lundi 23 novembre 2020

Textes de Georges Sorel

 

« LA DÉCOMPOSITION DU MARXISME Partie 3


V. Ce qu’il y a d’essentiel dans les notions révolutionnaires de Marx : idée de classe. - Théorie ancienne de la destruction de l’Etat - Les intellectuels. - Analogie de la révolution blanquiste et de la théorie hégélienne, d’après Bernstein leurs différences. - Les mythes sociaux
a) Le blanquisme [Je rappelle, encore une fois, qu’il ne s’agit pas tant ici des idées de Blanqui, que de la tradition jacobine que Bernstein a définie par le mot de « blanquisme ».] n’est, au fond, que la révolte des pauvres conduite par un état-major révolutionnaire ; une telle révolte peut appartenir à n’importe quelle époque ; elle est indépendante du régime de la production. Marx considère, au contraire, une révolution faite par un prolétariat de producteurs qui ont acquis la capacité économique, l’intelligence du travail et le sens juridique sous l’influence même des conditions de la production. Dans le tableau schématique qu’on trouve à l’avant-dernier chapitre du premier volume du Capital, il est dit que la classe des travailleurs a été ainsi disciplinée, unie et organisée ; je crois que Marx décrit ici un processus vers la raison : de la discipline on marche vers l’organisation, c’est-à-dire vers une constitution juridique ; sans cette constitution juridique on ne saurait même dire qu'il y ait une classe pleinement développée.
Les pauvres peuvent s’adresser aux riches pour leur rappeler qu’ils devraient remplir envers eux le devoir social que la philanthropie et la charité chrétienne imposent aux classes supérieures ; ils peuvent encore se soulever pour imposer leur volonté et se ruer sur les bonnes choses qui étaient placées hors de leur atteinte ; mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune idée juridique qui puisse être acquise par la société. L’avenir dépend de la bonne volonté des hommes qui prendront la tête du mouvement ; ils pourront conduire leurs hommes soit à une de ces sociétés douces que Renan regardait comme impropres à soutenir la charge d’une haute culture politique et nationale [Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. III, p. 279. Il donne comme exemple les peuples bouddhistes] ; soit à une société analogue à celle du Moyen Âge dans laquelle « la voix des prophètes épouvantera les riches, les puissants, empêchera, au profit des pauvres ou prétendus tels, tout développement industriel, scientifique ou mondain » [Renan, op. cit., t. II, p. 540] ; soit enfin à quelque jacquerie, comme craignaient les utopistes.
Aucune de ces hypothèses n’aurait pu convenir à Marx ; il n’a jamais eu de sympathie pour la morale du renoncement bouddhique ; il voyait l'avenir sous la forme d’un prodigieux développement industriel ; quant à la jacquerie, je rappelle avec quelle horreur il parle des révolutionnaires russes qui voulaient prendre pour modèle le cosaque Razine, chef d’une insurrection contre le tsar Alexis, père de Pierre le Grand [L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, pp. 62-63 et p. 104]. C'est sur le progrès technologique, sur la science et sur le droit que se constitue la société nouvelle.
A l’époque à laquelle Marx écrivait, il n’avait pas sous les yeux des expériences ouvrières suffisantes pour se faire une notion parfaitement claire des moyens qui pourraient permettre au prolétariat d’atteindre le degré de maturité qu’il lui supposait nécessaire pour faire sa révolution émancipatrice ; il s’est généralement borné à donner des formules sommaires et symboliques, qui sont presque toujours heureuses ; mais quand il voulait passer, comme homme d’action, à la pratique courante, il était beaucoup moins inspiré. Il ne faut pas oublier que nous n'agissons guère que sous l’action de souvenirs qui sont beaucoup plus présents à notre esprit que les faits actuels. Marx devait donc se montrer beaucoup plus retardataire comme homme pratique qu’il ne l’est comme philosophe ; il subissait, comme presque tous ses contemporains, l’influence des modèles laissés par la Révolution, alors même que sa doctrine économique aurait dû le conduire à reconnaître l’extrême différence qui existait entre les deux époques.
On se tromperait donc beaucoup en cherchant la véritable intelligence du marxisme dans les conseils que Marx et Engels ont donnés à leurs contemporains : « Ils sont passés impassibles à côté des erreurs les plus grossières du blanquisme », dit Bernstein [Bernstein, op. cit., p. 63] ; cela est vrai, encore que cela ne tienne probablement pas autant que le croit l’auteur allemand à la dialectique hégélienne.
Le marxisme diffère notamment du blanquisme en ce qu’il écarte la notion de parti, qui était capitale dans la conception des révolutionnaires classiques, pour revenir à la notion de classe [Les utopistes s’occupaient beaucoup des classes, mais ils n’entendaient pas encore ce mot au sens moderne] ; mais nous n’avons plus la notion vague et vulgaire de la classe du sociologue, considérée comme un amoncellement de gens de même condition ; nous avons une société de producteurs, qui ont acquis les idées qui conviennent à leur état et qui se regardent comme ayant une unité tout à fait analogue aux unités nationales. Il ne s’agit plus de conduire le peuple, mais d’amener les producteurs à penser par eux-mêmes, sans le secours d’une tradition bourgeoise.
b) Le parti a pour objet, dans tous les pays et dans tous les temps, de conquérir l’Etat et de l’utiliser au mieux des intérêts du parti et de ses alliés. Jusqu’à ces dernières années, les marxistes enseignaient, au contraire, qu’ils voulaient supprimer l’Etat ; cette doctrine était présentée avec un luxe de détails, et parfois même de paradoxes, qui ne laissaient aucun doute sur la pensée. Les choses ont naturellement changé d’aspect lorsque les succès électoraux ont conduit les chefs socialistes à trouver que la possession du pouvoir offre de grands avantages, alors même que cette possession serait minime, comme celle qu’on peut obtenir par la conquête des municipalités. C’est l’esprit de parti qui a repris sa place dans le marxisme, par suite d’une raison purement matérielle : l’organisation des ouvriers socialistes en parti politique.
Dans l’Aperçu sur le socialisme scientifique, écrit en 1883 par Gabriel Deville, et imprimé en tête de son analyse du Capital, on lit : « L’Etat n’est pas – ainsi que l’exprime certain bourgeois entré dans le parti socialiste comme un ver dans le fruit, pour contenter ses appétits malsains en le désorganisant [Il s’agit de Paul Brousse, l’ancien ami de Bakounine, qui était devenu le chef du parti des réformes sociales ; dans Le Prolétaire du 24 novembre 1883, Paul Brousse déclare qu’à l’heure actuelle le vote est plus scientifique que l’assassinat des princes] – l’ensemble des services publics déjà constitués, c'est-à-dire quelque chose qui n'a besoin que de corrections par ci, de corrections par là. Il n'y a pas à perfectionner mais à supprimer l’Etat... C’est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l’Etat que de favoriser l’accaparement, par lui, des moyens de production, c’est-à-dire de domination » [G. Deville, op. cit., pp. 16-17]. On pourrait citer beaucoup d’autres opinions émises à la même époque, sur le danger que le progrès des services publics fait courir au socialisme.
Je crois bien que si Engels a écrit son livre sur « les origines de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », c’est qu’il avait à cœur de montrer par l’histoire que l’existence de l’Etat n’est pas aussi nécessaire que le pensent beaucoup de personnes. On y lit par exemple, ces conclusions : « A un certain degré du développement économique, qui était nécessairement lié à la scission de la société en classes, cette scission fit de l’Etat une nécessité. Nous nous approchons à grands pas d’un degré de développement de la production où, non seulement l’existence de ces classes a cessé d’être une nécessité, mais où elle devient un obstacle positif à la production. Les classes disparaîtront aussi fatalement qu'elles ont surgi. Et avec elles s’écroulera inévitablement l’Etat. La société qui organisera la production sur les bases d’une association libre et égalitaire des producteurs, transportera toute la machine de l’Etat où sera dès lors sa place : dans le musée des antiquités » [Engels, Origines, etc., trad. fr., p. 281].
Pour bien comprendre la transformation qui s’est opérée dans la pensée socialiste, il faut examiner ce qu’est la composition de l’Etat moderne. C’est un corps d’intellectuels qui est investi de privilèges et qui possède des moyens dits politiques pour se défendre contre les attaques que lui livrent d’autres groupes d’intellectuels avides de posséder les profits des emplois publics. Les partis se constituent pour faire la conquête de ces emplois et ils sont analogues à l’Etat. On pourrait donc préciser la thèse que Marx a posée dans le Manifeste communiste : « Tous les mouvements sociaux jusqu’ici, dit-il, ont été accomplis par des minorités au profit de minorités » [Manifeste communiste, p. 39] : nous dirions que toutes nos crises politiques consistent dans le remplacement d’intellectuels par d’autres intellectuels ; elles ont donc toujours pour résultat de maintenir l’Etat, et parfois même de le renforcer, en augmentant le nombre des co-intéressés.
Marx opposait la révolution prolétarienne à toutes celles dont l'histoire garde le souvenir ; il concevait cette révolution future comme devant faire disparaître « toute la superstructure de couches qui forme la société officielle » [loc. cit.]. Un tel phénomène comporte la disparition des intellectuels et surtout de leurs forteresses qui sont l’Etat et les partis politiques. Dans la conception marxiste, la révolution est faite par les producteurs qui, habitués au régime de l’atelier de grande industrie, réduisent les intellectuels à n’être plus que des commis accomplissant des besognes aussi peu nombreuses que possible. Tout le monde sait, en effet, qu’une affaire est regardée comme d’autant mieux conduite qu’elle a un plus faible personnel administratif.
On trouve de nombreux témoignages relatifs aux opinions de Marx sur les intellectuels révolutionnaires dans la circulaire de l’Internationale du 21 juillet 1873 ; il importe assez peu que les faits dont les amis de Bakounine sont accusés soient rigoureusement exacts ; ce qui importe seulement, c’est l’appréciation que Marx porte sur ces faits. C’est le blanquisme tout entier, avec ses états-majors bourgeois, qui est réprouvé avec la plus dure énergie.
Il reproche à son adversaire d’avoir formé une association politique si fortement autoritaire qu’on pourrait la croire inspirée par l’esprit bonapartiste [L’Alliance de la démocratie, p. 11]. « Nous avons donc reconstitué, de plus belle, tous les éléments de l’Etat autoritaire, et que nous appelions cette machine commune révolutionnaire organisée de bas en haut, il importe peu. Le nom ne change rien à l’affaire » [L’Alliance de la démocratie, p. 14]. A la tête de cette association se trouvaient des initiateurs contres lesquels éclate surtout la colère de Marx : « Dire que les cent frères internationaux doivent servir d’intermédiaires entre l’idée révolutionnaire et les instincts populaires, c’est creuser un abîme infranchissable entre l’idée révolutionnaire et les instincts prolétaires ; c’est proclamer l’impossibilité de recruter ces cent gardes ailleurs que dans les classes privilégiées ». Ainsi un état-major de bourgeois révolutionnaires, qui travaillent sur les idées et disent au peuple ce qu’il doit penser, - et l’armée populaire qui demeure, selon l’expression de Marx, la chair à canon [L'Alliance de la démocratie, p. 15].
C’est surtout contre les « alliancistes » italiens que l'on trouve des reproches violents ; Bakounine s’étant félicité, dans une lettre du 5 avril 1872, de ce qu’il existait en Italie « une jeunesse ardente, énergique, sans carrière, sans issue, qui se jetait à corps perdu dans le socialisme révolutionnaire », Marx faisait à ce sujet les remarques suivantes : « Toutes les prétendues sections de l’Internationale italienne sont conduites par des avocats sans causes, des médecins sans malades et sans science, des étudiants de billard, des commis-voyageurs et autres employés de commerce, et principalement des journalistes de la petite presse... C’est en s’emparant des postes officiels des sections que l’Alliance parvient à forcer les ouvriers italiens de passer par les mains de déclassés alliancistes qui, dans l’Internationale, retrouveraient une carrière et une issue » [L’Alliance de la démocratie, pp. 48-49].
Il est difficile de montrer plus de répugnance pour l’invasion des organisations prolétariennes par des intellectuels qui y apportent les mœurs des machines politiques. Marx voit très bien qu’une telle manière de procéder ne peut conduire à l’émancipation du monde des producteurs ; comment ceux-ci pourraient-ils posséder la capacité nécessaire pour diriger l’industrie, s’ils sont obligés de se mettre sous la tutelle de politiciens pour s’organiser ? Il y a là une absurdité qui ne pouvait manquer de paraître révoltante à Marx.
c) Bernstein n’a probablement pas tort lorsqu’il estime que Marx avait été conduit à se montrer sympathique au blanquisme par suite de la ressemblance qu’il croyait apercevoir entre la révolution blanquiste et le changement brusque que la dialectique hégélienne l’avait amené à concevoir dans l’histoire prochaine [Bernstein, op. cit., p. 49] ; mais Bernstein se trompe lorsqu’il croit qu’il y a une analogie fondamentale entre les idées blanquistes et les conceptions déduites par Marx de l’hégélianisme ; il n’y a eu qu’une analogie accidentelle tenant à la tournure que prirent les événements en 1848. A cette époque on plagiait tant que l’on pouvait la Révolution, et plus tard Marx devait traiter de farce cette imitation des hommes de 93. Les blanquistes, qui étaient très faiblement pourvus d’idées, ne voyaient aucune difficulté à procéder comme au temps de la Terreur : mesures dictatoriales en faveur des pauvres, proscriptions et bouleversements si rapides que tout retour offensif des adversaires exigeât une contre-révolution aussi sanglante que la révolution aurait pu l’être. Le blanquisme savait qu’il n’avait pas beaucoup d’influence dans le pays ; il devait donc avoir un programme de révolution concentrée et il voulait faire un saut dans une ère nouvelle, avec autant de facilité qu’on fait succéder deux contraires dans la dialectique hégélienne.
Le blanquisme n’était pas nécessairement attaché à l’idée d’une révolution absolue ; il a dû, comme tous les partis, prendre une attitude variable, suivant ses intérêts politiques. Le jour où il fut certain qu’en France l’appui d’un député socialiste révolutionnaire était utile [On peut lire, par exemple, dans Le Cri de Paris du 15 septembre 1907, une amusante critique des socialistes qui profitent des avantages du pouvoir, tout en prétendant garder toute leur indépendance ; le journal assure que les milieux socialistes les plus colorés fournissent beaucoup d’attachés aux cabinets des ministres], le parti blanquiste ne méprisa pas les moyens d’influence qu’il pouvait tirer de ses relations avec le gouvernement [Il ne s’agit pas ici d’une critique adressée aux personnes, mais de la constatation d’une nécessité inéluctable, dérivant du régime parlementaire].
La manière de concevoir la révolution que Marx avait été conduit à se former en vertu de la dialectique hégélienne, rend impossible cette évolution que le blanquisme a subie, comme doit la subir tout parti politique. Bernstein s’attaque beaucoup à cette dialectique hégélienne, parce qu'elle concentre la révolution dans un seul acte, ce qui lui semble peu compatible avec les nécessités de la vie politique dans nos pays modernes. S’il avait été au fond des choses, il aurait reconnu quelque chose de plus important encore : c’est que son maître a toujours conçu la révolution sous une forme mythique et que, par suite, l’accord entre le marxisme et le blanquisme était tout apparent. Le premier parle d’un bouleversement idéal, qu'il exprime en images, tandis que le second parle d'un changement qu’il entend diriger en raison des circonstances qui se présentent.
L’avant-dernier chapitre du premier volume du Capital ne peut laisser aucun doute sur la pensée intime de Marx ; celui-ci représente la tendance générale du capitalisme au moyen de formules qui seraient, très souvent, fort contestables, si on les appliquait à la lettre aux phénomènes actuels ; on pourrait dire et on a dit que les espérances révolutionnaires du marxisme étaient vaines puisque les traits du tableau avaient perdu de leur réalité. On a versé infiniment d’encre à propos de cette catastrophe finale qui devrait éclater à la suite d’une révolte des travailleurs. Il ne faut pas prendre ce texte à la lettre nous sommes en présence de ce que j’ai appelé un mythe social nous avons une esquisse fortement colorée qui donne une idée très claire du changement, mais dont aucun détail ne saurait être discuté comme un fait historique prévisible [Cf. Introduction à l’économie moderne, pp. 375-377].
En cherchant comment les esprits se sont toujours préparés aux révolutions, il est facile de reconnaître que toujours ils ont eu recours à des mythes sociaux, dont les formules ont varié suivant les temps. Notre époque exige une littérature plus sobre que celle dont on usait autrefois, et Marx a eu le mérite de débarrasser son mythe révolutionnaire de toutes les fantasmagories qui ont trop souvent fait chercher un pays de Cocagne.
Le mythe ne se prête point à une décomposition du changement en tranches successives, dont il soit possible de faire une série et qui, étant étalées sur un long espace de temps, puissent être regardées comme formant une évolution. Cette transformation est nécessaire dans toute action conduite par un parti politique et elle s’est opérée partout où les socialistes sont entrés dans les parlements ; elle est impossible avec le mythe marxiste qui donne la révolution en bloc, comme un tout indivisé [Cf. la lettre à Daniel Halévy dans Le Mouvement socialiste d’août-septembre 1907 et dans les Réflexions sur la violence, auxquelles elle sert de préface]. VI. Renaissance de l’idée révolutionnaire : rôle de F. Pelloutier - Réaction du syndicalisme sur les marxistes - Epuration du marxisme. - Grève générale - La démocratie et le trade-unionisme protégé - Impossibilité de prévoir l’avenir. - Les renaissances
L’analyse précédente nous conduit à reconnaître que le marxisme ne saurait se transformer comme le pensait Bersntein : on ne pourrait le concilier avec une théorie de l’organisation industrielle et politique, non plus qu'avec une doctrine sur la justice, permettant de juger les chefs d’ateliers et d’Etats. Tout entier confiné dans une préparation du prolétariat révolutionnaire, il n’est pas apte à raisonner sur les maîtres de la société, dont les utopistes ne cessaient de s’occuper. On devrait dire de lui qu’il est une philosophie des bras et non une philosophie des têtes [J’ai appelé l’attention sur ce point dans les Insegnamenti sociali], car il n’a qu’une seule chose en vue : amener la classe ouvrière à comprendre que tout son avenir dépend de la notion de lutte de classe ; l’engager dans une voie où elle trouve les moyens, en s’organisant pour la lutte, de se mettre en état de se passer de maîtres ; lui persuader qu’elle ne doit point prendre d’exemples dans la bourgeoisie. D’autre part, le marxisme ne saurait se confondre, avec des partis politiques, si révolutionnaires fussent-ils, parce que ceux-ci sont obligés de fonctionner comme les partis bourgeois, modifiant leur attitude suivant les besoins qu’imposent les circonstances électorales et faisant, au besoin, des compromis avec d’autres groupes qui ont des clientèles électorales analogues, alors qu’il demeure invariablement attaché à la considération d’une révolution absolue.
On aurait pu penser, il y a quelques années, que les temps du marxisme étaient passés et qu’il devait prendre rang, comme beaucoup d’autres doctrines philosophiques, dans la nécropole des dieux morts ; seul, un accident historique pouvait lui rendre la vie ; il fallait pour cela que le prolétariat s’organisât avec des intentions nettement révolutionnaires, c'est-à-dire en se tenant complètement en dehors de la bourgeoisie.
Diverses circonstances conduisirent quelques hommes qui avaient vu de près les manières de procéder des politiciens, à tenter un effort dans ce sens ; il est extrêmement remarquable qu’ils ne connaissaient le marxisme que d’une manière fort superficielle ; ils avaient lu sans doute les brochures et les journaux guesdistes dans lesquels ils n’avaient rien trouvé qui pût leur donner satisfaction ; les formules dans lesquelles on résumait le marxisme en France leur semblaient inutiles, fausses ou susceptibles d’embrouiller les idées.
L’un des propagandistes du syndicalisme révolutionnaire et anti-politicien fut Fernand Pelloutier, sur le mérite duquel on ne saurait trop insister. « Enlevé à la fleur de l’âge par une maladie atroce et mort dans des conditions voisines de la misère, ai-je dit ailleurs [Insegnamenti sociali, pp. 53-54], Pelloutier n’a donné dans ses écrits qu'une faible idée de ce qu’il aurait pu produire ; mais quand viendra l’heure de la justice historique, on rendra hommage aux entreprises si importantes qu’il avait commencées ; et ce grand socialiste sera illustre, alors qu’on aura, depuis longtemps, oublié ceux qui tiennent le premier rang dans nos parlements et qui représentent le socialisme aux yeux des bourgeois émerveillés » [Pelloutier a ainsi défini le rôle des militants, tel qu’il le pratiqua : « Purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à payer de nos personnes sur tous les champs de bataille, et, après avoir rossé la police, bafoué l’armée, reprenant, impassibles la besogne syndicale, obscure, mais féconde » (Le Congrès général du Parti socialiste français, p. VII)].
Pelloutier avait un sens très net de la nécessité qui s’impose de fonder le socialisme sur une absolue séparation des classes et sur l’abandon de toute espérance d’une rénovation politique ; il voyait dans les Bourses du travail l’organisation la plus complète des tendances révolutionnaires du prolétariat ; il conviait, en 1900, tous les gens qui ne voulaient pas s’enrégimenter dans le « parti » à « poursuivre plus méthodiquement que jamais l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres ». Il faut, disait-il dans la même brochure, « prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un gouvernement de soi par soi-même est possible, et aussi l’armer, en l’instruisant de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme » [F. Pelloutier, op. cit., p. VIII].
En suivant de près cette organisation du syndicalisme révolutionnaire et adversaire des politiciens, quelques hommes, qui avaient longuement réfléchi sur le marxisme, s’aperçurent que le nouveau mouvement offrait de singulières analogies avec certaines parties de la doctrine de leur maître ; ils constataient aussi que les chefs des partis socialistes ne savaient dire sur ces questions que des choses d’une faiblesse vraiment désespérante. On avait jusquelà revendiqué pour le marxisme l’intelligence de la préparation révolutionnaire du prolétariat [Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, 1re édit. pp. 40-41], et il se trouvait que les docteurs étaient désorientés devant une organisation conçue suivant le principe de la lutte de classe, entendue d’une manière stricte. Pour se tirer d’embarras, ces docteurs dénonçaient avec indignation un retour offensif de l’anarchisme, parce que beaucoup d’anarchistes étaient entrés, sur les conseils de Pelloutier, dans les syndicats et dans les Bourses du travail mais les mots importent peu à celui qui veut aller au fond des choses le culte des étiquettes est bon pour les parlementaires.
La nouvelle école ne put acquérir que lentement une claire idée de son indépendance par rapport aux anciens partis socialistes ; elle ne prétendait pas former un nouveau parti, venant disputer aux autres leur clientèle ouvrière ; son ambition était tout autre, c’était de comprendre la nature d’un mouvement qui semblait inintelligible pour tout le monde. Elle procéda tout autrement que ne faisait Bernstein ; elle rejeta peu à peu toutes les formules qui provenaient soit de l’utopisme, soit du blanquisme ; elle purgea ainsi le marxisme traditionnel de tout ce qui n’était pas spécifiquement marxiste, et elle n’entendit garder que ce qui était, suivant elle, le noyau de la doctrine, ce qui assure la gloire de Marx.
Les auteurs qui avaient critiqué Marx lui avaient souvent reproché d’avoir parlé un langage plein d’images qui ne leur semblait point convenir à une recherche ayant la prétention d’être scientifique. Ce sont les parties symboliques, regardées jadis comme ayant une valeur douteuse, qui représentent, au contraire, la valeur de l’œuvre. Nous savons aujourd’hui, par l’enseignement de Bergson, que le mouvement s’exprime surtout au moyen d’images, que les formules mythiques sont celles dans lesquelles s’enveloppe la pensée fondamentale d'un philosophe, et que la métaphysique ne saurait se servir du langage qui convient à la science. D’autre part, c’est en recourant à ces parties longtemps négligées que la nouvelle école a pu arriver a une intelligence complète du syndicalisme révolutionnaire.
La catastrophe – qui était la grande pierre de scandale pour les socialistes qui voulaient mettre le marxisme en accord avec la pratique des hommes politiques de la démocratie – se trouve correspondre parfaitement à la grève générale qui, pour les syndicalistes révolutionnaires, représente l’avènement du monde futur. On ne peut pas accuser ceux-ci d’avoir été trompés par la dialectique hégélienne et, comme ils repoussent la direction des politiciens, même des plus avancés, ils ne sont pas non plus des imitateurs du blanquisme. Nous sommes ainsi amenés, par l’observation des faits qui se manifestent dans le prolétariat, à comprendre la valeur des images employées par Marx, et celles-ci à leur tour nous permettent de mieux apprécier la portée du mouvement ouvrier.
De même la notion de lutte de classe était demeurée assez vague tant qu'on n'avait pas eu sous les yeux des organisations ouvrières conçues comme les concevait Pelloutier, des organisations de production qui font leurs affaires eux-mêmes, sans avoir besoin d’avoir recours aux lumières que possèdent les représentants des idéologies bourgeoises. Dans la brochure que j’ai déjà citée, Pelloutier exposait ainsi la situation de ses amis : « Proscrits du Parti, parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas, des révoltés de toutes les heures, des hommes sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures y compris celle du prolétariat » [Pelloutier, op. cit., p. VII]. Des gens qui sont animés de tels sentiments, ne peuvent faire autrement que de mettre en pratique, sous la forme rigoureuse la doctrine de la lutte de classe. Les efforts que le gouvernement français, après l’affaire Dreyfus, a faits pour se concilier les bonnes grâces des hommes les plus marquants du monde ouvrier ont beaucoup contribué à éclairer la nature des rapports qui existent entre le socialisme et la démocratie. Etant donné qu'aujourd'hui la mode est à l’évolution, il était impossible qu’on ne considérât pas la démocratie comme une étape entre la société aristocratique de l’Ancien Régime et le socialisme : nobles, bourgeois, petits bourgeois, ouvriers ; l’échelle descendante des fortunes devait correspondre à un mouvement vers le gouvernement des plus pauvres. Marx croyait que le régime démocratique offre cet avantage que l’attention des ouvriers n’étant plus attirée par des luttes contre la royauté ou l’aristocratie, la notion de lutte de classe devient alors beaucoup plus facile à entendre. L’expérience nous apprend, au contraire, que la démocratie peut travailler efficacement à empêcher le progrès du socialisme, en orientant la pensée ouvrière vers un trade-unionisme protégé par le gouvernement. Depuis que nous avons sous les yeux les deux formes opposées de l’organisation syndicale, ce danger de la démocratie apparaît très clairement.
On est ainsi amené à regarder avec méfiance les révolutions politiques ; elles ne sont pas possibles sans que le parti qui triomphe ait derrière lui des masses ouvrières organisées ; une campagne menée en commun contre le pouvoir noue des relations qui peuvent préparer une évolution du syndicalisme vers le trade-unionisme protégé. Les catholiques font les plus grands efforts pour grouper les ouvriers dans des syndicats auxquels ils promettent monts et merveilles, dans l’espérance de faire peur aux politiciens radicaux et de sauver l’Eglise. L’affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique, et elle aurait eu pour résultat une complète déformation du socialisme, si l’entrée de beaucoup d’anarchistes dans les syndicats n’avait, à cette époque, orienté ceux-ci dans la voie du syndicalisme révolutionnaire et renforcé la notion de lutte de classe.
Il ne faut pas espérer que le mouvement révolutionnaire puisse jamais suivre une direction convenablement déterminée par avance, qu’il puisse être conduit suivant un plan savant comme la conquête d’un pays, qu’il puisse être étudié scientifiquement autrement que dans son présent. Tout en lui est imprévisible [Une des plus grosses illusions des utopistes a été de croire qu’on peut déduire le schéma de l’avenir quand on connaît bien le présent. Contre une telle illusion, voir ce que dit Bergson dans L’Evolution créatrice, notamment pp. 17, 57, 369]. Aussi ne faut-il pas, comme ont fait tant de fois les anciens théoriciens du socialisme, s’insurger contre les faits qui semblent être de nature à éloigner le jour de la victoire.
Il faut s’attendre à rencontrer beaucoup de déviations qui sembleront remettre tout en question ; il y aura des temps où l’on croira perdre tout ce qui avait été regardé comme définitivement acquis ; le trade-unionisme pourra paraître triompher même à certains moments. C’est justement en raison de ce caractère du nouveau mouvement révolutionnaire qu’il faut se garder de donner des formules autres que des formules mythiques : le découragement pourrait résulter de la désillusion produite par la disproportion qui existe entre l’état réel et l’état attendu ; l’expérience nous montre que beaucoup d’excellents socialistes furent ainsi amenés à abandonner leur parti.
Lorsque le découragement vient pour nous surprendre, rappelons-nous l’histoire de l’Eglise, histoire étonnante, qui déroute tous les raisonnements des politiques, des érudits et des philosophes, que l’on pourrait croire parfois conduite par un génie ironiste qui se plairait à accumuler l’absurde, dans laquelle le développement des institutions a été traversé par mille accidents. Maintes fois les gens les plus réfléchis ont pu dire que la disparition n’était plus qu’une question de quelques années ; et cependant les agonies apparentes étaient suivies de rajeunissement.
Les apologistes du catholicisme ont été si frappés de l’incohérence que présente cette histoire qu’ils ont prétendu qu’on ne saurait l’expliquer sans faire intervenir les desseins mystérieux de la Providence. Je vois les choses sous un aspect plus simple ; je vois que l’Eglise s’est sauvée malgré les fautes des chefs, grâce à des organisations spontanées ; à chaque rajeunissement se sont constitués de nouveaux ordres religieux qui ont soutenu l’édifice en ruines, et même l’ont relevé [C’est une conception de l’activité des premiers franciscains qui a été très populaire au Moyen Âge]. Ce rôle des moines n'est pas sans analogies avec celui des syndicats révolutionnaires qui sauvent le socialisme ; les déviations vers le trade-unionisme, qui sont la menace toujours redoutable pour le socialisme, rappellent ces relâchements des règles monastiques qui finissent par faire disparaître la séparation que les fondateurs avaient voulu établir entre leurs disciples et le monde.
La prodigieuse expérience que nous offre l’histoire de l’Eglise est bien de nature à encourager ceux qui fondent de grandes espérances sur le syndicalisme révolutionnaire et qui conseillent aux ouvriers de ne rechercher aucune alliance savamment politique avec les partis bourgeois – car l’Eglise a plus profité des efforts qui tendaient à la séparer du monde que des alliances conclues entre les papes et les princes.


Fin de l’article

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