dimanche 8 novembre 2020

LACHETE Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure

 

Pour manœuvrer le pantin populaire nos moralistes officiels usent de ficelles, pudiquement voilées par les philosophes universitaires en mal d'avancement, ainsi que par la presse dénommée de gauche et, cela va sans dire, par les écrivains qui font la cour à notre riche et dévote Académie, cette coquette sur le retour. Ce qui plaît aux chefs, ce qui favorise leur volonté de jouissance ou de puissance voilà le bien moral, d'après ces plats valets ; ce qui nuit à leur prestige, à leurs plaisirs, à leur ambition, voilà le mal. Par crainte d'effaroucher les esprits simplistes on évite d'énoncer ce principe essentiel de l'éthique gouvernementale, mais il inspire toutes les appréciations que l'on porte sur la personne ou la conduite des subordonnés. Actes, sentiments, idées, deviennent saints, justes, bons, dans la mesure où l'exige l'intérêt de ces messieurs du Gouvernement et de l'Eglise ; s'ils leur déplaisent ou les contrecarrent, bien vite on les porte sur le catalogue des vices ou des crimes. Parfois des contradictions éclatent, et des manières d'agir comme des états d'âme identiques sont qualifiés vertueux et coupables tout ensemble ; il suffit de les baptiser d'un nom différent pour que le public n'y voie rien et que les intellectuels eux-mêmes s'y laissent prendre. Pendant la guerre, quand les ministres fuyaient à Bordeaux ou que le Grand Quartier Général s'évitait tout bombardement, par accord tacite avec l'adversaire, c'était prudence disait-on ; mais l'on appelait lâche le déserteur à qui sa conscience interdisait de tuer d'autres hommes ses frères. Qu'un politicien abandonne ses idées pour parvenir, qu'un écrivain sacrifie, sans conviction, aux goûts de l'heure qu'un patron requière la force armée contre des ouvriers qui réclament un juste salaire, la presse n'a que sourires pour ces hommes dépourvus d'énergie, par contre elle accable qui ne se soumet aux caprices du maître, l'esprit assez indépendant pour dire : « Je n'obéirai pas ». Courage et vertu abritent depuis des siècles, sous leur manteau tutélaire, les pires orgies guerrières, les crimes innombrables de soudards déchaînés ; des fous inconscients du danger, des ambitieux sanguinaires sont proclamés héros par l'ignorance populaire. Artistes, historiens, prêtres, éducateurs magnifient la séquelle des conquérants illustres, des généraux fameux qui se firent un piédestal de milliers de cadavres humains. La lâcheté du troupeau qui se laisse conduire par de tels bergers s'appelle, au dire de nos moralistes, résignation sainte, discipline glorieuse, loyauté patriotique, comme la lâcheté des forts se dénomme prudence. Et les coupables sont les insoumis, les révoltés qui déclarent avec Lucifer « je ne servirai pas », oubliant que, selon saint Paul, toute autorité vient de Dieu. Avec les autres pères de l'Eglise, saint Augustin voyait encore dans l'esclavage un mal nécessaire, conseillant la soumission aux maîtres même injustes. Et l'on sait à quelle abdication immonde aboutit l'obéissance qui réduit le moine à n'être qu'un aveugle instrument dans la main de ses supérieurs. Absence d'énergie volontaire, la lâcheté c'est le respect des lois iniques (la lâcheté par excellence est le respect des lois, disait Elisée Reclus), l'aplatissement devant les autorités civiles et religieuses, l'abdication des idées personnelles par intérêt ou par peur. Lâches, les prêtres (ils sont légion dans le haut clergé), qui vivent de l'autel sans croire ; lâches les savants, les écrivains, qui taisent la vérité ou propagent le mensonge, afin de ménager la clientèle riche et d'être reçus dans les salons ; lâches le juge, le patron, l'administrateur qui sacrifient l'innocent à des rancunes politiques ou religieuses ; lâches tous les pleutres riches, titrés, bienpensants qui disent éternellement : « je n'ose » ; lâches doublement ces larbins de la presse gouvernementale qui encouragent le soldat à mourir, le père de famille à procréer, quand eux-mêmes sont à l'abri et restent célibataires. En voyant combien fréquente la veulerie parmi ceux qu'on dénomme intellectuels, on est conduit à penser que si la science est bonne elle ne suffit pas à rendre un homme supérieur. L'aristocratie de l'esprit, dont rêvent les partisans de l'Ecole Unique, vaudrait-elle mieux que les aristocraties actuelles? J'en doute. D'abord parce que sélectionnée par des concours et des examens, procédés absolument incapables de faire découvrir les cerveaux vraiment doués ; nous en avons des preuves quotidiennes. De plus, je ne crois pas que, prise seule, l'intelligence suffise. Dans un essai (Métrique Morale), j'ai longuement indiqué pourquoi, et depuis j'ai insisté dans maints articles sur cette idée « Savoir et talent ne valent que dans la mesure où ils permettent d'adoucir la souffrance humaine ; au service d'un égoïsme sans scrupule, ils deviennent les pires auxiliaires du crime ». L'acuité de l'esprit comme la richesse de la mémoire s'allient souvent à une ambition sans frein ou à une irrémédiable sécheresse du cœur. Les intelligences supérieures vont parfois fort loin dans la voie de l’iniquité, et les souffrances des peuples furent généralement le prix de la vanité satisfaite des grands. Malgré les plus belles qualités intellectuelles, ce sont des despotes en germe ceux que n'anime pas un large sentiment de fraternité humaine, ce sont des forts peut-être, mais tout disposés à brimer les faibles. Pour eux, l'autorité devient un commode moyen d'asservir et d'exploiter les masses. Elle est condamnable l'éloquence qui accuse des innocents ; il devient nocif le sociologue que réjouit la souffrance des humbles. La science, bonne à condition d'être au service d'une volonté compatissante, devient un instrument de torture ou d'esclavage entre des mains expertes au crime. Choisit-on pour cuisinier un empoisonneur parce qu'il est chimiste émérite? L'intelligence d'un ministre ou sa culture étendue n'ajoute-t-elle pas au danger, quand il fait œuvre rétrograde. Ni l'éloquence, ni l'habileté, ne manquent habituellement aux hommes d'Etat, mais la simple honnêteté leur fait souvent défaut. L'exemple de l'ancienne Chine n'encourage pas davantage à tenir compte de la seule valeur intellectuelle ; malgré la difficulté des examens imposés aux mandarins de tous grades, l'administration fut plus mauvaise qu'ailleurs dans le Céleste Empire. Les meilleurs sont avant tout ceux qu'animent des sentiments généreux et humains. Une élite d'égoïstes habiles, cultivés, détenant les hautes situations et les postes de commandement, pourrait faire courir des dangers terribles au bonheur des humbles comme à la tranquillité du monde. Les exemples abondent de parvenus, enfants du peuple, qui furent les oppresseurs de leurs frères. Et je m'élevais contre le mur de la vie privée qui dissimule légalement toutes les lâchetés de nos politiciens. « Celui qui n'aspire point à commander les autres n'a pas à subir leurs critiques : il a droit au silence et à la paix. Médisance et calomnie empoisonnent déjà trop d'existences pour qu'il soit utile d'accorder une prime à la délation. Mais, lorsqu'il s'agit d'un homme qui aspire à devenir l'arbitre de la destinés des autres, ce mur de la vie privée n'a plus de raison d'être. Quiconque a le droit d'être renseigné sur la moralité profonde du législateur ou du juge qui dispose des biens, de l'honneur, de la vie même de ses concitoyens. N'est-il pas inadmissible que les gouvernants, dont les moindres désirs ont des répercussions si redoutables, prétendent se soustraire au contrôle des faits et gestes les plus révélateurs de leur mentalité vraie? Et dire que tous les partis politiques s'accordent pour perpétuer cette sinistre farce! » Inutile d'ajouter que les bons apôtres de la Chambre et du Sénat sont trop adroits pour se soumettre à un contrôle permettant de mesurer leur degré d'hypocrisie. On sait que le monde politique est par excellence celui de la veulerie. L'Eglise, toujours experte dans l'art d'utiliser les vices, a su tirer également un merveilleux parti de la lâcheté coutumière du bipède humain. Pour se faire obéir au doigt et à l'œil, elle fabriqua l'enfer, vaste rôtissoire, où le Dieu de Miséricorde s'occupe à cuire éternellement ses créatures mises à la broche. Quant au purgatoire d'où les prêtres vous tirent à volonté, il permet d'extorquer mille dons, mille aumônes des fidèles apeurés. Et c'est dans l'esprit incapable de critique, dans le cerveau tendre de l'enfant que l'on dépose ces monstrueuses insanités ; sans action sur l'homme réfléchi, elles s'impriment dans l'imagination horrifiée des jeunes et durent dans l'inconscient, prêtes à revenir aux instants de faiblesse ou à l'heure des dissolutions finales. En réclamant pour elle seule le droit d'enseigner, l'Eglise montre qu'elle ne s'illusionne pas sur la vraie raison d'être de son autorité. Quoiqu'elle dise aux dévotes, elle n'attend rien de Dieu ; elle attend tout de la déformation imprimée, dès la première heure, au cerveau des enfants que lui confient des parents insensés. Car la foi disparue, les dogmes mis en doute, elle sait qu'une peur instinctive persistera presque toujours chez celui qu'elle a façonné. Les néo-catholiques, si nombreux dans la bourgeoisie, la presse, l'Université, et qui détiennent le monopole des honneurs académiques, nous présentent la religion tout au moins comme une poésie respectable, qui soutient le faible et enchante l'âme du fort ; ils s'en tiennent à l'enseigne de la boutique et ne voient pas qu'elle est pleine de reptiles hideux. Au fond l'homme religieux n'est qu'un lâche ; Dieu règne par la peur ; le servilisme habite l'âme de l'immense majorité des croyants. - L. BARBEDETTE.

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