux permanents. Tous ces phénomènes sont le résultat historiquement explicable de la croissance des syndicats pendant quinze ans, ils sont le produit de la prospérité économique et de l'accalmie politique en Allemagne. Quoique inséparables de certains inconvénients ils n'en sont pas moins un mal nécessaire. Cependant la dialectique de l'évolution veut que ces moyens indispensables au développement du syndicat, se changent, lorsque la situation historique a atteint un certain degré de maturité, en leur contraire et deviennent un obstacle à la continuation de ce développement. Les fonctionnaires syndicaux, du fait de la spécialisation de leur activité professionnelle ainsi que de la mesquinerie de leur horizon, résultat du morcellement des luttes économiques en périodes de calme, deviennent les victimes du bureaucratisme et d'une certaine étroitesse de vues. Ces deux défauts se manifestent dans des tendances diverses qui peuvent devenir tout à fait fatales à l'avenir du mouvement syndical. L'une d'elles consiste à surestimer l'organisation et à en faire peu à peu une fin en soi et le bien suprême auquel les intérêts de la lutte doivent être subordonnés. Ainsi s'expliquent ce besoin avoué de repos, cette crainte devant un risque important à prendre et devant de prétendus dangers qui menaceraient l'existence des syndicats, cette hésitation devant l'issue incertaine d'actions de masse d'une certaine ampleur et enfin la surestimation de la lutte syndicale elle-même, de ses perspectives et de ses succès. Les dirigeants syndicaux, continuellement absorbés par la lutte économique quotidienne, et qui se donnent pour tâche d'expliquer aux masses le prix inestimable de la moindre augmentation de salaires, ou de la moindre réduction du temps de travail, en viennent peu à peu à perdre le sens des grands rapports d'ensemble et de la situation générale. Ainsi s'explique, par exemple, que beaucoup de dirigeants syndicaux aient mis l'accent avec tant de complaisance sur les succès des quinze dernières années sur les millions de marks d'augmentations de salaires au lieu d'insister au contraire sur les revers de la médaille : l'abaissement simultané et considérable du niveau de vie des ouvriers, dû au prix du pain, à toute la politique fiscale et douanière, à la spéculation sur les terrains, qui fait monter les prix de manière exorbitante, bref sur toutes les tendances objectives de la politique bourgeoise qui ont partiellement annulé les conquêtes de quinze ans de luttes syndicales. Au lieu de s'attacher à la vérité socialiste globale qui, tout en soulignant le rôle et la nécessité absolue du travail quotidien, met l'accent surtout sur la critique et les limites de ce travail, on ne défend ainsi qu'une demi-vérité syndicale, en ne relevant que l'aspect positif de la lutte quotidienne. Et, en fin de compte, l'habitude de passer sous silence les limites objectives tracées par l'ordre social à la lutte syndicale, devient une hostilité ouverte contre toute critique théorique qui soulignerait ces limites et rappellerait le but final du mouvement ouvrier. On considère comme le devoir de tout « ami du mouvement syndical » d'en faire un panégyrique absolu et de montrer un enthousiasme illimité à son égard. Mais comme le point de vue socialiste consiste précisément à combattre cet optimisme syndical inconditionnel, de même qu'il combat l'optimisme parlementaire inconditionnel, on s'attaque finalement à la théorie socialiste elle-même: on cherche à tâtons une nouvelle, théorie syndicale, une théorie qui, contrairement à la doctrine socialiste, ouvrirait aux luttes syndicales sur le terrain même de l'ordre capitaliste, des perspectives illimitées au progrès économique. À vrai dire, une telle théorie existe depuis longtemps : c'est celle du professeur Sombart 1; elle fut inventée tout exprès dans le but de semer la discorde entre les syndicats et le parti social-démocrate allemand et d'attirer les syndicats dans le camp de l'ordre bourgeois. Ces tendances théoriques sont accompagnées d'un changement dans les relations entre les dirigeants et la masse. On substitue à la direction collégiale Par des comités locaux - qui certes présumaient des insuffisances incontestables - une direction professionnelle par des fonctionnaires syndicaux. L'initiative et le jugement deviennent alors pour ainsi dire des compétences techniques spécialisées, tandis que la masse n'a plus qu'à exercer la discipline passive de l'obéissance. Ces inconvénients du fonctionnarisme s'étendent même au parti : ainsi cette innovation récente de l'institution de secrétaires locaux du parti ne serait pas sans danger si la masse des adhérents ne veillait constamment à ce que les secrétaires restent de purs organes exécutifs sans jamais être considérés comme des spécialistes chargés des initiatives et de la direction de la vie locale du parti. Mais, dans la social-démocratie, par la nature même des choses, et par le caractère de la lutte politique elle-même, le bureaucratisme est nécessairement enfermé dans des limites plus étroites que dans la vie syndicale. Dans celle-ci, la spécialisation technique des revendications salariales -citons entre autres l'élaboration d'accords compliqués sur les tarifs - fait qu'on dénie, à la masse des ouvriers syndiqués la possibilité d'avoir une « vue d'ensemble de la vie corporative 7, ; on se fonde làdessus pour constater son incapacité de juger la situation. La logique de cette conception a pour résultat l'absurdité suivante : toute critique théorique des perspectives et des possibilités de la pratique syndicale est à bannir, car elle constituerait un danger pour la dévotion aveugle des masses dans les syndicats. On se fonde sur cet argument que seule une foi aveugle et puérile dans la lutte syndicale, unique moyen de salut, peut gagner et conserver à l'organisation les masses ouvrières. C'est tout l'opposé du socialisme, qui fonde son influence sur l'intelligence et le sens critique des masses, leur révélant les contradictions de l'ordre existant et la nature compliquée de son évolution, et exigeant d'elles une attitude critique à tous les moments et à tous les stades de leur propre lutte de classe ; au contraire, d'après la fausse théorie syndicale, les syndicats fondent leur influence et leur puissance sur l'absence de jugement et de sens critique des masses : il faut maintenir intacte la « foi du peuple ». C'est de ce principe que partent nombre de fonctionnaires syndicaux pour qualifier d'attaque contre le mouvement syndical toute analyse critique des insuffisances de ce mouvement. A la fin, ultime résultat de cette spécialisation et de ce bureaucratisme, citons une forte tendance à l'autonomie et à la « neutralité » des syndicats par rapport au parti socialiste. L'autonomie externe de l'organisation syndicale est le produit naturel de sa croissance, elle est née de la division technique du travail entre les formes de lutte politique et syndicale. La « neutralité » des syndicats allemands est, de son côté, un produit de la législation réactionnaire sur les associations et du caractère policier de l'État prussien. Avec le temps, ces deux éléments ont changé de nature. De la neutralité politique des syndicats, état de fait imposé par la contrainte policière, on a tiré après coup une théorie de leur neutralité volontaire dont on a fait une nécessité fondée prétendument sur la nature même de la lutte syndicale. Et l'autonomie technique des syndicats, fondée sur une division du travail pratique à l'intérieur d'une lutte de classe unique, de caractère socialiste, a conduit au séparatisme des syndicats qui se sont détachés du parti social-démocrate, de ses idées et de sa direction, invoquant une prétendue « égalité de droits » avec le parti. Or cette autonomie et cette égalité apparente entre les syndicats et le parti s'incarnent tout particulièrement dans les fonctionnaires syndicaux, elles sont concrétisées par l'appareil administratif des syndicats. Extérieurement, l'existence de tout un corps de fonctionnaires, de comités centraux absolument indépendants, de journaux corporatifs nombreux et de congrès syndicaux donne l'illusion parfaite d'un parallélisme avec l'appareil administratif du parti social-démocrate, de son bureau directeur, de sa presse et de ses congrès. Cette apparence d'égalité et de parallélisme entre parti et syndicats a entraîné cette conséquence monstrueuse que les congrès du parti et les congrès syndicaux discutant d'ordres du jour analogues, aboutissaient sur le même problème à des résolutions différentes, voire absolument opposées. Les tâches respectives du congrès du Parti - qui est de défendre les intérêts généraux de l'ensemble du mouvement ouvrier - et de la Conférence des syndicats - dont le domaine beaucoup plus étroit est celui des intérêts et problèmes particuliers de la lutte corporative au jour le jour - ont cessé d'être du ressort d'une division naturelle du travail ; on a creusé un fossé artificiel entre une prétendue conception syndicale des choses et une conception socialiste à propos des mêmes problèmes et des intérêts généraux du mouvement ouvrier. Ainsi s'est créé cet étrange état de fait : le même mouvement syndical qui, à la base, dans la vaste masse prolétarienne ne fait qu'un avec le socialisme, s'en sépare nettement au sommet dans la superstructure administrative : il se dresse en face du parti socialiste comme une seconde grande puissance autonome. Le mouvement ouvrier allemand revêt ainsi la forme étrange d'une double pyramide dont la base et le corps sont constitués par une même masse mais dont les deux pointes vont en s'éloignant l'une de l'autre. De ce qui a été exposé plus haut, les conclusions s'imposent avec évidence : on voit par quelle méthode, la seule naturelle et efficace, 'Peut être créée cette unité compacte du mouvement ouvrier allemand qui est absolument nécessaire en vue des luttes politiques futures et dans l'intérêt même du développement ultérieur des syndicats. Rien ne serait plus faux et plus illusoire que de vouloir établir cette unité par le moyen de négociations sporadiques ou régulières entre la direction du parti et la centrale syndicale sur des questions particulières du mouvement ouvrier. Ce sont précisément les instances supérieures des organisations des deux formes du mouvement ouvrier qui incarnent, nous l'avons vu, leur autonomie et leur séparation ; ce sont ces instances qui donnent l'illusion de l'égalité des droits et de la coexistence parallèle du parti socialiste et des syndicats. Vouloir réaliser l'unité des deux organisations par le rapprochement du Bureau du Parti et de la Commission générale des syndicats ce serait vouloir édifier un pont là où le fossé est le plus large et le passage le plus difficile. Ce n'est pas en haut, au sommet des organisations, dans une sorte d'alliance fédérative, c'est à la base, dans la niasse des prolétaires organisés, que se trouve la garantie d'une unité véritable du mouvement ouvrier. Dans la conscience de millions de syndiqués, le parti et les syndicats ne font qu'un, il% incarnent la lutte d'émancipation socialiste du prolétariat sous des formes différentes. D'où la nécessité, pour supprimer les frottements qui se sont produits entre le parti socialiste et une partie des syndicats, de faire coïncider leurs rapports réciproques avec la conscience qu’en ont les masses prolétariennes, autrement dit, il s'agit de subordonner de nouveau les syndicats au parti, En agissant ainsi on ne fera qu'exprimer la synthèse de l'évolution des faits : les syndicats, d'abord annexés au parti socialiste, s'en sont détachés pour préparer ensuite, à travers une période de forte croissance aussi bien des syndicats que du parti, la période future des grandes luttes de masse ; ce fait même implique la nécessité de réunir Parti et syndicats dans l'intérêt même des deux organisations. Il ne s'agit pas, bien entendu, de détruire toute la structure syndicale dans le Parti ; mais il s'agit de rétablir entre la direction du Parti socialiste et celle des syndicats, entre les congrès du Parti et ceux des syndicats, un rapport naturel qui corresponde au rapport de fait entre le mouvement ouvrier dans son ensemble et ce phénomène particulier et partiel qui s'appelle le syndicat. Un tel bouleversement ne se fera pas sans provoquer l'opposition violente d'une partie des dirigeants syndicaux. Mais il est grand temps que la masse ouvrière socialiste montre si elle est capable de jugement et d'action, il est temps qu'elle manifeste sa maturité pour les périodes des grandes tâches et des grandes luttes à venir ; dans ces périodes c'est -elle, la masse, qui sera le chœur agissant et les directions ne joueront le rôle que de porte-parole, d'interprètes de la volonté de la masse. Le mouvement syndical n'est pas le reflet des illusions, explicables certes, mais erronées, d'une minorité de dirigeants syndicaux ; il traduit la réalité vivante existant dans la conscience des prolétaires conquis à l'idée de la lutte des classes. Dans cette conscience, le mouvement syndical est un élément partiel de la social-démocratie. « Qu'il ose donc paraître ce qu'il est 1. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire