Pour manœuvrer le pantin populaire nos moralistes
officiels usent de ficelles, pudiquement voilées par les philosophes
universitaires en mal d'avancement, ainsi que par la presse dénommée de gauche
et, cela va sans dire, par les écrivains qui font la cour à notre riche et
dévote Académie, cette coquette sur le retour. Ce qui plaît aux chefs, ce qui
favorise leur volonté de jouissance ou de puissance voilà le bien moral,
d'après ces plats valets ; ce qui nuit à leur prestige, à leurs plaisirs, à
leur ambition, voilà le mal. Par crainte d'effaroucher les esprits simplistes
on évite d'énoncer ce principe essentiel de l'éthique gouvernementale, mais il
inspire toutes les appréciations que l'on porte sur la personne ou la conduite
des subordonnés. Actes, sentiments, idées, deviennent saints, justes, bons,
dans la mesure où l'exige l'intérêt de ces messieurs du Gouvernement et de
l'Eglise ; s'ils leur déplaisent ou les contrecarrent, bien vite on les porte
sur le catalogue des vices ou des crimes. Parfois des contradictions éclatent,
et des manières d'agir comme des états d'âme identiques sont qualifiés vertueux
et coupables tout ensemble ; il suffit de les baptiser d'un nom différent pour
que le public n'y voie rien et que les intellectuels eux-mêmes s'y laissent
prendre. Pendant la guerre, quand les ministres fuyaient à Bordeaux ou que le
Grand Quartier Général s'évitait tout bombardement, par accord tacite avec
l'adversaire, c'était prudence disait-on ; mais l'on appelait lâche le
déserteur à qui sa conscience interdisait de tuer d'autres hommes ses frères.
Qu'un politicien abandonne ses idées pour parvenir, qu'un écrivain sacrifie,
sans conviction, aux goûts de l'heure qu'un patron requière la force armée
contre des ouvriers qui réclament un juste salaire, la presse n'a que sourires
pour ces hommes dépourvus d'énergie, par contre elle accable qui ne se soumet
aux caprices du maître, l'esprit assez indépendant pour dire : « Je n'obéirai
pas ». Courage et vertu abritent depuis des siècles, sous leur manteau
tutélaire, les pires orgies guerrières, les crimes innombrables de soudards
déchaînés ; des fous inconscients du danger, des ambitieux sanguinaires sont
proclamés héros par l'ignorance populaire. Artistes, historiens, prêtres,
éducateurs magnifient la séquelle des conquérants illustres, des généraux
fameux qui se firent un piédestal de milliers de cadavres humains. La lâcheté
du troupeau qui se laisse conduire par de tels bergers s'appelle, au dire de
nos moralistes, résignation sainte, discipline glorieuse, loyauté patriotique,
comme la lâcheté des forts se dénomme prudence. Et les coupables sont les
insoumis, les révoltés qui déclarent avec Lucifer « je ne servirai pas »,
oubliant que, selon saint Paul, toute autorité vient de Dieu. Avec les autres
pères de l'Eglise, saint Augustin voyait encore dans l'esclavage un mal
nécessaire, conseillant la soumission aux maîtres même injustes. Et l'on sait à
quelle abdication immonde aboutit l'obéissance qui réduit le moine à n'être
qu'un aveugle instrument dans la main de ses supérieurs. Absence d'énergie
volontaire, la lâcheté c'est le respect des lois iniques (la lâcheté par
excellence est le respect des lois, disait Elisée Reclus), l'aplatissement
devant les autorités civiles et religieuses, l'abdication des idées
personnelles par intérêt ou par peur. Lâches, les prêtres (ils sont légion dans
le haut clergé), qui vivent de l'autel sans croire ; lâches les savants, les
écrivains, qui taisent la vérité ou propagent le mensonge, afin de ménager la
clientèle riche et d'être reçus dans les salons ; lâches le juge, le patron,
l'administrateur qui sacrifient l'innocent à des rancunes politiques ou
religieuses ; lâches tous les pleutres riches, titrés, bienpensants qui disent
éternellement : « je n'ose » ; lâches doublement ces larbins de la presse
gouvernementale qui encouragent le soldat à mourir, le père de famille à
procréer, quand eux-mêmes sont à l'abri et restent célibataires. En voyant
combien fréquente la veulerie parmi ceux qu'on dénomme intellectuels, on est
conduit à penser que si la science est bonne elle ne suffit pas à rendre un
homme supérieur. L'aristocratie de l'esprit, dont rêvent les partisans de
l'Ecole Unique, vaudrait-elle mieux que les aristocraties actuelles? J'en
doute. D'abord parce que sélectionnée par des concours et des examens, procédés
absolument incapables de faire découvrir les cerveaux vraiment doués ; nous en
avons des preuves quotidiennes. De plus, je ne crois pas que, prise seule,
l'intelligence suffise. Dans un essai (Métrique Morale), j'ai longuement
indiqué pourquoi, et depuis j'ai insisté dans maints articles sur cette idée «
Savoir et talent ne valent que dans la mesure où ils permettent d'adoucir la souffrance
humaine ; au service d'un égoïsme sans scrupule, ils deviennent les pires
auxiliaires du crime ». L'acuité de l'esprit comme la richesse de la mémoire
s'allient souvent à une ambition sans frein ou à une irrémédiable sécheresse du
cœur. Les intelligences supérieures vont parfois fort loin dans la voie de
l’iniquité, et les souffrances des peuples furent généralement le prix de la
vanité satisfaite des grands. Malgré les plus belles qualités intellectuelles,
ce sont des despotes en germe ceux que n'anime pas un large sentiment de
fraternité humaine, ce sont des forts peut-être, mais tout disposés à brimer
les faibles. Pour eux, l'autorité devient un commode moyen d'asservir et
d'exploiter les masses. Elle est condamnable l'éloquence qui accuse des innocents
; il devient nocif le sociologue que réjouit la souffrance des humbles. La
science, bonne à condition d'être au service d'une volonté compatissante,
devient un instrument de torture ou d'esclavage entre des mains expertes au
crime. Choisit-on pour cuisinier un empoisonneur parce qu'il est chimiste
émérite? L'intelligence d'un ministre ou sa culture étendue n'ajoute-t-elle pas
au danger, quand il fait œuvre rétrograde. Ni l'éloquence, ni l'habileté, ne
manquent habituellement aux hommes d'Etat, mais la simple honnêteté leur fait
souvent défaut. L'exemple de l'ancienne Chine n'encourage pas davantage à tenir
compte de la seule valeur intellectuelle ; malgré la difficulté des examens
imposés aux mandarins de tous grades, l'administration fut plus mauvaise
qu'ailleurs dans le Céleste Empire. Les meilleurs sont avant tout ceux
qu'animent des sentiments généreux et humains. Une élite d'égoïstes habiles,
cultivés, détenant les hautes situations et les postes de commandement,
pourrait faire courir des dangers terribles au bonheur des humbles comme à la
tranquillité du monde. Les exemples abondent de parvenus, enfants du peuple,
qui furent les oppresseurs de leurs frères. Et je m'élevais contre le mur de la
vie privée qui dissimule légalement toutes les lâchetés de nos politiciens. «
Celui qui n'aspire point à commander les autres n'a pas à subir leurs critiques
: il a droit au silence et à la paix. Médisance et calomnie empoisonnent déjà
trop d'existences pour qu'il soit utile d'accorder une prime à la délation.
Mais, lorsqu'il s'agit d'un homme qui aspire à devenir l'arbitre de la destinés
des autres, ce mur de la vie privée n'a plus de raison d'être. Quiconque a le
droit d'être renseigné sur la moralité profonde du législateur ou du juge qui
dispose des biens, de l'honneur, de la vie même de ses concitoyens. N'est-il
pas inadmissible que les gouvernants, dont les moindres désirs ont des
répercussions si redoutables, prétendent se soustraire au contrôle des faits et
gestes les plus révélateurs de leur mentalité vraie? Et dire que tous les
partis politiques s'accordent pour perpétuer cette sinistre farce! » Inutile
d'ajouter que les bons apôtres de la Chambre et du Sénat sont trop adroits pour
se soumettre à un contrôle permettant de mesurer leur degré d'hypocrisie. On
sait que le monde politique est par excellence celui de la veulerie. L'Eglise,
toujours experte dans l'art d'utiliser les vices, a su tirer également un
merveilleux parti de la lâcheté coutumière du bipède humain. Pour se faire
obéir au doigt et à l'œil, elle fabriqua l'enfer, vaste rôtissoire, où le Dieu
de Miséricorde s'occupe à cuire éternellement ses créatures mises à la broche.
Quant au purgatoire d'où les prêtres vous tirent à volonté, il permet
d'extorquer mille dons, mille aumônes des fidèles apeurés. Et c'est dans
l'esprit incapable de critique, dans le cerveau tendre de l'enfant que l'on
dépose ces monstrueuses insanités ; sans action sur l'homme réfléchi, elles
s'impriment dans l'imagination horrifiée des jeunes et durent dans
l'inconscient, prêtes à revenir aux instants de faiblesse ou à l'heure des
dissolutions finales. En réclamant pour elle seule le droit d'enseigner, l'Eglise
montre qu'elle ne s'illusionne pas sur la vraie raison d'être de son autorité.
Quoiqu'elle dise aux dévotes, elle n'attend rien de Dieu ; elle attend tout de
la déformation imprimée, dès la première heure, au cerveau des enfants que lui
confient des parents insensés. Car la foi disparue, les dogmes mis en doute,
elle sait qu'une peur instinctive persistera presque toujours chez celui
qu'elle a façonné. Les néo-catholiques, si nombreux dans la bourgeoisie, la
presse, l'Université, et qui détiennent le monopole des honneurs académiques,
nous présentent la religion tout au moins comme une poésie respectable, qui
soutient le faible et enchante l'âme du fort ; ils s'en tiennent à l'enseigne
de la boutique et ne voient pas qu'elle est pleine de reptiles hideux. Au fond
l'homme religieux n'est qu'un lâche ; Dieu règne par la peur ; le servilisme
habite l'âme de l'immense majorité des croyants. - L. BARBEDETTE.
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