L'idée de patrie est relativement jeune dans l'histoire de l'humanité. Les Chinois de l'époque ancienne ne l'avaient pas. Leur sentiment n'allait pas au-delà du clan familial qui pouvait comporter cent personnes et plus. On trouve l'idée de patrie dans l'antiquité gréco-romaine; à Sparte, à Rome. Il faut remarquer que ces cités sont édifiées sur l'esclavage. Le citoyen, même pauvre, ne travaille pas, il est entretenu tant bien que mal par la cité; seuls, les esclaves travaillent. Aussi le citoyen, même plébéien, tient-il à sa patrie, c'est d'elle qu'il tire son existence; il est donc disposé à la défendre. Mais c'est surtout l'aristocrate qui est patriote. Horace est un patricien. Aussi le vieil Horace sacrifierait volontiers la
vie de ses enfants pour que
Rome ne soit pas sujette d'Albe. Si Rome perd sa puissance, lui-même n'est plus
rien.
La Féodalité ne connaît pas
la patrie au sens que nous lui donnons. Le seigneur gouverne son domaine et il
ne se fait aucun scrupule de combattre le roi. Le vassal, le serf, sont les
hommes du seigneur ; sans doute ils l'aiment en quelque manière, ils le suivent
à la guerre ; en échange, ils en reçoivent ce qui est nécessaire à leur
subsistance.
C'est la Révolution
française qui démocratise l'idée de patrie. Elle sousentend un ensemble
d'institutions et de lois supérieures à celles du reste du monde et qui rendent
la qualité de français enviable. La patrie s'oppose au roi, tout au moins au
roi absolu. On veut défendre en elle les conquêtes récentes de la révolution
que ne manquerait pas de détruire une nation monarchiste, victorieuse de la
France républicaine dans une guerre. Mais en associant le peuple à l'idée de
patrie, la bourgeoisie le trompe. C'est elle qui, en fin de compte, bénéficie
des conquêtes de la Révolution ; liberté de pensée, égalité devant la loi,
accession du non noble aux emplois dirigeants, le peuple ne profite guère du
nouvel ordre de choses. Le souci quotidien de sa nourriture et de son logement,
le travail long et fatigant ne lui permettent pas de profiter de la liberté de
penser. Son ignorance, son ambiance, sa fatigue ne lui permettent pas de
penser, il ne peut que répéter la pensée des autres. Quant à l'égalité devant
la loi, cela non plus ne veut pas dire grand'chose. S'il vole, il est sûr
d'aller en prison, et la loi ne lui sera pas paternelle. Cependant le peuple de
la Révolution française s'emballe pour l'idée de patrie, c'est qu'il croit que
le nouvel ordre de choses apportera une amélioration à son sort. Il sera vite
déçu, voyant d'autres hommes remplacer les anciens dans les situations
privilégiées et sa misère rester la même. Il ira à la guerre contraint par la
conscription ou poussé par la faim, mais il laissera s'établir l'Empire premier
et second, convaincu que ces changements de régime sont des affaires de Grands,
qui ne le concernent pas.
L'école primaire, de nos
jours, a réussi à implanter l'idée de patrie au cœur du peuple. Moins
profondément qu'il ne paraît. S'il n'y avait pas la crainte du gendarme, du
conseil de guerre et du poteau d'exécution, bien peu de Français obéiraient à
l'ordre de mobilisation. Le patriotisme se manifeste surtout par son côté
agressif. L'ouvrier français déteste l'ouvrier étranger qui vient le
concurrencer sur le marché du travail. Sans réfléchir, il injurie aussi le
bourgeois qui parle une langue qu'il ne comprend pas, mais qui, il l'oublie,
apporte son argent. La patrie reste, au fond, la chose des classes dirigeantes.
C'est à elles que l'on pense lorsqu'on dit que la France s'enrichit, qu'elle a
des intérêts dans telle colonie, dans tel pays étranger. Les milliards qui, en
ce moment, remplissent les caves de la Banque de France, n'empêchent pas
l'ouvrier d'être jeté à la rue, faute d'avoir pu payer son propriétaire.
L'idée de patrie cependant
connaît, en ce moment, sa période de déclin. La dernière guerre, les ravages
qu'elle a faits, les trônes renversés ou ébranlés, le bolchevisme, ont fait
réfléchir une partie des classes dirigeantes et celle-ci se demande si, au lieu
d'opposer les patries les unes aux autres, il ne vaudrait pas mieux les
fédérer, afin d'écarter la guerre qui est un crime, mais qui est surtout un
crime qui ne paie pas.
Quel sera le rôle de la
Société des Nations? On ne saurait le prédire. Certes, il y a des volontés de
paix parmi les classes dirigeantes d'Europe. Mais il y a aussi bien des causes
de guerre. On a dit, avec raison, qu'on a supprimé une AlsaceLorraine pour en
faire vingt autres. L'épée des vainqueurs a tranché dans la carte d'Europe,
exacerbant les peuples d'être rattachés là où il ne leur plaît pas. Grisés de
leur victoire, ils ont voulu fouler le vaincu, l'humilier sans vouloir
réfléchir qu'une grande nation ne reste pas indéfiniment sous la botte.
Les partis d'avant-garde ont
combattu avec raison le patriotisme. Il n'y a pas de quoi être fier d'être
Français plutôt qu'Allemand ou Turc, puisque c'est l'effet d'un hasard qui,
nous faisant naître à Paris, aurait pu nous donner le jour à Berlin ou à
Constantinople. Quant à aller risquer de se faire tuer et tuer les autres pour
que Guillaume ou un quelconque président aient la victoire, c'est une
stupidité.
L'élite du peuple comprend
cela, mais dans son ignorance elle est facilement suggestible. On l'a bien vu
en 1914. Les mêmes hommes qui avaient crié ; « A bas la guerre ! » criaient, à
six mois d'intervalle : « A Berlin! »
Dans ce revirement, il n'y
avait pas que de l'ignorance, il y avait de la peur. Parce que le prolétariat
n’a pas compris qu'il est la force et que, s'il le voulait sérieusement, aucune
guerre ne se ferait.
Doctoresse PELLETIER.
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