c) Les souvenirs de la Révolution dominèrent pendant fort longtemps la propagande des socialistes. On prétendait identifier, par exemple, les profits capitalistes aux droits seigneuriaux et aux dîmes, que la bourgeoisie supprima autrefois sans indemnité ; on ne manquait pas de faire ressortir que beaucoup de fortunes bourgeoises provenaient de la vente de biens nationaux, qui avait été effectuée dans des conditions singulièrement favorables aux acheteurs. On cherchait à faire entendre que l’Etat populaire pourrait s'inspirer de ces exemples mémorables pour liquider le capitalisme à peu de frais.
Les politiciens révolutionnaires ne se plaçaient point au même point de vue que les utopistes, quand ils résonnaient sur la propriété. Ceux-ci étaient surtout préoccupés de l’organisation du travail, tandis que les politiciens ne voyaient que des revenus à partager ; leur conception était celle des intellectuels, qui ont tant de peine à considérer la propriété comme un moyen de production et qui la regardent plutôt comme un titre de possession. La loi devrait (comme elle le faisait si souvent dans les cités antiques) rationner les riches en leur imposant des charges énormes, de manière à rendre plus agréable la vie des pauvres. Les problèmes économiques se trouvent ainsi mis à l’arrière-plan, tandis que les ordres donnés par les maîtres de l’Etat passent au premier.
Qu’avaient voulu les législateurs antiques ? Maintenir dans la cité un nombre suffisant de citoyens aptes à porter les armes et à défendre les traditions nationales ; nous dirions aujourd’hui que leur idéal était bourgeois. Et les hommes de la Révolution française, qu'avaient-ils voulu ? Accroître dans une très grande proportion le nombre des propriétaires aisés ; ils avaient créé une bourgeoisie dont la puissance n’est pas encore épuisée. L’Etat populaire, en s’inspirant davantage des nécessités économiques contemporaines, pourrait aboutir à des conséquences tout à fait analogues. La translation des revenus peut se faire, en effet, d’une manière indirecte, mais sûre, au moyen d’une législation sociale qui tienne compte des conditions de la grande industrie : créer des moyens d’arbitrage permettant au trade-unionisme d’exercer une action constante sur les salaires ; remplacer le petit commerce des denrées par des services publics d’alimentation, l’exploitation des logements ouvriers par des locations municipales et l’usure des petits prêteurs par des institutions de prévoyance ; trouver des ressources fiscales dans de gros impôts perçus sur les classes riches, de manière à ce que les bonnes aubaines qui se produisent dans les industries reviennent aux œuvres démocratiques. Grâce à ces procédés, l’ouvrier peut devenir un petit bourgeois [C’est là ce que cherche à réaliser la législation de la Nouvelle-Zélande ; cela a été bien reconnu par tous les observateurs consciencieux], et nous arrivons ainsi à retrouver les mêmes conclusions que précédemment : agrégation du prolétariat à la bourgeoisie. III. Dualisme dans le Manifeste communiste ; mesures révolutionnaires et théories voisines de celles des utopistes - Crainte qu'éprouvait Bernstein au sujet de la capacité politique de la social-démocratie ; Abandon du marxisme par les politiciens
Le dualisme que Bernstein a signalé, apparaît, d’une manière indiscutable, dans les mesures provisoires que le Manifeste communiste proposait d’adopter en cas de révolution victorieuse. En 1872, Marx et Engels, rééditant leur œuvre, disaient ne pas attacher une importance particulière à ces conseils pratiques ; mais il est singulier que, dans les préfaces écrites en 1872, 1883, 1890, on ne trouve aucune indication capable d’orienter les lecteurs. Je suppose qu’ils sentaient, eux-mêmes, la dualité du système et qu’ils n’osaient pas faire d’incursions un peu prolongées sur le terrain de la pratique politique, parce qu’ils avaient peur de désorganiser l’édifice.
Dans le commentaire qu’il a donné du Manifeste communiste, en 1901, Andler ne me semble pas avoir très bien reconnu les sources ; il aurait été bien inspiré, s’il avait pris pour point de départ les thèses de Bernstein. Il distingue les propositions en juridiques, économiques et pédagogiques. J’ai peine à accoler le nom de juridiques à des mesures qui ressemblent aux ordres que donne un conquérant au lendemain de la victoire, pour détruire les vaincus : expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’Etat ; impôt fortement progressif ; abolition de l’héritage ; confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles. Ces prétendues mesures juridiques auraient pour objet de ruiner tous les intérêts dont le droit privé a la garde, et de supprimer même, semble-t-il, tout droit privé au bout d’une génération. Il ne faut pas oublier que le droit considère les choses, tout comme la science, comme si elles devaient être éternelles ; je ne crois donc pas que l’on puisse donner, sans commettre un grave contresens, le nom de juridiques à des règles dont l'application est fort limitée dans la durée.
Les autres propositions sont manifestement empruntées à la littérature des utopistes : centralisation du crédit ; exploitation des transports par l’Etat ; multiplication des manufactures nationales et amélioration des terres d’après un plan d’ensemble ; travail obligatoire pour tous et organisation d’armées industrielles, surtout pour l’agriculture ; rapprochement de l’agriculture et de l’industrie ; éducation publique et gratuite de tous les enfants et réunion de l’éducation et de la production matérielle. Je ne vois pas trop pourquoi Andler met à part ce dernier projet, qu’il appelle pédagogique, et qui appartient, de la manière la plus évidente, à l’organisation du travail.
L’ensemble du Manifeste offre les plus grandes analogies avec la littérature des utopistes, à tel point qu’on a pu accuser Marx d’avoir démarqué le Manifeste de la Démocratie rédigé par Considérant. Non seulement les phénomènes sont présentés souvent de la même manière, mais encore on y trouve des raisonnements qui ont dû paraître identiques à ceux des utopistes ; par exemple, à la fin du premier chapitre, on lit : « Il devient ainsi manifeste que la bourgeoisie est incapable de demeurer désormais la classe dirigeante de la société et d’imposer à la société, comme une loi impérative, les conditions de son existence de classe. Elle est devenue incapable de régner, car elle ne sait plus assurer à ses esclaves la subsistance qui leur permette de supporter l’esclavage » [Manifeste communiste, p. 40].
On n’a pas encore, à ma connaissance, déterminé exactement quels sont les postulats employés par Marx et Engels dans le Manifeste communiste ; leur langage imagé a pu être interprété tantôt comme étant celui d’utopistes condamnant la bourgeoisie au nom de la justice éternelle, tantôt comme contenant des encouragements à la révolte des pauvres.
On doit observer que le Manifeste ne renferme pas de formule ayant un aspect blanquiste aussi marqué que celle qu’on trouve à la fin de la Misère de la philosophie : « L’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs, faut-il s’étonner qu’une société fondée sur l’opposition des classes aboutisse à une contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ?... A la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : Le combat ou la mort ; la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée » [Ces deux phrases sont de George Sand]. Il est possible que Marx et Engels n’aient pu donner toute leur pensée dans un document destiné à être adopté par une association. Ils se montrèrent longtemps très favorables aux idées blanquistes, au point qu’en 1850 ils regardaient les blanquistes comme étant le vrai parti prolétarien, alors que, suivant Bernstein, « le parti prolétarien français était, en 1848, les ouvriers groupés autour du Luxembourg » [Bernstein, op. cit., p. 51].
Bernstein, en considérant la situation du parti socialiste en Allemagne, a été effrayé de voir combien la capacité de ce parti était inférieure au rôle qu’il pourrait être appelé à jouer en cas de révolution violente ; il ne pensait pas, en effet, que l’on pût voir encore le pouvoir passer à une bourgeoisie radicale, comme en 1848 ; ce serait l’extrême-gauche du parlement, c’est-àdire le groupe socialiste, qui devrait assumer toutes les responsabilités [Bernstein, op. cit., p. 60] ; cette perspective lui suggérait des réflexions fort pessimistes : « La souveraineté du peuple, même légalement proclamée, ne devient point pour cela un facteur déterminant réel. Elle peut mettre le gouvernement sous la dépendance de ceux-là justement vis-à-vis desquels Il devrait être fort : les fonctionnaires, les politiciens professionnels, les propriétaires de journaux... La dictature du prolétariat, cela veut dire -partout où la classe ouvrière ne dispose pas déjà de très fortes organisations économiques et où elle n’a pas acquis encore, par son apprentissage dans des assemblées autonomes, un degré très élevé d’indépendance morale, la dictature d’orateurs de clubs et de littérateurs » [Bernstein, op. cit., pp. 297-298].
Pour préparer le socialisme à accomplir la mission qui devrait lui incomber en cas de révolution, il fallait donc reprendre l’étude des problèmes que les marxistes avaient longtemps négligés. « La question sociale qui s’était présentée aux utopistes dans toute sa grandeur, comme question politique, juridique, économique et morale, [avait été] concentrée et condensée dans la question ouvrière » [Merlino, Formes et essence du socialisme, p. 244]. Le moment était venu de corriger et compléter l’œuvre des utopistes, en profitant des expériences faites depuis un demi-siècle. On était ainsi conduit à une décomposition du marxisme, puisque désormais l’élément blanquiste ne viendrait plus se mêler aux études faites sur l’administration et sur la politique pratique.
Pendant que Bernstein s’efforçait ainsi de concentrer l’attention des socialistes allemands sur les parties de la doctrine que ceux-ci avaient négligées, le travail naturel de l’évolution des partis amenait les chefs du socialisme à abandonner les points de vue marxistes, tout en se défendant de ne vouloir rien changer. Le 5 décembre 1899, Bebel prononçait à Berlin un discours dans lequel se faisait jour le plus pur socialisme d’Etat ; il osait même revenir aux coopératives subventionnées par l’Etat que Marx avait condamnées dans sa lettre de 1875 sur le programme de Gotha [La social-démocratie allemande était officiellement marxiste, mais elle avait toujours conservé beaucoup d’idées lassaliennes ; c’est ainsi que le programme de Gotha avait été adopté malgré les critiques de Marx ; sa lettre n’a même été connue qu’en 1891. L’esprit lassalien devint prépondérant dès que les socialistes eurent remporté des succès électoraux ; les succès électoraux conduisent fatalement au socialisme d’Etat]. Toutefois on n’en continuait pas moins à considérer Bernstein comme un hérétique, afin de paraître toujours fidèle aux vieilles espérances révolutionnaires. Les politiciens socialistes estimaient qu’ils n’avaient d’ailleurs nul besoin de se préoccuper de faire les recherches auxquelles les conviait Bernstein, parce qu’un député est, tout comme un marquis de l’Ancien Régime, un homme qui sait tout sans avoir besoin d’apprendre. Mais le marxisme est-il bien uniquement ce que supposait Bernstein ? Voilà ce qu’il faudrait savoir. N’y a-t-il pas en lui autre chose que les formules que l’on cite et dont la valeur semblait être de plus en plus discutable ? Ne serait-ce point plutôt une conception philosophique propre à éclairer les luttes sociales qu’un recueil de préceptes politiques ? C’est ce que nous allons examiner, d’une manière sommaire, en opposant aux utopistes et aux blanquistes quelques-uns des éléments fondamentaux du marxisme.
IV. Différences entre Marx et les utopistes - Pas de critique juridique de la propriété privée - Sophisme de Thompson et de Pecqueur - Organisation de la production réalisée par le capitalisme - Régularisation des salaires par l’équilibre économique - Travail futur fondé sur les usages légués par le capitalisme
a) Suivant beaucoup d’écrivains contemporains, Marx aurait laissé une grande lacune dans son œuvre, en ne fondant pas une théorie de la propriété : le Pr Anto Menger dit, par exemple : « Il manque chez lui le complément nécessaire de la théorie de la plus-value, c’està-dire une critique juridique de la propriété privée des moyens de production et des choses utiles, et par suite un examen approfondi du droit au produit intégral du travail » [A. Menger, op. cit., p. 138]. Beaucoup de jeunes universitaires, qui regardent Marx comme un chien crevé, sont partis de ce jugement solennel prononcé par le professeur autrichien pour faire des critiques juridiques de la propriété.
Je crois qu’il faut grandement féliciter Marx de ne pas être entré dans la voie qu’on lui reproche de ne pas avoir suivie ; et je regarde son attitude sur cette question comme ayant une importance capitale. Aucune correction ne saurait être apportée à son système à ce point de vue ; tout auteur qui fera une critique juridique de la propriété privée se placera en dehors du marxisme ; c’est là une constatation très décisive à faire dès le début de nos recherches.
Comment pourrait-on, d’ailleurs, s’y prendre pour faire le travail auquel nous convie Menger ? Il faudrait pour cela s’appuyer sur les principes de droit moderne mais ceux-ci ne sont-ils pas fondés sur l’existence de la propriété privée bourgeoise ? Pour peu qu’on adopte dans une certaine mesure les principes du matérialisme historique, un tel travail apparaît comme ne pouvant être qu’un tissu de sophismes. L’absurdité de l’entreprise n’apparaît point à Menger parce qu’il ne se rend pas un compte exact des relations qui existent entre toute superstructure idéologique et l’économie ; mais, pour un marxiste, la dissociation que supposaient les utopistes, et que supposent encore quelques philosophes, est un non-sens.
Il est bien vrai qu’aucun système idéologique n’est jamais parfaitement cohérent. Il demeure toujours dans le droit des règles anciennes qui ne peuvent s’expliquer correctement qu’au moyen de l’histoire et qui, prises isolément, pourraient recevoir des interprétations fantaisistes. D’autre part, il y a des lois exceptionnelles qui ont été introduites sous l’influence des caprices d’un homme puissant et qui forment des îlots que le juriste cherche à délimiter avec rigueur. Enfin, les circonstances politiques exercent, de temps à autre, leur influence sur la jurisprudence et viennent troubler le travail des doctrinaires. Les esprits subtils peuvent se servir de tous ces éléments sporadiques pour illustrer une théorie des rapports naturels qui devraient exister entre les hommes ; et, partant de cette théorie pour juger le droit existant, ils peuvent en critiquer ou déclarer caduques les parties qui ne concordent pas avec leur théorie.
Cette méthode est bien propre à séduire les esprits qui sont plus préoccupés de logique que d’histoire et d’économie ; en effet, à leurs yeux il n’existe point de différence essentielle entre les divers éléments juridiques. Comme il n'existe aucun moyen de les faire entrer tous, d’une manière parfaitement satisfaisante, dans aucune construction, chacun de nous a le droit de fabriquer une construction qui sera aussi légitime qu’une autre, pourvu qu’elle puisse être illustrée par des exemples. L’absence de toute considération sur l’infrastructure économique se fait alors sentir de la manière le plus fâcheuse, parce qu’il n’y a aucun moyen de choisir scientifiquement : la méthode marxiste ne permet point de telles fantaisies.
Le plus souvent, les philosophes qui ont détruit la propriété par raison démonstrative ont procédé d’une manière encore plus arbitraire. Ils sont partis de formules vagues qui entrent dans le langage courant et dans lesquelles on trouve quelques analogies avec des termes juridiques ; c’est ainsi que la théorie ricardienne de la valeur engendra presque aussitôt des sophismes relatifs à la propriété. Le Pr. Anton Menger, qui trouve le socialiste anglais William Thompson si supérieur à Marx, s’exprime ainsi : « Comme un grand nombre d’économistes anglais et notamment Ricardo, Thompson part de cette idée que le travail est la seule cause de la valeur d’échange. De ce fait économique, il tire la conséquence juridique que c’est à celui qui a créé la valeur par son travail que doit revenir tout entier le produit de son travail, ou que chaque ouvrier doit recevoir le produit intégral de son travail » [A. Menger, op. cit., p. 76]. Mais comment a-t-on pu justifier ce passage au droit, c’est ce que A. Menger omet de nous expliquer ; cela doit lui paraître trop simple pour qu’il s’y arrête.
Je crois que l’on peut reconstituer ainsi le raisonnement de Thomson : on suppose une société égalitaire, dans laquelle l’outillage est entre les mains de gens ayant pour unique fonction de le surveiller, et qui reçoivent pour cela une rémunération de gardiennage [Ils peuvent recevoir tout au plus un salaire égal à celui de l’ouvrier le mieux payé (A. Menger, op. cit., p. 177)] ; si on admet que la seule cause de la richesse créée est le travail de l’ouvrier, personne, en dehors de celui-ci, n’a de revendication à faire valoir sur cette richesse. Mais il faudrait démontrer que ce raisonnement est valable juridiquement pour notre société et ne pas jouer sur le sens du mot cause.
Pecqueur présente ses conceptions sous une forme beaucoup plus développée, et, grâce à la franchise parfois un peu naïve de cet auteur, il est plus facile de suivre la marche des idées : « Toute richesse matérielle est due au travail combiné avec la matière, ou plutôt à la force intelligente de l’homme agissant sur la matière... La matière nous est donnée collectivement et également par Dieu, mais le travail, c’est l’homme. Celui qui ne veut point travailler, a dit saint Paul, n’a pas le droit de manger. Dans cette sentence se trouve en germe tout l’économie sociale et politique de l’avenir » [Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, p. 497]. On peut, en effet, soupçonner facilement que de ces prémisses devront sortir des conséquences communistes ou très voisines du communisme égalitaire ; mais l’auteur ne regarderait pas ces principes comme évidents, s’il n’avait été déjà décidé à condamner le régime capitaliste.
A Rossi, qui avait dit qu’il ne faut pas appeler oisif celui qui administre sagement sa fortune, en épargne une partie et contribue à la production par ses capitaux, Pecqueur répond : « Produire, c’est travailler : dire que nos capitaux travaillent à notre place, c’est dire une absurdité... Pour produire réellement, il faudrait payer de votre personne, et vous ne le faites pas. Le capital est une matière qui ne peut rien sans le travail de l’homme [La distinction du travail mort ou capital et du travail vivant a pénétré dans la littérature marxiste par le Manifeste communiste] ; car toute richesse vient du labeur. Donc, le capital ne saurait travailler à la place de l’homme, de son possesseur ou propriétaire. Lors même que la matière capital pourrait travailler comme un être moral et doué d’une activité spontanée, tel que l’homme, elle ne pourrait encore représenter l’homme auprès de la société ; car, en fait de travail, l’homme même ne peut représenter l’homme. La présence personnelle est de rigueur » [Pecqueur, op. cit., p. 512].
La production est un devoir qui s’impose à chacun, et chaque producteur est un fonctionnaire ; tous sont également nécessaires à la société et doivent être également rétribués, s’ils mettent une égale bonne volonté au travail [Pecqueur, op. cit., pp. 583-586]. Quant à essayer de démontrer la légitimité d’un pareil système, cela est impossible. Marx a vraiment bien fait de ne pas s’engager dans ce labyrinthe de sophismes.
b) Les utopistes étaient persuadés que le capitalisme n'était plus en état de diriger une production devenue trop grande pour des particules. Une pareille conception nous parait aujourd’hui fort étrange, parce que nous avons vu l’industrie réaliser, depuis un demi-siècle, trop de prodiges, et que son état antérieur à 1848 nous semble tout à fait rudimentaire ; nous avons donc quelque peine à ne pas regarder les utopistes comme ayant été bien naïfs. Mais il faut tenir compte, pour apprécier sainement le changement survenu dans les idées, du changement que le capitalisme a subi lui-même.
Je rappelle ici qu’une des thèses essentielles de Marx est celle du passage du capitalisme commercial et usuraire au capitalisme industrie ; celui-ci constitue la forme pleinement développée de la société bourgeoise. A l’époque des utopistes, le capitalisme industriel était encore secondaire ; au début de ses articles de 1850 sur La lutte de classe en France, Marx fait observer que, sous le règne de Louis-Philippe, le gouvernement était entre les mains de ce qu’on appelait l’aristocratie financière (banquiers, rois de la Bourse et des chemins de fer, propriétaires de forêts, et partie des grands propriétaires fonciers), tandis que la bourgeoisie industrielle était dans l’opposition ; il montre notamment le rôle de Grandin et de Faucher, qui combattaient vivement Guizot et représentaient les intérêts industriels. En Angleterre existait à peu près la même situation : dans une note du chapitre XX du IIIe volume du Capital, Marx dit que les commerçants étaient unis à l’aristocratie foncière et financière contre le capital industriel (par exemple, Liverpool contre Manchester et Birmigham) et que « le capital commercial et l’aristocratie financière n’ont reconnu la suprématie du capital industriel que depuis la suppression des droits d'entrée sur les céréales » [Capital, trad. fr., t. III, première partie, p. 360].
Autrefois, les entreprises capitalistes étaient dirigées par des hommes dépourvus de connaissances scientifiques, parce qu'elles étaient conduites à la manière des affaires commerciales ou usuraires. On était effrayé en constatant la disproportion qui existait entre la capacité des directeurs d’usines et la science du temps. Aujourd’hui, la science a fait des progrès immenses, mais elle n’est demeurée étrangère, dans aucune de ses parties, aux ingénieurs qui dirigent les ateliers. Le problème qui avait le plus préoccupé les utopistes se trouve résolu par le capitalisme contemporain ; s’il y a encore des exceptions, c’est que partout le régime industriel n’a pas complètement triomphé, et que l’aristocratie financière exerce encore sa mauvaise influence sur un certain nombre d’affaires.
Le problème de l’organisation de l’atelier ne semblait pas moins difficile que celui de sa direction. Le Moyen Âge avait légué des habitudes de grande brutalité chez les compagnons ; il était donc naturel que la discipline des manufactures fût également très brutale ; les contremaîtres avaient, d’ailleurs, à soutenir une lutte de tous les jours contre la mauvaise volonté d’ouvriers qui ne pouvaient s’accoutumer facilement à conduire des métiers compliqués, exigeant beaucoup d’attention et mus d’un mouvement rapide. Il y eut une lutte terrible, surtout en Angleterre : certains industriels regardaient les anciens ouvriers, habitués aux outillages traditionnels, comme étant incapables de se plier aux exigences nouvelles [Marx ne me semble pas avoir donné une idée parfaitement complète de cette lutte dans Le Capital (t. 1, chap. XV, « La Fabrique » ; Ure, auquel il emprunte ses principales données, rapporte les premières filatures mécaniques échouèrent, parce que Wyalt était d’une nature trop douce ; Arkwright réussit, trente ans plus tard, parce qu’il avait « l’énergie et l’ambition d’un Napoléon » (Capital t. I, p. 183, col. 2, et Ure, Philosophie des manufactures, trad. fr., t. I, pp. 21-31). Ce dernier livre a été traduit en 1836. Sur la brutalité des anciens ouvriers anglais travaillant la laine, Cf. Ure, loc. cit., p. 13 et pp. 267-271. A l’époque où Marx écrivait, il y avait eu de très grands changements]. Cette éducation a fini par se faire sans recourir aux moyens plus ou moins cocasses inventés par les utopistes ; on n’a pas tenu compte des théories fouriéristes sur la papillonne pour arriver à mettre une douzaine de machines à tisser le calicot sous la direction d’un seul travailleur.
Ainsi, le capitalisme a résolu les problèmes pour lesquels les utopistes cherchaient des solutions parfaitements vaines ; il a créé ainsi les conditions qui permettront le passage à une forme sociale nouvelle ; le socialisme n’aura ni à inventer de nouvelles machines scientifiques, ni à apprendre aux hommes comment il faut s’en servir pour obtenir le plus grand produit ; le capitalisme industriel résout tous les jours, par tâtonnements et progressivement, ce problème. Marx, en découvrant cette génération des conditions de la société nouvelle, a rendu tout l’utopisme inutile et même quelque peu ridicule.
Désormais, le socialisme ne devra plus s’occuper des moyens qui pourraient servir à faire évoluer la société dans un sens progressif ; Marx s’élève avec force contre la prétention qu’émettaient les lassaliens de demander l’institution de coopératives subventionnées par l’Etat, en vue de préparer la voie à la solution de la question sociale ; dans la Lettre sur le programme de Gotha, il regardait une telle attitude comme constituant une déviation du socialisme ; celui-ci devait s’enfermer dans la lutte de classe. Le socialisme n’a à s’occuper que de l’organisation révolutionnaire des bras, tandis que l’utopisme voulait donner des conseils à la tête de l’industrie.
c) Les utopistes étaient prodigieusement préoccupés de répartir la richesse d’une manière raisonnable. De leur temps, non seulement l’aristocratie foncière et les gens d’usure semblaient prendre une part démesurée, mais encore le régime de la petite industrie conservait des situations privilégiées, difficiles à défendre pour certaines catégories de salariés. « A Lyon, disait Proudhon en 1846, il est une classe d’hommes qui, à la faveur du monopole dont la municipalité les fait jouir, reçoivent un salaire supérieur à celui des professeurs de facultés et des chefs de bureaux des ministères : ce sont les crocheteurs... Il n’est pas rare qu’un homme gagne 12, 15 et jusqu’à 20 francs par jour. C’est l’affaire de quelques heures... Les crocheteurs de Lyon sont aujourd’hui ce qu’ils furent toujours : ivrognes, crapuleux, brutaux, insolents, égoïstes et lâches » [Proudhon, Contradictions économiques, t. I, pp. 131-132. Il leur reprochait leur indifférence pour l’émeute des ouvriers de soie].
Le capitalisme fait disparaître la plupart de ces anomalies ; il tend à produire une certaine égalisation du travail entre les diverses parties de l’usine ; mais comme il a besoin d’un nombre considérable d’hommes particulièrement actifs, attentifs ou expérimentés, il s’ingénie à donner des suppléments de salaire aux hommes qui lui rendent ainsi plus de services ; ce n’est point par des considérations de justice qu’il se règle dans ce calcul, mais par la seule recherche empirique d’un équilibre réglé par les prix. Le capitalisme arrive donc à résoudre un problème qui semblait insoluble, tant qu’il avait été étudié par les utopistes ; il résout la question de l’égalité des travailleurs, tout en tenant compte des inégalités naturelles ou acquises qui se traduisent par des inégalités dans le travail [Dans la Lettre sur le programme de Gotha, se lisent de remarquables observations sur cette égalité de droit et l’inégalité des conditions].
On sait que Marx a posé cette règle que « toutes les classes qui, successivement, se sont emparées du pouvoir, cherchaient à sauvegarder leur situation de fortune acquise en imposant à toute la société les conditions qui leur assuraient leur revenu propre » [Manifeste communiste, p. 38. La Révolution a, par exemple, fondé tout son droit sur les conditions d’existence des propriétaires agriculteurs qui exploitaient des terres concédées jadis féocialement ; les descendants des anciens concédants ont été regardés comme étant sans titre, et le domaine utile du roturier est devenu la pleine propriété du Code Napoléon ; toutefois, M. P. Viollet estime qu’on peut soutenir aussi que toutes les terres françaises sont devenues des censives, puisque nous payons tous à l’Etat des droits de mutation qui représentent les anciens droits de relief, de lotis et ventes (Précis de l’histoire du droit français, 1re édition, p. 607). Le droit général des Français est devenu celui de la roture] ; et il applique plusieurs fois le même principe, pour savoir ce que deviendra le monde à la suite d’une révolution prolétarienne. C’est ainsi qu’il proclame la disparition de la famille bourgeoise, parce que les prolétaires ne se trouvent pas dans les conditions qui leur permettent de pratiquer l'union sexuelle suivant ce type. « Les prolétaires n’ont pas de patrie » ; la notion de patrie doit donc disparaître. Dans la lettre de 1875 sur le programme de Gotha, il dit que l’on appliquera pour les salaires « le principe qui règle actuellement l’échange des marchandises dans la mesure où s’échangent des valeurs identiques » ; c’est, dit-il, « un droit bourgeois » qui donne des inégalités quant à son contenu, tout en étant égalitaire.
J. Guesde était bien dans la tradition marxiste lorsqu’il disait à la Chambre, le 24 juin 1896, que le problème du travail ne pouvait offrir de sérieuses difficultés dans une société collectiviste ; en effet, on arriverait, par tâtonnements, à fixer les durées de travail assez courtes pour les métiers les moins demandés, de manière à y attirer le nombre d’hommes dont on aurait besoin. « Le jeu de l’offre et de la demande suffira à déterminer, sans arbitraire et sans violence, cette répartition qui vous semblait tout à l’heure un problème insoluble » [J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la Chambre, t. II, p. 96]. D’autres ont pensé qu'au lieu d'offrir aux travailleurs l’appât du plus grand loisir, il serait plus pratique de continuer à leur offrir l’appât d’un salaire surélevé [« On aura pour guide unique l’intérêt... On spéculera sur le désir très réel chez beaucoup, soit d’un gain plus fort, soit d’un loisir plus grand avec un même gain » (G. Deville, Capital, 1re édition, p. 35)] ; cette solution paraît comporter une attraction plus puissante ; mais l’essentiel est de montrer ici seulement que c’est par un mécanisme emprunté à l’ère capitaliste que le socialisme compte régler la répartition.
En définitive, le marxisme est beaucoup plus près de l’économie politique qu’on nomme manchestérienne que de l’utopisme. C’est là un point capital à relever, j’ai montré d’autres analogies très profondes dans les Insegnamenti sociali della economia contemporanea ; maintes fois d’ailleurs les apôtres du devoir social ont signalé le grand danger que le manchestérianisme présente pour l’ordre : il divise la société en deux classes entre lesquelles il ne s’établit aucun lien, et qui, par suite, finissent par se regarder comme ennemies. Les utopistes, comme les apôtres actuels du devoir social, ne voulaient pas admettre la lutte de classe ; on ne saurait donc, sans s’exposer à commettre de très grandes erreurs, mêler au marxisme les conceptions des anciens socialistes. Nous allons maintenant examiner ce que Bernstein nomme le blanquisme, et nous ne trouverons pas de moindres divergences.
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