La définition du
dictionnaire est celle-ci : « Qui doit répondre devant certains juges ; qui est
soumis à certaines juridictions. » Et l'Académie, poursuivant un travail que
nos ardeurs peuvent qualifier d'archaïque, cite en exemple : « Il est domicilié
à Versailles et par conséquent justiciable de la cour royale de Paris. » De nos
jours, chacun est justiciable en général du tribunal dont ressort son domicile
; cependant, en matière de simple police, correctionnelle ou criminelle, on est
justiciable du juge ou du tribunal dans le ressort duquel les crimes ou délits
ont été commis. Il n'en est pas de même en matière civile. La justiciabilité
est l'état, la condition du justiciable. « Ce n'est plus parmi vous, disait
Bayle, un sentiment qui puisse souffrir partage que celui de la supériorité des
peuples sur les rois et de la justiciabilité des rois devant le tribunal du
peuple. » Figuré : justiciable : qui est du ressort de quelque chose, qui en
dépend. Joubert explique : « Ne rendez pas justiciable du raisonnement ce qui
est du ressort du sens intime. » Le justiciable, demandeur ou défendeur, porte
une cause devant les tribunaux pour, selon la formule, s'y faire rendre «
justice ». Il y entend rendre un « jugement », conclusion laborieuse et
monnayée et très sou avec le droit pur et simple, que de lointains rapports. Le
dit jugement est en effet à la merci d'interventions favorables - fortune,
amitiés, etc. - ou de circonstances aggravantes - opinions, pauvreté, etc. -
susceptibles d'influencer l'appareil judiciaire. Ce qui n'empêche pas que, des
juges et des cours, on vante par ailleurs la hauteur impartiale ou l'intégrité
.... Le justiciable ne peut donc fonder sur la raison de son affaire ou le
bienfondé de ses intérêts l'espérance d'être compris et, le cas échéant,
secondé. Il a selon son rang, selon sa condition, selon même les aléas d'une
opinion publique versatile, tout à craindre ou à attendre des manifestations de
la « justice », Et il peut tout aussi bien gagner une mauvaise cause que perdre
un excellent procès. De tribunaux non seulement prisonniers de la tradition, du
Code et de la jurisprudence, mais traversés par les courants de la religion et
de la politique, par toutes les passions humaines, et d'une magistrature imbue
de préjugés de caste ou de classe et asservie, sinon toujours aux tenants, au
moins aux principes de l'ordre établi, le justiciable ne peut attendre que des
complaisances et des services ou le lourd pavé de l'antagonisme et de la haine.
La justice apparaît comme une exception on un anachronisme, plus souvent comme
un rêve... Dans la catégorie des justiciables d'intérêt, les travailleurs, les
pauvres diables sont les victimes pour ainsi dire normales de la « justice ».
Parmi les justiciables d'opinion, les anarchistes, adversaires de l'Etat, des
Lois, de la Propriété, contempteurs impénitents d'un Existant sacro-saint,
encourent d'implacables sanctions. Le justiciable - en dépit de l'adage fameux
« nul n'est censé ignorer la loi » - vit dans la méconnaissance presque
complète des textes qui le frapperont quelque jour... s'ils ne le couvrent. Ces
textes accompagnent à travers les époques les intérêts des forts, des
possédants, les ambitions des maîtres - chefs, prêtres, rois, capitalistes - et
les bénéficiaires, si change leur personnalité, sont toujours les puissants. Il
n'y a pas d'ailleurs que la conjuration tacite des jugeurs contre le
justiciable émissaire, il y a même - position ouverte, aveu cynique - la
justice par ordre, et les gouvernements pèsent, par injonctions directes, sur
les décisions des tribunaux. Cela est si vrai que, sous l'Empire, Cormon
écrivait : « Il y a une foule de justiciables qui aimeraient tout autant voir
MM. les juges se mettre à juger leurs petits procès, que de s'en aller balayer
des plis de leur simarre rouge ou noire les antichambres des Tuileries. » La
République a prolongé l'Empire, et l'acuité des luttes politiques, la fréquence
et l'ampleur des crises nées de l'industrialisme, la frénésie du profit qui, la
guerre aidant, a gagné toutes les couches de la société ont fait plus précaires
encore, et d'une ironie presque permanente, les garanties de la « justice ».
Si, comme l'écrivait Lamarck, « l'indigence du- juge est souvent la perte du
justiciable » on peut se dire, connaissant mille autres influences
perturbatrices de sa sérénité, qu'il faut au justiciable une naïveté vraiment
tenace pour faire encore, après tant d'épreuves, confiance à la « justice ».
Pour libérer le justiciable, il faut abolir l’institution néfaste, rénover la
conception même de la justice et lui donner une base intelligente, et de la
chair, non un Code et des verges. Seuls un régime et des mœurs affranchis des
corruptions de la propriété et des interventions du pouvoir, un statut et des
mentalités d'hommes libres (tel le communisme libertaire) peuvent - en
remontant aux causes d'une envahissante iniquité - des individus, la justice
vivante et logique. - P. COMONT.
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