dimanche 22 novembre 2020

LANGUE FRANÇAISE Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

Comme toutes les formes essentielles de la vie humaine, les langues ont des sources populaires. « Il existe une relation intime entre la terre nourricière et le langage humain, a dit A. France. Le langage des hommes est né du sillon ; il est d'origine rustique et, si les villes ont ajouté quelque chose à sa grâce, il tire toute sa force des campagnes où il est né... Notre langage sort des blés comme le chant de l'alouette... C'est le peuple qui a fait les langues. Platon disait : « Le peuple est, en matière de langue, un très excellent maître. » Platon disait vrai. Le peuple fait bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes. Mais, en revanche, le peuple ne se pique pas de régularité. Il n'a aucune idée de la méthode scientifique. L'instinct lui suffit. C'est avec l'instinct qu'on crée. Il n'y ajoute point la réflexion. Aussi les langues les plus sages et les plus savantes sont-elles tissues d'inexactitudes et de bizarreries » (A. France : La Vie littéraire). R. de Gourmont a dit : « Les langues des métiers ont toujours été admirables ; celles des sciences sont hideuses : rien ne prouve mieux que la fonction linguistique est une fonction populaire. Un « ignorant absolu » ne peut pas plus se tromper linguistiquement qu'un oiseau qui chante ou qu'un chat qui miaule. Toutes les manières de « mal parler » qu'on relève dans le peuple proviennent d'en haut, un instinct de maladroite singerie portant les ignorants à imiter ceux qui croient savoir ». C'est de la langue familière du peuple qu'est sortie la langue littéraire. « La meilleure des deux est assurément la langue familière ; mais l'existence de l'autre est assurée par la tradition littéraire, par le travail perpétuel de l'imprimerie. Le désaccord est grand entre la langue littéraire et l’écriture : il est immense entre l'écriture et la langue familière » (R. de Gourmont : Promenades philosophiques). M. Nyrop a dit dans son Manuel phonétique du français parlé : « La langue française écrite ne donne qu'une image très imparfaite de la langue française parlée. Il y a peu de langues où le désaccord entre l'écriture et la prononciation soit aussi profond, où il soit aussi difficile de conclure de l'une à l'autre... La langue parlée est eu voie d'évolution continuelle, tandis que la langue écrite reste immobile ou ne subit que des changements insignifiants ; elle ne nous indique pas comment on prononce le français de nos jours, mais comment on le prononçait il y a quelques siècles ».

Ce n'est qu'à partir du XIVème siècle qu'a existé une véritable langue française. Jusque-là, aucun des dialectes parlés dans le pays n'avait eu la prépondérance sur les autres. Godefroy a composé un Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXème au XVème siècle (1881). Avec le pouvoir grandissant des rois de l'Ile-de-France s'affirma la prépondérance du langage de cette province qui devint peu à peu la langue officielle de toute la France. Mais ce ne fut pas sans être soumise à des influences très nombreuses ; d'abord celles qui avaient agi sur la formation du langage d'Ile-de-France - sources autochtones mêlées d'invasions successives jusqu'à l'établissement définitif des Francs - ensuite celles incessantes des provinces, enfin celles des pays étrangers. On dit, généralement, que le français est une langue latine. Si le latin, apporté par les invasions romaines et qui fut pendant plusieurs siècles dominant dans les Gaules, est entré pour une grande part dans la formation de la langue, il n'est pas un de ses éléments fondamentaux. La prononciation française, entre autre, n'est pas latine et, à cet égard, l'allemand, qui possède l'accent tonique et prononce ou la voyelle u, est plus latin que le français. Le besoin d'une expression claire correspondant au caractère français, fit abandonner l'inversion latine qu'on retrouve dans l'allemand, l'anglais, l'italien, l'espagnol. L'orthographe fut, jusqu'au XVème siècle, sous la dépendance de la prononciation. Toutes deux varièrent beaucoup. Par exemple, suivant la prononciation, homme s'écrivait au singulier : om, hom, hum, huom, huem, hoem, hon, hons, et au pluriel : home, homme, homme, homes, humes, etc. L'engouement pour le latin commença à fixer l'orthographe, mais souvent par des règles abusives comme celles de l'emploi de l’x. Ainsi, croix, noix, poix, voix, devraient s'écrire crois, nais, pois, vois, comme dans le vieux français, car ils ne viennent pas de crux, nux, pix, vox, mais de crucem, nucem, picem, vocem, et c'est le c qui était devenu un s. (R. de Gourmont). L'orthographe a été régularisée à partir du XVIIème siècle : « ce fut un grand bienfait pour la langue » (R. de Gourmont). Nous n'entrerons pas dans le détail des éléments qui ont formé le français et des transformations qu'il a subies ; nous renvoyons pour cela aux ouvrages des spécialistes : Recherches sur la langue française et ses dialectes (Fallot, 1839) ; Origine et formation de la langue française (Chevallet, 1850) ; Histoire de la langue française (Littré, 1863) ; Histoire de la langue française (Brunot, en cours de parution depuis 1905), etc… La théorie du français langue latine est séduisante pour les partisans des doctrines de conservation sociale plus ou moins lettrés. On comprend qu'ils la soutiennent pour défendre un ordre de choses qui s’inspire encore sur tant de points de l'époque romaine. Le droit français entre autres est un prolongement du droit romain. Il est certain qu'on dut aux Romains le commencement d'une organisation sociale dans les Gaules comme dans tout leur empire. Au milieu des troubles causés par les incessantes invasions, ils établirent une sorte d'unité administrative qui, si elle est de valeur contestable politiquement, fit un bien immense au point de vue du développement économique et des conditions d'existence des populations. Il suffit d'indiquer, pour montrer l'importance de cette œuvre, que toutes les grandes villes et grandes routes sont d'anciennes cités et d'anciennes voies romaines. C'est des Romains que l'Eglise apprit cette discipline qui fit sa force durant ce moyen âge où la société fut livrée à tous les désordres. Plus que tout, la langue latine fut le moyen de cette unité administrative et de cette discipline religieuse. Mais elle ne s'imposa pas comme langue du pays. Elle se corrompit peu à peu au contact des idiomes populaires et c'est par leur mélange que se formèrent les différents dialectes de la langue appelée romane. Le véritable latin n'exista plus, même comme langue littéraire. C'est dans le latin barbare de leur époque que s'exprimèrent les écrivains du temps. Les écrits de Sidoine Apollinaire, et surtout de Salvien montrent l'état de dissolution où cette langue était tombée au Vème siècle. La décadence de la langue suivait celle de l'empire, résultat des rapports intimes qui unissent le langage des peuples à leur vie politique. La même langue barbare était celle des ecclésiastiques. A Rome même, dans l'entourage des papes, le latin fut si corrompu qu'au XIème siècle, le pape Urbain II chargea un chancelier de mettre en bon latin les ouvrages émanés du Saint-Siège depuis le VIIème siècle, Le goût du latin et du grec classiques fut le signe de la Renaissance. Ils n'étaient plus, depuis longtemps, que des langues mortes. Le latin, langue liturgique romaine, s'était corrompu dans l'Eglise même, ses clercs n'étant pas plus lettrés que les laïques. Le grec avait été farouchement proscrit ; les progrès de l'humanisme furent longs à désarmer cette haine pour la langue des hommes libres de l'antiquité qui renaissait pour susciter de nouveaux hommes libres. L'enseignement, dans les écoles, du latin classique et surtout celui du grec, rencontrèrent plus d'un obstacle. L'Eglise ne voulait les admettre que dans les formes orthodoxes à sa convenance, enseignés par ces gens qui « laborieusement écorchaient la peau de ce povre latin », comme on disait alors. Rabelais a plaisamment raillé ces écorcheurs, qui prétendaient « pindariser », dans l'épisode de l'écolier limousin, au livre II de Pantagruel. Pour le grec, c'était pire. On ne l'admettait qu'adapté à la façon des goujats de Sorbonne qui avaient épluché, trituré, laminé Aristote pour en extraire la bonne scolastique. C'est seulement en 1458 que Grégoire Typhernas commença à Paris, avec l'autorisation de l’Université, des leçons publiques de grec. Il n'eut guère de succès, mais il suscita un grand scandale dans l’Eglise. Un siècle après, les prédicateurs protestaient encore en chaire contre l'enseignement public, au Collège royal, du grec que l'un d'eux, Noë Beda, appelait la langue des hérésies. Au XVIème siècle, en plein épanouissement de la Renaissance, on brûlait les livres grecs de Rabelais et François 1er, qui pindarisait à sa façon, laissait envoyer au bûcher Etienne Dolet pour avoir traduit deux dialogues grecs attribués à Platon et annoncé qu'il voulait publier une traduction complète de l'œuvre de ce « divin et supernaturel » philosophe. Il n'est pas inutile d'insister sur tout cela lorsqu'on voit aujourd'hui les défenseurs des traditions de l'Eglise rompre des lances pour le grec, le latin, et aussi pour la langue des troubadours, le provençal, que l'Eglise a réduite au sort des patois du Midi en suscitant l'épouvantable guerre des Albigeois. Mais la question des « humanités » est-elle autre chose qu'un prétexte pour faire échec aux idées modernes de démocratie et de liberté? Ce que défendent ces prétendus champions de l'esprit, ce sont les privilèges aristocratiques qu'ils veulent maintenir par tous les moyens et sous tous les masques. La défense des « humanités » séduit le snobisme intellectuel qui ne se donne pas la peine de regarder les mobiles intéressés et fort peu idéalistes qui inspirent ces bons apôtres. On proteste contre ce qu'on appelle « la destruction concertée de l'enseignement du grec » et M. Léon Daudet écrit : « Tout le monde sait que la Renaissance est sortie de la revivescence de la langue grecque et des manuscrits grecs plus encore que du latin et des manuscrits latins. Mais déjà, avant la Renaissance, la Somme de saint Thomas d'Aquin avait rebrassé l'encyclopédie et la métaphysique d'Aristote. A l'aube de la pensée et de la philosophie françaises se tiennent Aristote et Platon, le disciple et le maître, dirigeant deux rais de lumière, d'ailleurs assez divergents, dans l'obscurité de l'esprit... Nous tenons, du latin, la rectitude, la rigueur, la concision, les qualités synthétiques ; du grec, la pénétration, la complexité, l'analyse, la nuance. Nous sommes redevables à l'un et à l'autre. Aveugler l'une ou l'autre source pour les générations à venir, est une imbécillité criminelle ». Cette « imbécillité criminelle », l'Eglise et les rois - qui, dit-on, ont fait la France - l'ont poursuivie pendant quinze siècles. C'est malgré eux, et contre eux, que la Renaissance a fait revivre le grec mutilé par la barbarie chrétienne et a nettoyé le latin de la fange où cette barbarie l'avait plongé. Comme a dit par ailleurs le même M. Léon Daudet : « L'immondice des cardinaux, des jésuites et des papes, et l'horrible despotisme catholique n'ont rien à voir aux splendeurs de l'art » (Le Voyage de Shakespeare). Aujourd'hui, les momies académiques et les élégances « bien pensantes » voudraient se servir du latin et du grec pour étouffer la vie nouvelle. Nous voyons mal ces héritiers de la cafardise religieuse et de l'inquisition, élevés parmi les moisissures séminaristes, éduqués selon une casuistique pour laquelle tout est vrai et rien n'est vrai, qui n'acceptent que des formes d'art et de vie avilies, émasculées, après avoir vainement cherché à détruire l'art et la vie ; nous voyons mal, disons-nous, ces oiseaux de ténèbres se présenter en défenseurs de la beauté antique qui était toute vie, toute lumière, toute liberté. Ceux qui ont coupé les ailes de la Victoire de Samothrace sont peu qualifiés pour juger ceux qui ne peuvent les lui rendre. Le moyen âge a accommodé - « rebrassé » dit M. L. Daudet - Aristote à la manière scolastique ; le néo-catholicisme actuel voudrait s'annexer de la même façon Platon qui fut déchiré et brûlé mille fois et n'est arrivé jusqu'à nous que grâce à la persévérance et à l'héroïsme de cet esprit de révolte et de liberté que l'Eglise n'a pu étouffer. C'est la condition d'existence de cette Eglise d'adorer ce qu'elle a brûlé : elle se perpétue ainsi dans le crime et sur des ruines. Jusqu'à la Renaissance, le latin macaronique d'église fut la langue des travaux de l'esprit, travaux lourdement scolastiques qui étaient loin d'avoir hérité du génie d'un saint Jérôme et que d'épaisses gloses devaient expliquer quand elles ne les rendaient pas encore plus ténébreuses. Les « humanistes » ramenèrent le latin à sa beauté classique et le mirent à sa vraie place dans les écoles. En même temps à côté des jargons à l'usage de la fourberie ecclésiastique, ils employèrent la langue française pour être compris du peuple et lui faire entendre les vérités nouvelles. L'imprimerie commença à répandre une pensée claire et lucide pour tous. Jusque-là, la pensée écrite avait été livrée à la fantaisie des copistes ; « chacun donnait un nouveau tour et le gazouillis de son pays natal au manuscrit qu'il transcrivait » (Estienne Pasquier). La langue s'est formée en France avec la littérature ; aussi, ne peut-on les séparer l'une de l'autre. Quelles qu'aient été les influences étrangères, elles ont gardé comme fonds le vieil esprit français, l'esprit du terroir qui est, à la littérature, ce que le patois, le dialecte, sont à la langue. Cet esprit est celui des vieilles chansons de geste, souvenirs des temps légendaires que tous les peuples en ont possédé. C'est celui de la poésie lyrique, des chansons populaires, des romans d'aventures auquel se mêlait souvent la grosse gaîté gauloise, parfois cruelle, des fabliaux. Il est, à la recherche d'une langue commune, dans l'œuvre de la foule des auteurs anonymes du moyen âge et dans celle des poètes connus dont la personnalité est plus celle de leur province, de leur dialecte, que la leur propre. Trouvères dans le Nord, troubadours dans le Midi, produisirent une œuvre considérable, en grande partie perdue, mais qui contribua puissamment par les échanges d'une région à l'autre, à préparer une unité de langage. Les Marie de France, Chrétien de Troyes, Villehardouin, Joinville, Rutebeuf, Guillaume de Lorris, Jean de Meung, Froissart, Eustache Deschamps, Charles d'Orléans, Coquillard, Villon, Commines, furent les précurseurs, ceux qui préparèrent le fonds, véritablement original, intrinsèque, de l'œuvre nationale qu'allaient commencer les écrivains de la Renaissance. Œuvre essentielle malgré l'obscurité où elle est demeurée longtemps, car c'est par elle qu'une langue spécifiquement française existe malgré toutes les déformations, les mutilations et les assauts des influences étrangères et savantes. C'est en elle que se trouve la « substantifique moelle » où, si souvent, les véritables écrivains français ont dû aller chercher ce que tant d'autres avaient trop oublié. La Renaissance se forma en Italie. « La tradition grecque, limon de science et de vice déposé sur l'Italie, fit éclore des fruits extraordinaires ; et cette fécondité contint bientôt en germe Rabelais et Marot, Montaigne et Bacon, Ronsard lui-même et tous les poètes burlesques de l'Allemagne au XVIème siècle ; elle renfermait le secret d'une inévitable crise, la semence de la réforme religieuse » (Ph. Chasles). La pensée et l'art italiens, en avance de trois siècles, en étaient à leur période classique et à la veille de leur déclin lorsque la France connut la Renaissance. L'Italie du XVème siècle était dans la situation de la France au XVIIIème. Ses savants, ses artistes, ses poètes, que les princes et les papes réunissaient à leur table, y apportaient l'esprit de Voltaire, de Diderot, de d'Alembert. La chevalerie française, à demi-barbare, qui fit avec les rois les guerres d'Italie, y apprit l'élégance, en ramena des artistes, et les poètes qui l'avaient accompagnée en rapportèrent les goûts poétiques et philosophiques de la cour somptueuse d'un Laurent de Médicis. Tout le XVème siècle français est plein de l'influence italienne. C'est le siècle où la langue et la littérature arrivèrent à une véritable unité, grâce à la multiplicité des travaux d'érudition, à la hardiesse des penseurs ct à la fécondité des écrivains. La liberté de pensée qui bouillonnait dans les esprits imposa des nécessités nouvelles au langage qui devait devenir vivant pour la répandre. L'esprit de la Réforme lui fut d'une aide précieuse. « Les pamphlets, les libellés, les livres de controverse, donnèrent de la force, de la clarté, de la souplesse au langage, instrument de défense et de victoire » (Ph. Chasles). On ignore généralement l'importance que ces écrits, et surtout les discours des sermonnaires, les harangues des orateurs de tous les partis, eurent dans la vie politique du XVIème et du XVIIème siècle, jusqu'au moment où l'absolutisme du pouvoir royal se fut rendu maître des agitations populaires. C'est au milieu de ces agitations que le langage se forma ; il eut toute leur exubérance, leur puissance et aussi leurs faiblesses. Il s'éleva à la plus haute éloquence pour exprimer les formes les plus belles et les plus généreuses de la pensée ; il s'abaissa aux plus dégradantes pour déverser dans des flots de boue les haines et les basses passions des partis. Il fut l'image de l'époque : « Le vice paraît sans masque, on persécute de bonne foi, le crime est souvent sans remords. Soutenu par sa propre force, l'héroïsme se pare d'un éclat plus vif. De là, ce langage énergique, effréné, pédantesque, simple jusqu'à la bassesse, éloquent jusqu'au sublime : l'idiome gascon de Ronsard, les vives paroles de Montaigne, de Mornay, de Henri IV, et la railleuse invective de la satire Ménippée ; éléments pleins de sève et de force, qui assouplirent, animèrent et obscurcirent successivement notre langue » (Ph. Chasles). C’est la langue sans fard, luxuriante, splendide, qui appelle un chat un chat, qui fesse les cagots ; c'est la véritable langue romantique, celle de la vie dans son plein épanouissement magnifique et monstrueux comme une immense forêt. C'est la langue de Marot, Calvin, Rabelais, Amyot, l'Hôpital, La Boétie, Montaigne, Charron, d'Aubigné, les Etienne, de Thou. Déjà, avec Villehardouin puis Joinville et Froissart, le génie de la langue française s'était dégagé par « l'ordre logique des phrases, la marche directe si favorable à la clarté, l'horreur de l'inversion, la simplicité dans l'arrangement des mots, la lucidité qui se prête aux définitions philosophiques comme à la grâce facile des relations sociales » (Ph. Chasles). Ce génie subit un premier assaut des imitateurs gréco-latins. Tout en épurant la scolastique, ils lui restaient fidèles au point de vouloir supprimer l'imprimerie. Homère. Virgile, Tacite, furent appelés à la rescousse d'Aristote pour faire la guerre à la langue au nom de l'érudition. Robert Estienne, Ramus, Meigret qui firent tant pour la langue, et notamment pour l'orthographe, furent leurs victimes. Joachim du Bellay voulut s'opposer à cet assaut, et surtout à ses excès, avec sa Défense et illustration de la langue française, mais il vint un peu tard. Il aimait sa langue et il en avait le sentiment, a dit R. de Gourmont, « à un degré qui ne se retrouvera plus et qui, à l'heure actuelle, est tombé très bas ». Il trouvait excellent qu'on apprît les langues anciennes, mais il voulait « qu'après les avoir apprises on ne déprisât pas la sienne ». Il avait le sens profond de tous les trésors qu'elle puisait dam le langage du peuple et demandait aux écrivains de fréquenter, autant que les savants, « toutes sortes d'ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usités en leurs Arts et Métiers, pour en tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses ». Malherbe, qui devait commencer la réforme du « bon goût » n'en allait pas moins apprendre son français chez les gens du port, et cent ans plus tard, Du Marsais, que les fadeurs de la Cour ne pouvaient satisfaire, allait « chercher aux Halles des provisions de tropes ». Du Bellay fonda avec Ronsard et cinq de leurs amis la Pléiade pour la défense du français ; mais ce groupe littéraire ne comprit pas les intentions de Du Bellay et il se lança dans toutes les exagérations de l'imitation des anciens. Ronsard lui-même n'y échappa pas. Il n'en fut pas moins un grand poète dont l'œuvre est demeurée, malgré des fortunes diverses, une des plus glorieuses de la poésie française. Le snobisme en fait aujourd'hui l'idole de gens qui ne l'ont jamais lu ; on l'a mis en effigie sur des timbres-poste et une promotion de la Légion d'honneur porte son nom! L'esprit français triompha dans la langue des excès des imitateurs grécolatins et sut profiter de ce qu'ils avaient apporté de bon, entre autres des mots et des formes nouveaux, pour rejeter les scories. Il brille avec un éclat tout particulier dans l'œuvre d'Amyot et celle de Montaigne. La langue de Montaigne est d'une richesse incomparable ; elle demeure comme un phare au-dessus du marécage où on s'enlise aujourd'hui. Amyot a une naïveté et une pureté que Montaigne a célébrées. La Boétie et Charron ont une correction qui annonce la réforme classique et les deux Estienne ainsi que de Thou ont exprimé les idées les plus grandes dans la plus belle langue latine. La vivacité de l'esprit français atteignit sa plus complète expression dans la satire politique, érudite et philosophique, dont la Ménippée, aussi poétique qu'éloquente, est le modèle, et dans les Mémoires, ceux de d'Aubigné en particulier. La Ménippée fut le dernier écho de la verve satirique de Rabelais. C'est dans cette forêt débordante de vie, échevelée, enivrée de toutes les libertés de l'esprit, de tous les parfums de la pensée, forêt à la fois splendide et monstrueuse, que le « bon goût » allait porter la hache et manier le sécateur. La stabilité du pouvoir royal, préparée par Henri IV, allait faire dans la langue la même réforme que dans la société et lui donner ces formes de la convenance qui ne seraient trop souvent que la façade d'une société plus hypocrite sous ses manières élégantes et polies. On en vit d'abord la parodie, lorsque le goût italien amena l'épopée pastorale du genre de l'Astrée et les préciosités de l'Hôtel de Rambouillet que Molière a raillées dans les Précieuses Ridicules. Moins de cent ans devaient suffire pour montrer ce qu'il y avait d'odieux et de tragique sous ces formes brillantes et artificielles. Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, Fit sentir dans les vers une juste cadence, D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, Et réduisit la muse aux règles du devoir. Par ce sage écrivain la langue réparée N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée. C'est en ces termes que Boileau, « contrôleur général du Parnasse », comme l'a appelé Sainte-Beuve, a salué la réforme de Malherbe après avoir exécuté en dix-huit vers la vieille langue et la vieille littérature. Exécution qui fait sourire aujourd'hui mais qui établit pour deux siècles des règles tyranniques et fit reléguer au rang de « littérateurs de second ordre » ceux qui conservèrent dans leur langue et dans leurs œuvres des relations populaires. Ce n'était qu'un masque sous lequel le vice était plus sale et avait moins d'esprit. La prétendue majesté de Louis XIV ne l'empêchait pas de préférer les farces de Scaramouche aux comédies de Molière et les perruques, les canons, les rubans, dissimulaient la crasse de gens qui ne se lavaient plus. La Société était, dans cette « élite », comme le bon Monsieur Tartufe ; elle s'offusquait devant le corsage de Dorine mais elle participait aux messes noires de la Voisin et aux empoisonnements de la Brinvilliers. La langue de Rabelais et de Montaigne, si franche et si libre d'allure, ne pouvait évidemment plaire à cette société. Elle fut laissée à qui allait : Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret Elle ne pouvait convenir pour dire : Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire. Pauvre Boileau! S'il y eut des Racine, des La Bruyère, des Bossuet, des Fénelon, pour le justifier devant la postérité, il lui arriva plus d'une fois d'abandonner le harnais d'historiographe du « Grand Roi » au magasin des accessoires solaires pour aller retrouver le véritable esprit et la joie de vivre au cabaret de la Pomme de Pin, parmi de joyeux compagnons à qui Mathurin Régnier avait transmis la vieille langue plus moqueuse, plus effrontée et plus vigoureuse. Les Théophile, les Tristan l'Ermite, les Dalibray, les Saint-Amant, la remettaient à leur tour à ces deux « hérétiques », La Fontaine et Molière, pour la rendre moins solennelle mais aussi parfaite que celle de Racine. Malherbe était venu « accomplir cette réforme savante et sobre que Du Bellay avait annoncée, que tant d'écrivains effrénés avaient tentée maladroitement, et imposer enfin à la langue française une discipline empruntée aux langues savantes... Comme tous les réformateurs heureux, il vit la littérature marcher vers une élocution plus pure et des formes de style plus nettes ; il s'empara de cette occasion, poursuivit son entreprise avec une opiniâtre vigueur de bon sens, dégasconna, comme dit Balzac, la cour et la ville, et à force de tyranniser les mots et les syllabes, fonda les doctrines sévères auxquelles les talents français asservirent ensuite leur force » (Ph. Chasles). Mais la cour et la ville n'étaient pas toute la France ; elles-mêmes supportaient malaisément tant de convenances trop convenues, de distinction affectée, de noblesse empruntée et de solennité ridicule. Elles aussi déposaient volontiers tout cela au magasin des accessoires comme on enlevait sa perruque pour dormir. Aussi, la réforme de Malherbe, que continua Boileau, ne pouvait être qu'artificielle pour servir à une société conventionnelle qui ne durerait pas. Cette réforme rendit de grands services à la langue en l'épurant d'un mauvais goût trop évident : mais le meilleur de ses services fut d'être bientôt périmée. Boileau, devenu vieux, en constata lui-même la faillite lorsqu'il vit la poésie française réduite aux J.-P. Rousseau et aux Campistron. La Bruyère et Fénelon avaient déjà regretté « le vieux et rude langage du XVIème siècle ». La langue « féminisée par Racine et par Fénelon, n'eut plus de sexe chez Fontenelle ; malgré tout son esprit, elle fut quelque chose d'uni, de clair, de froid. Tout fut mesuré et compassé : point de cris, point de gestes, point d'accents ; ce fut une conversation à demi voix, dans un salon » (E. Despois). Le vernis du « bon goût » craqua de toute part : il ne resta de la réforme que ce qui avait apporté à la langue plus d'ordre, de clarté, de netteté, c'est-à-dire ce qui était commun à toute la l'ace et nullement l'apanage des seuls « gens de qualité ». Louis XIV n'était pas mort qu'éclatait la « Querelle des anciens et des modernes ». Elle domina tout le XVIIIème siècle pour aboutir politiquement à la Révolution de 1789 et littérairement, trente ans plus tard, au romantisme. La Révolution Française s'efforça de réaliser l'unité de la langue dans le pays. Si cette unité était faite en littérature et par les lettrés, elle ne l'était pas dans la vie sociale populaire. La plupart des petits paysans qui allaient à l'école étaient destinés à des fonctions ecclésiastiques et apprenaient plus de latin que de français. Bien que le français eût eu des grammairiens depuis le XVIème siècle, il n'était guère enseigné. C'est ce que remarquait Rollin vers 1730, en disant que peu de maîtres s'occupaient de cet enseignement par principes. Depuis, on s'en est peut-être trop occupé, entre autres dans des projets de réforme comme le Rapport de M. Paul Meyer sur la simplification de l'orthographe », publié en 1904. R. de Gourmont a dit à ce propos qu'il ne fallait pas traiter la langue française comme une sorte d'espéranto. « Il y a le point de vue esthétique », a-t-il dit, et il a donné d'excellentes raisons contre ce l'apport qui ne présentait pas une réforme mais une véritable démolition de la langue. Or, « il ne faut toucher qu'avec la plus grande précaution à des formes architecturales qui ont été consacrées par le temps et par une littérature goûtée du monde entier ». (Promenades philosophiques). La langue littéraire française avait certainement atteint sa perfection au cours du XVIIIème siècle. Depuis, elle est allée en déclinant malgré les études sérieuses dont elle a été l'objet au XIXème siècle et les recherches entreprises dans l'ancienne langue. Ce courant sera-t-il arrêté et la langue se perfectionnera-t-elle encore ? C'est possible. Mais il faudrait pour cela les conditions de libre épanouissement d'une vie sociale qui ne serait plus soumise à la contrainte accablante de la société capitaliste. L'arbitraire de cette société, surtout depuis la guerre de 19l4, a précipité la régression d'une façon caractéristique. Nous assistons, malgré les revendications pédantesques au nom des « humanités », à une véritable décomposition de la langue, avec l'envahissement du domaine intellectuel par des gens d'affaires et d'argent de plus en plus dépourvus de culture. Des directeurs de journaux, de théâtres, des éditeurs et même des académiciens sont complètement illettrés, réunissant autour d'eux des collaborateurs qui ne le sont pas moins. L'audace que procure l'argent et le puffisme de ceux qui le cherchent remplacent pour eux toute culture. La langue est soumise à cette dictature comme les autres formes de la vie sociale. Les gens d'affaires ont supprimé le goût comme le sabre a asservi la pensée et comme la Bourse règle l'heure à l'horloge des consciences. Il en résulte que les jargons les plus hétéroclites ont remplacé le langage de l'esprit. De là, cette quantité de mots nouveaux importés par le mercantilisme international, accueillis et répandus par les spécialités les plus déconcertantes. Ce ne sont plus les néologismes parfois heureux qui ont enrichi la langue. Ce sont des mots barbares, créés par l'ignorance illettrée, que les hommes de sport imposent à coups de poing, que les financiers cosmopolites fabriquent comme de la fausse monnaie (voir néologisme). La belle langue littéraire se dissout dans une boue saumâtre ; la langue populaire est souillée de tous les détritus des papiers publics. Le jargon, trouble comme les consciences, s'implante avec ses chausse-trapes, ses ambiguïtés, ses non-sens et contresens dans un monde où il ne s'agit plus que d'être dupeur pour ne pas être dupé. Boileau disait : Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Il n'est plus rien qui se conçoive bien. Nous sommes dans ces temps qui faisaient dire à Montaigne : « Quand les idées s'usent chez les peuples, leurs paroles deviennent hargneuses ». A la barbarie des mots nouveaux s'ajoute la fantaisie cabotine de dames de théâtre en quête de formes nouvelles de publicité. Après avoir montré leurs dents, leurs jambes et tout le reste, piqué des crises religieuses, dansé devant le pape, perdu leurs perles et fait cambrioler leur appartement, certaines se mettent à réformer la prononciation. Des critiques appelés « distingués » approuvent celle qui prononce « courtinstant » au lieu de « courinstant ». Les spectateurs ne protestent pas. Demain ce sera la mode de dire « courtinstant » et les apaches qui fréquentent les journalistes diront « mortaux vaches! » D'autre part, un nationalisme dont la hargne agressive eût exaspéré Montaigne, envahit de plus en plus des publications que leur caractère scientifique et pédagogique devrait maintenir à des hauteurs plus sereines. Pierre Larousse a laissé un Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle qui est remarquable précisément par son souci d'objectivité et de vérité. Or voici un échantillon de ce qu'on lit dans les publications paraissant aujourd'hui sous son nom. C'est dans le Larousse Universel, en deux volumes, page 255 : BOCHE. - Abrév. d'Alboche. Allemand. Synonyme populaire d'Allemand. Appellation familière et méprisante de tout ce qui est allemand, individu ou objet, BOCHERIE. - Vilenie de boche, d'allemand. On dit aussi Bochonnerie. BOCHIE. - Pays des Boches, ou Allemands. BOCHISER. - Germaniser, espionner. Etre au service des Boches ou Allemands. BOCHISME. - Idée ou coutume boche ou allemande. L'Académie acceptera-t-elle un jour comme appartenant à la langue française de pareilles définitions? En attendant, ceux qui tiennent boutique à l'enseigne de Larousse ont une singulière façon de continuer son œuvre et de posséder cette « entière indépendance d'esprit et de jugement », ce « quelque chose de l'esprit libre et audacieux des grands encyclopédistes du XVIIIème siècle » qu'ils lui ont reconnus dans le Nouveau Larousse Illustré. Ainsi se précipite, en même temps que l'abaissement de l'esprit français, « cette constante dégradation de la langue française dont nous sommes les témoins impuissants » (R. de Gourmont). Doit-on s'étonner que le français perde de plus en plus son influence internationale? L'anglais le remplace comme langue diplomatique. En Allemagne, en Autriche, en Russie, il n'est plus la langue de la culture intellectuelle, la belle langue qui répandit le goût français fait de clarté, d'ordre, de mesure, mais fut surtout le langage universel de la liberté. L'impérialisme capitaliste achève l'étranglement de la liberté ; le « langage poilu », le jargon des profiteurs de guerre et l'imbécillité nationaliste sont en train de porter en terre la langue française. Ce n'est pas ce qu'avaient rêvé ceux qui se sont fait tuer pour le Droit et la Liberté, et ceux qui sont morts pour la défense de Racine.

- Edouard ROTHEN.

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