I. LE PATRIOTISME - Ce qu’il
est La Châtre le définit : « L’amour de la patrie mis en action ». Le Larousse
: « Vertu du patriote, amour ardent de la patrie » ; et il ajoute, citant Mme
L. Collet : « Le patriotisme est comme la foi, il aide à mourir ».
D’après ce que nous savons
déjà de la patrie, nous disons : le patriotisme est la religion de la patrie —
comme le christianisme est la religion du Christ. De même que chaque croyant
nous présente sa religion comme la seule bonne, la seule naturelle, la seule
nécessaire, la seule digne d’être embrassée, de même l’on nous montre le patriotisme
comme un sentiment profond de l’être humain et comme le facteur indispensable à
l’épanouissement total de l’individu. « L’amour de la patrie nous paraît à la
fois naturel et nécessaire, dit G. Bouglé (Encyclopédie), si bien que
l’antipatriotisme nous étonne encore plus qu’il nous indigne. » Naturel, le patriotisme
ne le paraît qu’autant que la patrie paraît aussi « naturelle ». Naturel, le
patriotisme étroit et exclusif des Grecs et des Romains, lorsque la patrie se
réduisait à la « terre des pères ». Mais inexistant lorsque le dogme de la
patrie n’existe pas dans l’imagination des hommes, inexistant pendant tout le
moyen âge ; inexistant aujourd’hui dans les pays non encore touchés par le
virus ; mais naissant, mais se développant au fur et à mesure qu’on l’insinue
dans les cœurs ; toujours artificiel, « Le patriotisme n’est pas un instinct,
mais un sentiment factice, postiche, qu’on enseigne, qu’on crée dans les
esprits qui en étaient dépourvus, que l’homme n’apporte nullement avec lui,
comme on osait le dire, mais dont il est merveilleusement indemne en naissant.
» (Pierre Scize, Le Canard Enchaîné, nov. 1931.) Il n’y a jamais eu de
patriotisme spécifiquement algérien, congolais, sénégalais, soudanais, lapon,
etc. Mais il existe cette monstruosité : un patriotisme français de la part d’Algériens
de Sénégalais, de Martiniquais, de Malgaches, pauvres diables qui se disent
attachés à la « mère patrie ». Mais il y a, naissant, le patriotisme
indochinois, par exemple, un patriotisme sucé aux sources pures et qui se
retourne contre l’autre, celui de nos maîtres, le bon. Et voici l’aveu ingénu
qu’a fait récemment Mme Andrée Viollis : « D’autre part, l’instruction que nous
avons donnée aux jeunes Annamites a été beaucoup trop rapide et, pour tout
dire, assez maladroite. Nous leur avons imprudemment inculqué la notion de la
patrie —qu’ils ignoraient avant nous. Nous leur avons vanté la gloire de Jeanne
d’Arc qui bouta l’Anglais hors de France. Ils ont immédiatement pensé qu’il
serait héroïque et méritoire de chasser l’envahisseur. — le Français — hors de
l’Indochine ». (Le Petit Parisien.) Est-ce que l’instruction donnée aux jeunes
Français ne serait pas aussi « maladroite » — ou plutôt trop adroite ? Est-ce
que nos écoles, laïques et autres, n’inculqueraient pas « imprudemment la
notion de la patrie » ? Est-ce que chaque nation ne procéderait pas au bourrage
de crânes intensif pour dresser les jeunes esprits dans « l’amour ardent de la patrie » ? Mais, si le
patriotisme n’est pas naturel, peut-être est-il nécessaire ? Et ici nous
demanderons : à qui peut-il être nécessaire ? Nous avons vu que la patrie n’est
rien pour la masse des prolétaires. En conséquence, le patriotisme ne peut être
nécessaire qu’à la classe possédante « qui y trouve un intérêt de premier
ordre, un intérêt vital ». (G. Hervé.)
Le grand mensonge de la
patrie, abrité derrière l’axiome de l’intérêt général est d’une utilité
impérieuse pour le capitalisme « Le patriotisme masque, en chaque nation,
l’antagonisme de classe au profit de la classe dirigeante, par là il prolonge
et facilite sa domination. » (G. Hervé.) Nécessaire pour créer l’illusion de la
solidarité nationale, pour unir les pauvres aux riches, — dans l’intérêt
exclusif de ceux-ci, — le patriotisme est la base de cette « union sacrée » qui
s’établit au moment où il s’agit, pour le prolétaire, d’accepter les plus terribles
sacrifices. Comprenez-vous toute l’immense duperie qui se cache derrière ces
lignes de C. Bouglé :
« L’amour de la patrie
semble être aujourd’hui la seule chose capable de réduire au silence, quand il
le faut, les passions les plus violentes, comme celles qui divisent les
habitants d’un même pays en partis politiques. Nul autre sentiment n’est plus
de taille à lui tenir tête. Lui seul est capable, quand la patrie est en
danger, de séparer le fils de la mère, l’époux de l’épouse, et de mettre l’épée
à la main de ceux mêmes qui ont juré de ne pas tuer.
Les devoirs les plus
pressants, qu’ils aient pour but la conservation de l’unité familiale ou
l’observation de préceptes religieux, le cèdent ainsi au devoir envers la
patrie, suprématie garantie tant par l’opinion que par les institutions
publiques. Au patriotisme on reconnaîtra le droit de nous demander le sacrifice
absolu de notre personnalité ; et nous devrons la sacrifier joyeusement. "Mourir
pour la patrie est le sort le plus beau" ».
Nécessaire, le patriotisme
l’est encore en ce sens qu’il « sert de prétexte à l’entretien de formidables armées
permanentes, qui sont le soutien matériel, le dernier rempart des classes
privilégiées. Le prétexte, le seul but avouable et avoué de l’armée, c’est de
défendre la patrie contre l’étranger ; mais une fois revêtu de la livrée de la
patrie, quand le dressage de la caserne a tué en lui toute intelligence, toute
conscience de ses intérêts, l’homme du peuple n’est plus qu’un gendarme au
service de ses exploiteurs contre ses frères de misère ». (G Hervé.)
Nécessaire, le patriotisme
l’est toujours aux industriels, à la Haute Banque, aux rapaces internationaux. Par
les conflits armés qu’il suscite (guerres continentales ou brigandages
coloniaux), il fait vivre cet ogre avide de chair fraîche et de profits ; le
capitalisme. Ce sont les produits qui se vendent, les “ affaires ” qui
marchent, Fer, pétrole, céréales, produits chimiques, canons et munitions,
s’écoulent selon un rythme accéléré. Ce sont les prolétaires, ces éternels
mécontents, qui succombent dans la mêlée, moutons égorgés sous le couteau du
boucher. Double profit pour les bergers. « Pour les classes dirigeantes, quelle
mine d’or que le patriotisme, mais aussi quel attrape-nigaud pour les peuples !
» (G. Hervé.)
Le patriotisme n’étant ni
naturel, ni nécessaire à tout le monde, pour mieux le faire accepter on nous le
montre aussi sous son côté mystique. Nous ne citerons qu’à titre documentaire
le point de vue de ces rhéteurs —valets du pouvoir, s’ils sont complices —
toqués s’ils sont sincères. « Les fins que nous pouvons nous proposer sont
d’autant plus hautes qu’elles participent davantage de l’éternel », dit
Boutroux, et Bouglé d’adapter cette formule au patriotisme et de parler de «
dévouement accepté », de la « mission » des patries. L’une se vantera d’être la
terre classique des beaux-arts, l’autre du commerce, de la libre entreprise, du
self-government ; celle-ci de la pensée claire ; celle-là de la pensée
profonde. Et chacune déduira de la forme déterminée du bien ou du beau qu’elle
est chargée de représenter, des raisons spéciales d’être aimée et préférée.
Ainsi, des raisonnements, partant de ce principe que tel ou tel idéal est
supérieur aux autres, justifieront non pas seulement le patriotisme en général,
mais tel patriotisme en particulier.
Ces raisonnements varieront
naturellement avec les nations ; et, suivant la nature de l’idéal qu’elles auront
choisi, il leur sera plus ou moins facile de concilier les sentiments qu’elles
veulent inspirer avec les prescriptions de la morale universelle des temps
modernes ; avec les exigences de l’individualité et de l’humanité. Pour nous,
Français, il semble bien que la conciliation soit aisée, si nous nous attachons
aux traditions qui, de l’aveu de tous les peuples font notre gloire. La
noblesse de notre Révolution nous oblige ; nous devons être les représentants
et comme les gardiens du rationalisme. « Notre patriotisme se confond avec la raison
des temps modernes. » (Lavisse.) Nous ne pouvons mettre notre gloire à
subjuguer ou à exploiter les peuples, mais seulement à les libérer. « La France
est la patrie du droit. » — « La France est la patrie de l’espérance. » — «
Tout homme a deux patries, la sienne et la France. » — Ces formules que les
peuples ont répétées doivent nous rappeler que l’originalité de notre mission
historique est l’universalité même de nos idées. Parce que notre patrie a
proclamé par le monde la liberté des individus et la fraternité des peuples,
l’amour de notre patrie est sans doute celui qui s’accorde le mieux avec le
respect de la personne et le culte de l’humanité.
Les idées rationalistes,
individualistes et humanitaires, voilà l’âme de la patrie française. Et, c’est
au culte de ces idées que nous devons veiller, avec un soin jaloux, si nous
voulons conserver à notre nation sa tradition, sa gloire, sa raison d’être.
Que de mots ! Que d’idées
conventionnelles ! Quelle accumulation de mensonges et d’âneries ! Que de sophismes
pour mieux duper les individus! Quelle est « cette morale universelle des temps
modernes », celle de Pie XI, ou celle des profiteurs de la dernière ? Où sont
les « gardiens du rationalisme » ; les héritiers « des quarante rois qui, en
mille ans, firent la France », ou bien les partisans de « la dictature du
prolétariat » ; ou encore M. Poincaré ? Quant « à subjuguer ou à exploiter les
peuples », il est évident que la France répudie ces honteuses pratiques ! Et
Clairvaux a justement été fait pour la plus grande « liberté des individus ».
Comédiens qui dressent le décor derrière lequel s’abritent les Hauts-Fourneaux
et le coffre-fort ! Et quelle tromperie pour que les foules acceptent sans
protestations ni murmures, les sanglants holocaustes ! « Le patriotisme, disait
G. Darien, n’est pas seulement le dernier refuge des coquins ; c’est aussi le
premier piédestal des naïfs et le reposoir favori des imbéciles. »
L’ECLOSION DU PATRIOTISME
FRANÇAIS — A la suite de l’explosion révolutionnaire de 1789, alors que l’ordre
nouveau se bâtissait sur les débris de l’ancien régime, on s’imagina qu’une ère
de liberté et de bonheur universel allait s’ouvrir. C’est la « patrie » qui
synthétise toutes les aspirations généreuses de l’époque ; et on assiste à
l’éclosion du patriotisme français, à son rapide épanouissement, à sa floraison
triomphale. C’est d’abord l’Assemblée Constituante qui donne la formule
patriotique : la Nation, la Loi, le Roi. Puis les événements se précipitent ;
l’absolutisme royal sombre avec la Bastille, les grandes propriétés nobiliaires
et ecclésiastiques sont abolies, les cens, corvées, tailles, sont supprimés,
les privilèges disparaissent. Après la nuit du 4 août, « le patriotisme
électrise toutes les âmes » (Barère, dans son journal Le point du jour). Les
prolétaires n’avaient pas eu le temps de s’apercevoir que le plus clair des
conquêtes de la révolution allait passer au bénéfice de la bourgeoisie. Ils ne
s’attachaient qu’aux apparences ; mais comme elles étaient belles ! Il semblait
qu’on sortait d’une longue nuit de souffrances et d’horreur et que l’aurore se
levait enfin, pleine de promesses et de vie ; l’aurore libératrice, telle qu’on
l’avait entrevue en rêve… plus belle même, si possible, puisqu’elle apportait
avec elle la liberté, l’égalité, la fraternité ! Jamais les hommes n’avaient
vibré de tant d’espérance ; jamais l’avenir ne s’était montré si plein de
magnifiques promesses ! Et voici que soudain, les forces du passé se
redressent, menaçantes.
Les rois se coalisent contre
la révolution. Va-t-il falloir renoncer aux superbes moissons entrevues ?
Va-t-il falloir reprendre les antiques chaînes du servage ? Jamais ! répond
Jacques Bonhomme. Et c’est « la Patrie en Danger ».
En ces heures de vie
intense, le patriotisme va se manifester sous mille formes diverses. Il
faudrait se garder de croire cependant à sa spontanéité. On le cultiva jusque
dans les couches les plus déshéritées de la paysannerie. On créa la psychose du
patriotisme ; sans réussir partout pour cela (Vendée). Et il est piquant de constater
comment l’ancienne religion (par la majeure partie de son clergé) aida la
religion nouvelle à faire ses premiers pas : « Nombreux, dit Aulard, furent,
dans les villages, les curés patriotes qui prêchèrent la patrie nouvelle, la
patrie révolutionnaire. On se demande quelquefois par où l’esprit du siècle
pénétra dans l’âme fermée et obscure des paysans ignorants : la prédication
chrétienne propagea le grand mouvement philanthropique que les philosophes
avaient formulé, prépara la démocratie. Ces curés éclairés rendirent les paysans
patriotes. » Le patriotisme est né à l’ombre des sacristies. Il a grandi avec
rapidité, il est devenu la foi nouvelle, la foi dévorante qui parfois chasse
l’antique foi, comme le christianisme avait remplacé dans les cœurs païens les
dieux démodés ; mais qui, parfois, la complète, la coudoie, l’étaye, dans une
même complicité.
Religion, il a sa forme
religieuse dès ses premières manifestations vitales. On dresse des autels de la
patrie dans toutes les villes, dans tous les villages. Désormais, il y a deux
cultes : le culte de la patrie et le culte catholique. Frères ennemis ? Il
semblerait : « Ce n’est point à l’église que se dresse l’autel, c’est sur une
place de ville ou dans une prairie ». Cependant, s’il pleut, on va à l’église.
Et l’assistance est tout à fait édifiée. « Il parut à toute l’Assemblée,
poursuit Aulard, que la divinité l’avait obligée, par le mauvais temps, à se
former dans son temple pour y réunir son autel à celui de la patrie, et y
rendre encore plus sacré le serment qui allait se prononcer ». C’est bien
l’union : christianisme-Patriotisme qui s’opère. Mariage de raison, comme au
temps où Rome faisait une place d’honneur aux dieux étrangers qu’on lui
présentait, le christianisme pour ne pas succomber accepte le partage des âmes.
« Ces deux autels ne sont pas ennemis, et les deux religions la nouvelle et
l’ancienne, gardant chacune son existence distincte dans le cœur comme dans la
réalité s’offrent au public en une attitude de concorde. » (Aulard.) Et c’est
vraiment touchant cette célébration du culte nouveau par toute la clique
ensoutanée (sauf une partie du haut clergé). A Paris, la messe est célébrée sur
l’autel de la patrie. A Saint-Dié l’évêque, M. de Chauniont, participe « à la
cérémonie du serment » et chante lui-même un Te Deum.
A Sainte-Foy (Gironde), un
moine récollet s’écrie : « Aujourd’hui d’un bout de l’Empire à l’autre,
l’union, la paix l’amour de la patrie, règnent parmi les Français », etc… Mais
voici la guerre. Guerre sainte que commande le dieu nouveau : Patrie. « La
patrie est en danger », formule liturgique qui va envoyer à la mort « une
Jeunesse Ardente et Vigoureuse », comme porte une estampe de l’époque. Et
Hérault de Séchelles déclare à l’Assemblée : « Enfin, Messieurs, il faut se
pénétrer d’une réflexion décisive. C’est que la guerre que nous avons
entreprise ne ressemble en rien à ces guerres communes qui ont tant de fois
désolé et déchiré le globe : c’est la guerre de la liberté, de l’égalité, de la
Constitution, contre une coalition de puissances d’autant plus acharnées à
modifier la Constitution française qu’elles redoutent chez elles
l’établissement de notre philosophie et les lumières de nos principes. Cette
guerre est donc la dernière de toutes entre elles et nous... » La dernière des
guerres ! Déjà ! Et le Dieu a toujours soif.
S’il faut en croire Jaurès,
de véritables accès de religiosité s’emparèrent des êtres, et surtout des adolescents
et des femmes. On fit tout d’ailleurs pour obtenir ce résultat. Lors des
enrôlements civiques, on ne négligea rien pour frapper les imaginations : coups
de canon, rappels dans les quartiers, cortèges avec enseignes et couronnes
civiques avec inscriptions, mises en scène théâtrales, amphithéâtres avec
banderoles tricolores et couronnes de chêne, pièces de canon, musique, etc. «
La jeunesse était électrisée ». Un officier qui amenait 78 adolescents de la
section des Quatre-Nations s’écriait : « Si je n’avais consulté que les
apparences, la taille de quelques-uns se serait opposée à leur admission ; mais
j’ai posé ma main sur leurs cœurs et non sur leurs têtes ; ils étaient tout
brûlants de patriotisme ». Ne sommes-nous pas tentés, malgré tout, de penser :
pauvres gosses !
N’avons-nous pas entendu,
pour notre malheur, d’autres patriotes professionnels proférer de semblables affirmations
? Il n’est pas difficile, certes, de faire s’entre-tuer les hommes lorsqu’on a
réussi à leur persuader qu’une entité métaphysique quelconque l’exige, au nom
d’un soi-disant intérêt supérieur. Alors, leur vie même ne compte plus. Et ce
furent les offrandes à la divinité « des dons patriotiques qui affluaient, des
lettres chargées d’assignats, des bijoux, des bracelets ». Ce furent aussi des
réunions de femmes dans les églises pour « travailler aux effets d’équipement,
aux tentes, aux habits, à la charpie ». Jaurès les trouve admirables ces femmes
qui viennent « ennoblir leurs mains au service de la patrie ». Sans doute,
patrie signifiait liberté, mais on se payait de mots. Economiquement, on se
forgeait d’autres chaînes ; politiquement, on frayait la route à Napoléon. Car
le souffle révolutionnaire était un souffle imprégné d’esprit religieux, et
cela se comprend : trop longtemps les prolétaires s’étaient agenouillés devant
les autels, trop longtemps ils avaient adoré, trop longtemps ils s’étaient sacrifiés,
en imitation de celui qui était mort sur la croix, pour que, d’un coup, leur
seule raison jugeât sainement des choses, pour qu’ils vissent, de prime abord,
où était leur véritable intérêt. Les femmes se donnaient tout entières à la
patrie, comme elles s’étaient données naguère au Christ-Roi. Et quand la raison
abdique, nous ne trouvons pas cela si admirable. La grandiloquence du verbe ne
nous cachera jamais la réalité de la vie. « Parfois, écrit Jaurès, un homme
entrait, un révolutionnaire du bourg ou du village, et il haranguait ces
femmes, il les conviait à la constance contre les périls prochains, à
l’héroïque courage. Mères, c’est la patrie qui est la grande mère, la patrie de
la liberté !
«
Parfois celui qui leur avait parlé d’abord familièrement, presque du
seuil de l’église où l’avait appelé une clarté, gravissait à la demande des
femmes, les degrés de la chaire. Et, pour aucune de ces femmes restées pourtant
presque toutes chrétiennes, il n’y avait là ironie ou profanation. Une harmonie
toute naturelle s’établissait dans leur âme entre les émotions religieuses de
leur enfance et de leur jeunesse, douces encore au cœur endolori, et les hautes
émotions sacrées de la liberté, de la patrie, de l’avenir. Mais celles-ci
étaient plus vivantes. Si le prêtre s’insurge contre la liberté, que le prêtre
soit frappé ; si la religion ancienne tente d’obscurcir la foi nouvelle, la foi
à l’humanité libre, que la vieille religion s’éteigne, et que la lampe mystique
soit remplacée dans l’église même par la lampe du travail sacré, celui qui vêt,
abrite, protège les défenseurs de la liberté et du droit. » N’est-ce pas là cet
état d’hystérie collective qui pousse aux grandes aberrations ? Ne sont-ce pas
des croyants ceux qui sont décidés à briser tout ce qui s’oppose au triomphe de
leur foi ; ceux qui sacrifient tout ce qui, d’ordinaire, fait le bonheur des
individus ? En ce temps-là, « les mères offraient leurs fils à la patrie « ! Ainsi Abraham sacrifiait Isaac à son dieu.
Mais peut-être n’y a-t-il que les sages pour concevoir toute la monstruosité de
pareilles attitudes.
Cependant le patriotisme
s’étalait partout. On le trouvait jusque sur les objets les plus inattendus. Il
y eut des « faïences patriotiques nivernaises », aux curieuses images. Ici,
c’est un coq perché sur un canon. « Je veille pour la nation » ; et là, ce sont
des drapeaux, des arbres de la liberté, des bonnets phrygiens, « le bonnet de
la liberté » des instruments aratoires, des balances « la Loi et la Justice ».
Partout des inscriptions où reviennent surtout les mots : La Liberté, la
Nation, l’Agriculture, la Montagne, la Convention, la République Française ;
mais aussi : le Père Duchêne 1792, aimons-nous tous comme frères 1793, la
reproduction d’un « assignat de dix sols », et un couplet de la Carmagnole! Il
y eut des encriers patriotiques. Celui de Camille Desmoulins portait : Guerre
aux tyrans, paix aux chaumières, unité et indivisibilité de la République. Il y
eut même des cruchons faits pour glorifier la foi de l’heure. « Vive la Liberté
! » L’abstraction « patrie » se rendait palpable pour les âmes simples jusque
dans les plus infimes détails de la vie journalière. Tout le monde, pourtant,
ne sacrifiait pas jusqu’au délire au snobisme du jour. Si chacun protestait, en
général, de son patriotisme, il y avait pour certains « des intérêts inquiets
», qu’on ménageait. Les gens pratiques (Sancho Pança n’accompagnera-t-il pas
toujours Don Quichotte ?) ne s’égaraient pas dans de vagues nuées. Il y eut les
patriotismes « éclairés ». Le Tiers de Marseille écrivait, par exemple : « Nous
avons l’avantage d’être Français et Marseillais. Français, l’intérêt général de
la Nation excite notre zèle. Marseillais, l’intérêt de la Patrie, qui ne peut
être séparé de celui du commerce, réclame notre sollicitude ». (Fournier,
Cahiers de la Sénéchaussée de Marseille, p. 362.) Les avocats disaient aussi
qu’ils étaient « Français, Marseillais et avocats ». Les maîtres perruquiers :
« Nous sommes Français, nous sommes Marseillais, nous sommes perruquiers :
voilà les rapports qui nous lient à l’Etat ». Autrement dit : Le patriotisme,
c’est la bourse !
Et il fut un moment même où
la « Patrie en danger » ne disait plus grand chose aux foules, parce que l’ivresse
ne peut durer toujours. C’était, après le détraquement des premiers temps, le
retour au bon sens et à la raison. Nous lisons dans l’Histoire de La Réole, par
Octave Gauban : « La ville avait déjà fourni des volontaires en 1791 et ouvert
une souscription en leur faveur. Le corps municipal, plus préoccupé de plaire
aux habitants que de remplir les devoirs que lui imposaient les dangers de la
patrie, avait été effrayé du mécontentement que soulevait cette nouvelle
demande de soldats et hésitait à exécuter la loi. Le passage incessant des
troupes contribua aussi à refroidir l’enthousiasme des premiers temps. La
municipalité relevait chaque jour de nouvelles plaintes sur le surcroît de
charges que les logements militaires faisaient subir aux habitants » (p.
314-315.) Puis : « La nouvelle administration essaya de donner une impulsion
plus vive aux enrôlements ». (p. 316.) Et enfin : « Des appels si fréquents
fatiguaient la population. On eut recours à l’émulation ou, plutôt à la vanité patriotique.
On proclama que le service de la patrie était un honneur et que les plus dignes
devaient être désignés par voie d’élection. Cet honneur était accepté comme tel
par quelques-uns et rejeté par le plus grand nombre comme un fardeau ». (p.
317.)
LE PATRIOTISME ACTUEL — On
ne devient un fervent du patriotisme qu’après avoir subi un long travail de
préparation ; et la croyance s’ancre d’autant plus profondément dans le cerveau
qu’on a sucé de meilleure heure les soi-disant vérités que dispensent les
prêtres. Allez dire, vous, catholique, à un musulman que sa religion est fausse
et que Mahomet est un imposteur, bienheureux si vous vous en tirez avec vos
deux yeux mais que le musulman vienne
vous démontrer péremptoirement — ce qui n’est pas difficile — que Marie, après avoir
accouché de sept enfants, ne peut plus être vierge, ou que Jésus ne se
dissimule pas tout entier dans une rinçure de calice, ne sentez-vous pas
aussitôt la moutarde qui vous monte au nez ? Mais serait-il musulman celui qui,
au lieu d’être né aux confins du désert, aurait vu le jour dans les montagnes
d’Ecosse, et seriez-vous catholique si vous aviez fait vos premiers pas dans
les plaines du fleuve Amour ? De même ne serait jamais devenu patriote celui
qui n’aurait de sa vie entendu parler de la patrie. L’enseignement patriotique
commence dans la famille même : « Le bambin sait à peine marcher qu’on lui
donne pour ses étrennes des soldats en plomb, des canons, des forts en carton,
un tambour, un clairon, un fusil, un sabre plus grand que lui. Quand les moyens
le permettent, on l’affuble d’un costume de hussard, de dragon, avec un beau
casque, une belle crinière ». (G. Hervé.) Aujourd’hui, les grands magasins
vendent des mitrailleuses, des tanks. Et bébé fait : poum ! A trois ans, il tue
déjà des hommes par la pensée. Et papa, maman, grand-père sourient. Mais aussi,
comme il écoute les récits du temps de guerre où l’on évoque — non point tant
que cela la boue, les poux, la merde, la souffrance et la mort ; c’est triste
et sale, ça — mais les beaux faits d’armes la vie en « Bochie », les rigolades
et l’aventure ma foi, presque merveilleuse ! ... « L’enfant entend tout cela,
souvent de travers. Mais son cerveau reçoit de cette éducation familiale une
ineffaçable empreinte. Avant même d’être allé à l’école, le morveux a déjà dans
le sang la haine de l’étranger, la vanité nationale, l’idolâtrie du sabre,
l’adoration mystique de la patrie. » (G.Hervé.)
Bébé a six ans. Il va à
l’école. Il sait lire (si l’on veut). Il a quatre, cinq livres et parmi ceux-ci
l’Histoire de France, la criminelle Histoire de France, aux images suggestives,
aux récits enflammés. Ici, ce sont les « enfants Gaulois qui se battent comme
de petits sauvages » ; et là, Henri IV, enfant, une trique à la main, « gai et
batailleur ». Partout c’est la France qui rallie le légendaire panache « sur le
chemin de l’honneur et de la victoire » ; partout aussi c’est la mauvaise foi
des « ennemis ». La France risque n +1 fois de disparaître (!) mais toujours le
patriotisme de ses enfants la sauve du désastre.
On va leur percer le flanc Rataplan,
rataplan, tire-lire...
Chante un soldat de Napoléon.
Et bébé qui vient d’écouter — avec quelle ardeur ! — le récit passionné va,
pendant la récréation, se battre lui aussi « comme un petit sauvage » Il sera
Vercingétorix, il sera Bayard —seul, hein, au Garigliano ! — et Bonaparte à
Arcole, et le « poilu » ! Nous avons connu un gosse qui vivait si intensément
le drame qu’il brandissait un couteau ! Autrefois ne se battait-on pas à la
hache ? C’est si beau de s’entr’égorger ! Et puis, ce n’est pas si
répréhensible que cela de jouer à la guerre. Duguesclin n’est-il pas devenu un
« as » parce qu’enfant il flanquait des raclées à ses camarades et sortait du
combat les habits déchirés et le nez sanglant ? De quel droit le maître
voudrait-il interdire en récréation ce qui est glorifié en classe ? D’ailleurs,
l’étude reprend. L’austère « morale » est là pour maintenir dans le droit
chemin le petit bout d’homme qui pourrait s’égarer. Devoir envers la Patrie ! «
Celui qui n’aime pas la Patrie, absolument, aveuglément, ne sera jamais que la
moitié d’un homme » : Morale et enseignement civique, par A. Saignette (livre
du maître), p. 64. « On doit à sa patrie le sacrifice de sa vie. Il n’y a pas
de gloire comparable à celle du citoyen qui meurt pour son pays. Le devoir du
soldat est de défendre son drapeau jusqu’à la mort. » (La morale mise à la
portée des enfants, par O. Pavette, p. 141, etc., etc.) Mais bébé chante aussi.
Ne touche-t-on pas à tous les arts, à l’école dite « primaire » ? La seule
chanson que nous apprit notre premier maître — la seule qu’il sût, vraisemblablement
— s’intitulait Le Soldat Français :
Où t’en vas-tu, soldat de
France,
Tout équipé, prêt au combat,
Plein de courage et
d’espérance
Où t’en vas-tu, petit soldat
?... etc.
On la braillait encore
récemment dans une école d’une grande ville.
Qui ne connaît aussi Le
clairon, de Dérouléde ?
L’air est pur, la route est
large
Le clairon sonne la
charge...
Et la Marseillaise :
Amour sacré de la Patrie...
Et l’Hymne, de Hugo,
accommodé à nombre d’airs martiaux :
Ceux qui pieusement sont
morts pour la Patrie...
Et tant d’autres !
« Il est piquant, écrivait, naguère, G. Hervé,
dans Leur Patrie, de constater qu’en tous pays la religion patriotique est
introduite dans les cerveaux et dans les nerfs par les mêmes procédés que les
religions proprement dites. L’une comme l’autre prend l’enfant dès le jeune
âge, avant que son esprit critique n’ait commencé à se former ; les chansons
patriotiques remplacent les cantiques ; les manuels d’histoire et d’instruction
civique remplacent la bible et le catéchisme ; au lieu de chasubles
éblouissantes d’or et de pierreries du prêtre, ce sont les costumes criards,
tapageurs des soldats et des officiers, un mélange carnavalesque de bleu, de
rouge, de vert, de doré, de plumes de coq, de plumes d’autruche ; les chapelets
et les autres momeries catholiques sont remplacés par les exercices de chiens
savants de la caserne, destinés eux aussi à étouffer toute initiative et toute réflexion
; ce n’est plus la musique troublante de l’orgue, c’est le bruit énervant des
tambours, des trompettes, des musiques guerrières ; en guise de processions,
des revues, des parades, des alignement ; tirés au cordeau, des défilés à grand
orchestre, où l’on voit 50 000 marionnettes humaines lever la patte en cadence
au commandement. Pas une fête publique, ni en Allemagne ni en France, qui ne
soit accompagnée d’une exhibition solennelle de soldats sous les armes. Chaque
14 juillet, en l’honneur des grands ancêtres qui ont pris la Bastille, l’armée
française est exhibée sur les places publiques de toutes les villes de
garnison. Des centaines de milliers de citoyens se lèvent de bon matin, pour
aller voir griller sous le soleil, en costume carnavalesque, le guignol national.
Et là, tous, ils poussent des bravos frénétiques quand ils voient défiler, au
milieu de nuages de poussière, des lignes interminables d’hommes, de chevaux,
de canons, une masse formidable de viande de boucherie et d’instruments
d’abattoir. Et quand passe devant eux, au bout d’un bâton, le morceau d’étoffe
qui est l’emblème sacré de la patrie, un frisson religieux court dans leurs
nerfs et ils se découvrent dévotement devant l’icône, comme leurs pères se
découvraient devant le Saint-Sacrement. Arrivé à ce degré de déformation intellectuelle,
le patriote est bête à tuer : il est à point pour l’abattoir. »
L’enfant a grandi. Après les
« patronages », les sociétés de boy-scout ou de préparation militaire qui se sont
disputé son adolescence, la caserne le prend à vingt ans. Vienne la guerre, il
n’a qu’un cri : « A Berlin ! » (de l’autre côté du Rhin : « Nach Paris ! ») Ou
bien il s’en va sauver la France en crevant sur une terre lointaine. Il faut
bien porter la civilisation aux noirs ou aux jaunes en les exterminant. Car
l’heure des sacrifices sanglants a sonné. Le Patriotisme demande maintenant
l’immolation de ses fidèles. Le pauvre croyant se tourne vers ses saints pour
leur demander courage et réconfort. Il revoit Jeanne d’Arc « la bonne Lorraine
» c’est-à-dire l’Allemande (car à cette époque la Lorraine était de vassalité
allemande (Paraf-javal). C’est l’Ange, c’est Dieu qui lui téléphone, c’est sa
mission... Toutes les foutaises ! Parfois, pourtant, sous l’empire de la
souffrance les yeux se dessillent, le voile tombe. Trop tard ! Il n’y a plus
qu’une seule chose qui pousse encore cette loque à obéir : la peur. Mais le
dieu farouche est là qui le guette, et, au moindre mouvement de rébellion, se
jette sur sa proie. Mourir pour la patrie ! Ah ! comme Dorgelés en a dépeint
toute l’horreur ! La page vaut la peine qu’on la reproduise ici :
« Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas
jouer ça...
« L’homme s’est effondré en
tas, retenu au poteau par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme
une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus
voir. Jamais, même aux pires heures, on n’a senti la Mort présente comme
aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un
soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud.
« Oh ! Etre obligé de voir
ça, et garder pour toujours, dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où
l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme
qui brusquement voit la mort là devant lui. La Mort : un pieu de bois et huit
hommes blêmes, l’arme au pied. Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à
tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu’écoutait tout un
régiment horrifié on a compris des mots, une supplication d’agonie : « Demandez
pardon pour moi... Demandez pardon au colonel. » Il s’est jeté par terre, pour
mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant.
Jusqu’au bout il a crié. On entendait : « Mes petits enfants... Mon colonel...
». Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants
n’avaient plus qu’une idée : « Oh ! vite... vite... que ça finisse. Qu’on tire,
qu’on ne l’entende plus...
« Le craquement tragique
d’une salve. Un autre coup de feu, tout seul, le coup de grâce. C’était fini...
Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s’était mise à jouer
Mourir pour la patrie, et les compagnies déboîtaient l’une après l’autre, le
pas mou. Berthier serrait les dents pour qu’on ne voie pas sa mâchoire
trembler. Quand il a commandé : « En avant ! », Vieublé, qui pleurait, à grands
coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis
il est tombé, pris d’une crise de nerfs. En passant devant le poteau, on
détournait la tête. Nous n’osions pas même nous regarder l’un l’autre,
blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup. Voilà
la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu’il ne pouvait s’y
tenir qu’à genoux. Il a dû entendre sur la route le pas cadencé des compagnies descendant
à la prise d’armes. Aura-t-il compris? C’est devant la salle de bal du Café de
la Poste qu’on l’a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de
notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier et, sur l’estrade,
la grande pancarte peinte par les musicos : « Ne pas s’en faire et laisser dire
». Un petit caporal, nommé d’office, l’a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur
cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu’il allait « en chanter une »,
et le commissaire du gouvernement a ri derrière sa main gantée.
« — Tu sais ce qu’il avait
fait ?
— L’autre nuit, après
l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille,
il a refusé. Voilà...
— Tu le connaissais ?
— oui, c’était un gars de
Cotteville. Il avait deux gosses. Deux gosses, grands comme son poteau... »
Mais rien n’y fait... Ou
plutôt, l’évolution est tellement lente que le patriotisme a toujours la faveur
des foules. Cela tient à deux causes principales : 1° La sottise ; 2° l’action
des prêtres.
Que dire de la sottise,
sinon qu’elle est immense. Sous le choc des rudes expériences on pourrait
croire parfois que c’en est fait des errements du passé ; mais non, l’homme a
une cervelle de mouton. Se souvient-il qu’on le tond périodiquement et sait-il
que le boucher attend qu’il soit assez gras pour l’égorger ? « Eh ! les hommes font-ils des expériences ? Ils sont
faits comme les oiseaux, qui se laissent toujours prendre dans les mêmes filets
où l’on a déjà pris cent mille oiseaux de leur espèce. Il n’y a personne qui
n’entre tout neuf dans la vie, et les sottises des pères sont perdues pour les
enfants. » (Fontenelle, Dialogue des morts.) Est-ce que comme avant la dernière
guerre, nous ne trouvons pas des masses de jeunes gens enrôlés sous les
drapeaux du nationalisme ? Est-ce que même d’anciens combattants ne sont pas
groupés dans des associations bien pensantes, prêts à « remettre ça », s’il le
faut ? Et parmi les ligues dites « pacifistes » combien en est-il qui n’enverront
pas leurs adhérents à la frontière, lorsque la patrie sera encore en danger ?
En bas, il y a de vagues aspirations à la paix, mais il y a surtout la
résignation du troupeau : Ton fils, le
soldat, est mort pour la France ! La
pauvre âme en deuil clame sa souffrance, Pourquoi donc là-bas, l’ont-ils abattu ?... Mais,
tu dis pourtant, toi malheureux père... Qu’il
faut des soldats, pour faire la guerre. Alors
! dis, gros Jean, pourquoi te plains-tu ? (F. Mouret, Gros Jean pourquoi te plains-tu ?)
Ah ! Si l’on n’avait la
certitude que, suivant la grande loi de l’évolution, le patriotisme est appelé
à rejoindre dans la mort les vieilles religions disparues, si l’on se fiait
seulement aux apparences, combien aurions nous de raisons de désespérer !
Mais vous, les mamans, vous
les femmes,
Ces morts, vos pauvres
bien-aimés,
Vous les avez laissé mourir,
Vous les avez laissé partir,
Vous l’aimiez donc bien, la
Patrie !
S’écrie Marcel Martinet avec
son grand cœur de poète désabusé. Et cependant de ci, de là, il est des actes
qui nous interdisent le découragement. Il y a eu les femmes italiennes,
naguère, qui se sont couchées sur les rails pour empêcher le départ de leurs
enfants ; il y a l’objecteur de conscience qui se refuse à tuer.
Quant aux prêtres, ils sont
légion. Prostitués à l’argent, ils pontifient en temps de paix pour les générations
nouvelles qui ignorent, et en temps de guerre pour les générations sacrifiées
qui meurent. Certes, il est parmi eux des hommes sans foi — signe des temps —
qui pèchent souvent par omission. Un instituteur nous déclarait récemment :
« J’ai honte chaque fois que je parle de
la patrie ». Et combien parmi ses collègues savent rester objectifs, suivant,
d’ailleurs, en cela, le conseil de leur grand maître J. Ferry : « Vous ne toucherez jamais avec trop de
scrupule à cette chose délicate et sacrée qui est la conscience de l’enfant ».
Mais aussi combien de comédiens n’avons-nous pas connus, depuis le chansonnier
populaire jusqu’au Président de la République ! Citons deux de ces mirlitons,
pour avoir une idée de leur genre. Nous allons donc nous abaisser jusqu’à
Botrel ; il est le maître incontesté de la chanson célébrant la guerre fraîche
et joyeuse. Pour qu’un peuple se soit avili jusqu’à admirer ses productions (!)
il faut qu’il soit descendu bien bas. Prenons dans le tas (avec des pincettes).
C’est Rosalie « chanson à la gloire de la terrible petite baïonnette française
» dit le sous-titre :
Sois sans peur et sans
reproche,
Et du sang impur des boches
Verse à boire !
Abreuve encore nos sillons.
Buvons donc !
Et encore, dans La petite
Mimi :
Quand ell’ chante à sa
manière :
Ta ta ta, ta ta ta... ta...
ta... ta... tère
Ah ! Que son refrain
m’enchante !
Je l’appell’ la Glorieuse,
Ma p’tit’ Mimi, ma p’tit’
Mimi, ma mitrailleuse.
Rosalie me fait les doux
yeux,
Mais c’est ell’ que j’aim’
le mieux !
REFRAIN
Quand les Boches,
Nous approchent,
Après un bon « démarrage »”,
Nous commençons l’ «
fauchage »
Comm’ des mouches
Je vous couche
Tous les soldats du Kaiser,
Le nez dans vos fils de fer
Ou les quatre fers en l’air
!
Pardon. Arrêtons-nous pour
éviter la nausée, et passons au genre sublime avec l’ineffable feu Paul Deschanel.
Celui-ci opérait à la Chambre. On a réuni ses discours dans un opuscule
intitulé : Les commandements de la Patrie. Et voici quelques perles :
— « Jamais la France ne fut
plus grande, jamais l’humanité ne monta plus haut ».
— « ...Saintes femmes,
versant aux blessures leur tendresse, mères stoïques ; enfants sublimes,
martyrs de dévouement ; et tout ce peuple impassible sous la tempête, brûlant
de la même foi : vit-on jamais en aucun temps, en aucun pays, plus magnifique
éclosion de vertus ? »
— « Ah ! C’est que la France
ne défend pas seulement sa terre, ses foyers, les tombeaux de ses aïeux, les souvenirs
sacrés, les œuvres idéales de l’art et de la foi, et tout ce que son génie
répand de grâce, de justice et de beauté, elle défend autre chose encore : le
respect des traités. »
— « Et voici que
l’Angleterre, visée au cœur, affronte les nécessités nouvelles de son destin
et, avec le Canada,
l’Australie et les Indes,
poursuit à nos côtés, dans le plus vaste drame de l’histoire, sa glorieuse
mission civilisatrice. » (Séance du 22 décembre 1914).
— « Chacun de ses soldats,
devant les fils de fer sanglants, redit le mot de Jeanne : « Vous pouvez m’enchaîner,
vous n’enchaînerez pas la fortune de la France ». Et du fond de la tranchée
fangeuse, il touche le sommet de la grandeur humaine. »
— « Il serait scélérat
d’ôter par une parole, par un geste, la moindre parcelle de foi à ceux qui se
battent avec un invincible courage. » (Séance du 5 août 1915).
Dans un discours à
l’Institut, il disait aussi, le 25 octobre 1916 :
— « Les héros qui affrontent
la mort savent qu’avant de s’éteindre, leur vie, flamme brève, en allume une
autre, immortelle. »
— « Oui, cette sublime
jeunesse va à la mort comme à une vie plus haute. »
Et à côté de ces pitres de
l’estrade ou de la tribune, que d’autres sous-produits chauffant l’opinion dans
la presse vénale, journellement, avec une constance d’autant plus rigoureuse
qu’ils sont mieux rétribués ! Que n’en a-t-on lu des phrases dans le genre de
celles-ci : « La jeunesse sent
obscurément qu’elle verra de grandes choses, que de grandes choses se feront
par elle. Et son optimisme patriotique, sa confiance, elle l’a imposée à tous,
avec une force invincible. Bien plus elle a réagi sur ceux-là même qu’avait
séduits, jadis, l’illusion humanitaire. Avoir redonné à ses aînés le sens des
réalités françaises, c’est ce qu’on pourrait appeler le miracle de la jeunesse.
» (H. Massis et A. de Tarde, Le Matin, 23 janvier 1913.) Ou encore : « Nous ne
pouvions passer sous les yeux immobiles de cette chère figure muette et voilée
(la statue de Strasbourg, place de la Concorde), sans ressentir au fond de
nous-mêmes une secrète humiliation de notre défaite et comme un remords
persistant de notre inaction. » (Poincaré, 17 novembre 1918).
Mais ici, rien ne nous
étonne de l’homme qui se complaît « dans la jolie symétrie française de ces tombes
dans le réveil de ce pays si longtemps opprimé. » (11 mai 1915). Où le cynisme
des prêtres s’étale dans ce qu’il a de plus abject, c’est lorsqu’ils utilisent
les morts au service de leur religion. Et avec quel art ils opèrent !
D’ailleurs, pas de danger ; ils sont si sages les disparus ! « Ils ne réclament
rien, pas même la gloire qu’on leur octroie si généreusement. Pas un seul ne se
plaint. Ils approuvent et sanctionnent invariablement par leur silence forcé,
la cause même de leur destruction avec une unanimité aussi absolue que
compréhensible. Aussi il faut voir comme on use et abuse de leur mutisme pour
leur faire dire et redire ce qu’on veut. » ( Lux ). Que ne feraient-ils pas que ne diraient-ils
pas en effet, ces morts si heureux, si serviables, si intéressés — au sort des
vivants ! Ce serait à mourir de rire si ce n’était si bête. Voyez plutôt : «
J’imagine que des profondeurs de l’immortalité ceux qui, jadis, ont triomphé à
Tolbiac, à Bouvines, à Rocroi, à Denain, à Valmy, de notre perpétuel ennemi,
ceux mêmes qui, dans les temps plus anciens, à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine,
à Platées, ont lutté aussi pour la liberté et la civilisation contre la lourde
et tyrannique barbarie, jettent à pleines mains des lauriers sur les héros qui
ont combattu aux rives de la Marne comme sur ceux qui, avec une endurance et
une abnégation sublimes, ont défendu Verdun.” (Discours à la Distribution des
prix du collège de Vitry-le-François, 13 juillet 1916, Jovy).
Et Deschanel :
— « Mais non ! La France
n’oubliera plus, elle ne peut plus oublier ; à l’appel héroïque, ses morts se
sont levés, ils sont debout, ils la regardent. »
Et c’est le culte de la
charogne : « Partout, dit Lux, les « morts glorieux » sont exposés et balladés triomphalement
dans les rues sur un char militaire pavoisé de drapeaux, avec un goût dont la
grossièreté n’exclut pas le ridicule. On inaugure en leur honneur des monuments
hideux. Et les cérémonies macabres, ayant la douleur vaniteuse des familles
comme complice, la curiosité des badauds comme cortège, sanctifient, sous la présidence
des assassins officiels, le grand crime de la guerre et proclament, en même
temps, la gloire de la victime avec celle des bourreaux. »
L’Arc de Triomphe est devenu
le grand Temple du patriotisme, la Kasba des pèlerins. « Comme si ce n’était
pas assez, on a corsé le spectacle : « La Flamme du souvenir » s’est allumée
pour remémorer éternellement le triomphe du crime uni à la sottise. « L’appel
des morts » a retenti ironiquement et vainement dans le grand silence du néant.
Aucun n’a répondu : Présent ! » (Lux)
Mais ils ont parlé, ces
morts, par la voix de leur poète, Marc de Larreguy de Civrieux, qui les a
suivis « dans le doux nirvâna de leur suprême pose ! » et voici ce qu’ils
disent
« Taisez-vous... Prenez garde à eux...
Laissez-les seuls,
Roulés dans leurs toiles de
tente...
Ou bien craignez, craignez
que les Morts ne vous hantent
D’hallucinants remords et de
folle épouvante,
Si vous touchez à leurs
linceuls ! »
(La muse de sang).
Enfin, on peut considérer
encore comme prêtres de la patrie tous ceux qui entretiennent cette mentalité collective
qui pousse les individus vers le troupeau discipliné : Chefs de partis ou de
groupes, Moïses du Nationalisme ou du Socialisme. Nous avons vu avec quelle
chaleur Jaurès parlait des femmes patriotes de 1793. Et nous sommes tout à fait
de l’avis de Colomer qui écrivait, avant sa conversion au bolchevisme : « En apprenant
aux jeunes hommes à se discipliner aux règles d’un Parti socialiste qui
n’oubliait pas d’être français, Jean Jaurès faisait la même besogne que
Ferdinand Brunetière en leur enseignant de suivre les dures leçons d’obéissance
de la hiérarchique Eglise et que Maurice Barrès en les incitant à la
gymnastique morale du bon patriote. A l’heure du danger, les apparentes raisons
s’oublient, les fantômes d’idées s’évanouissent, mais ce qui reste chez tous
identique, c’est l’habitude de la discipline, le mouvement mécanique du
tassement et du rangement pour une action collective ; c’est l’oubli de la
conscience individuelle, le souvenir des gestes qui font marcher en ordre pour
obéir à la loi. » (A nous deux, Patrie). Combien de prolétaires oublient qu’ «
Il n’est pas de sauveur suprême ». Drieu La Rochelle proclame : « Je ne
répondrai à aucune mobilisation, ni celle des patries ni celle des partis. »
Voilà l’homme tel qu’il doit être. Que l’être s’appartienne d’abord. Qu’il soit
lui-même en toute chose, il répudiera toutes les religions, et parmi celles-ci,
la plus sanguinaire de toutes à l’heure présente :
le patriotisme.
II. PATRIOTE - Évolution du
mot
Patriote, du grec patriotès,
qui voulait dire : compatriote ; au sens primitif il désignait donc : celui qui
est du même pays. L’équivalent serait, aujourd’hui, dans le langage familier :
pays, payse. « Le Breton (Hume), homme actif, liant, intrigant, au milieu de
son pays, de ses amis, de ses parents, de ses patrons, de ses patriotes. »
J.-J. Rousseau (Lettre à Guy, 2 août 1776). Puis le mot signifie : celui qui
aime sa patrie, qui se dévoue à ses compatriotes. « Vauban..., ce véritable
grand homme pour qui le duc de Saint-Simon, cet âpre censeur, inventa et à si
juste titre, le mot de patriote. » Raudot. Mes oisivetés, p.1, Paris 1863. «
Patriote, comme il l’était (Vauban), il avait été toute sa vie touché de la
misère du peuple et de toutes les vexations qu’il souffrait. » (Saint Simon).
L’Académie ne donne ce mot pour la première fois que dans son édition de 1762.
(Littré).
Avec la Révolution, un sens
nouveau est donné à ce mot : Est patriote celui qui veut organiser la patrie
par la liberté. Patriote devient synonyme de révolutionnaire ; il a pour
antonyme : aristocrate. « Le titre de patriote s’applique à celui qui est
l’ennemi des distinctions de castes et de privilèges ». (La Châtre). On
comprend ainsi la phrase du Prince de Ligne : « Patriote, mot honorable qui
commence à devenir odieux. » (Lettre à Joseph II). Le patriote avait pour
ennemis, à cette époque, les nobles, le clergé, les chouans. Patriotes étaient
les soldats de la République. « Les patriotes des Sables-d’Olonne écrivent, en
mars 1791, aux Jacobins de Paris qu’ils sont débordés, qu’ils ne peuvent tenir
tête aux forces de contre-révolution et de fanatisme. » (Jaurès). Mus par les
idées des encyclopédistes, ils « vont de village en village opposer la pensée
de la Révolution à la propagande cléricale. » Cela ne se fait pas sans heurts
et lorsqu’il y a massacre de patriote (à Montauban, le 10 mai 1790), le prêtre
bénit le carnage, l’épée d’une main, la croix de l’autre. Estampe du musée
Carnavalet. Les patriotes se vengent tantôt par les armes, tantôt par la
caricature. Une autre estampe représente : le dégraisseur patriote. Le patriote,
debout devant un treuil, serre de plusieurs tours de vis un prêtre qui, de gras
qu’il était, devient maigre à l’extrême. Deux autres prêtres qui viennent de
subir le dégraissage, s’en vont, un tantinet ahuris. Et deux aides maintiennent
devant la machine un ecclésiastique gras à lard, un peu effrayé du sort qui
l’attend. La légende porte : « Patience, monseigneur, votre tour viendra. » Des
patriotes de cette venue eussent, quelques années auparavant, senti le fagot.
Patriotes aussi ceux qui se battaient aux frontières, contre les émigrés et
leurs alliés. Patriotes ceux de l’intérieur qui organisaient la révolution et
dont les plus ardents étaient Robespierre et Marat. Patriotes tous les «
extrémistes » d’alors, genre Hébert, qui s’écriait aux Jacobins, le 21 juillet
1792 : « S’il faut un successeur à Marat, s’il faut une seconde victime, elle
est toute prête et bien résignée : C’est moi ! Pourvu que j’emporte au tombeau
la certitude d’avoir sauvé ma patrie, je suis trop heureux ! Mais plus de
nobles ! Plus de nobles ! Les nobles nous assassinent ».
Et le mot continue son
évolution, sous Louis-Philippe les républicains seuls se disent patriotes ;
mais bientôt au fur et à mesure que se développe et grandit la bourgeoisie,
bonapartistes, légitimistes, descendants d’émigrés ou petit-fils de «
sans-culottes » tout le monde devient « Patriote », on ne donne plus à ce mot
le sens de compatriote, on oublie sa synonymie avec révolutionnaire ; on lui
octroie sa nouvelle signification : dévot de la Patrie. De sorte qu’on assiste
au renversement des rôles : les défenseurs des principes de 1789 ne se disent
plus que bien mollement « patriotes » ; les révolutionnaires sont devenus
nettement antipatriotes (du moins en paroles), et les plus farouches patriotes
se réclament justement des idées et des formes de gouvernement que la
Révolution a combattues !
Pour nous, résumant tout ce
que nous avons dit jusque-là, notre définition sera : la Patrie est la divinité
; le Patriotisme est la religion de la Patrie ; le patriote est le fidèle du
patriotisme.
LE MODÈLE — Comment doit se
comporter le bon patriote ? Que doit-il penser ? Que doit-il faire ? Autant de
questions insolubles si le patriote-type n’avait été établi depuis les
origines, gabarit sur lequel chacun se modèlera ; de même qu’il existe —
idéalement — le parfait chrétien, le parfait musulman, le parfait bouddhiste,
etc., pour croyants des autres religions. Le vulgaire, ayant la perfection
devant les yeux, fera comme le geai ; il tâchera d’égaler le paon.
En France, on peut
considérer Corneille comme le créateur de génie de ce monstre-type qu’on nomme
: le patriote. Corneille, nourri d’antiquité (l’Antiquité, toujours !), planant
dans les sphères éthérées de l’inaccessible, en matière de psychologie, a créé
des personnages dominés par l’abstraction : Devoir. Pour ceux de Polyeucte,
Dieu seul compte ; pour ceux d’Horace, c’est la Patrie. Ces types sont dits «
Cornéliens ». Le patriote sera donc cornélien, c’est-à-dire qu’il n’aura
d’humain que sa forme extérieure. Un court examen d’Horace nous donnera les
traits essentiels du bon patriote. On connaît le sujet de la tragédie : Albe et
Rome sont en guerre. Rome confie son sort à Horace et ses frères ; et Albe à
Curiace et ses frères. Mais Sabine, sœur de Curiace est femme d’Horace ; et
Camille, sœur d’Horace est la fiancée de Curiace. Le Vieil Horace va démêler
cet imbroglio, car il est le gardien de la flamme. Tous, sauf Camille, si
humaine, si tendre, si femme, si « antipatriote » — malgré ses préjugés — sont
des fanatiques de la patrie.
Et nous voyons que :
1° Il est glorieux de mourir
pour son pays. Cela devient presque un plaisir.
Horace : Quoi, vous me
pleureriez, mourant pour mon pays ! Pour un cœur généreux ce trépas a des
charmes, La gloire qui le suit ne souffre point de larmes ; Et je le recevrais
en bénissant mon sort, Si Rome et tout l’Etat perdaient moins à ma mort.
(II-1.) Quand on apprend à Curiace qu’il est désigné pour se battre, surpris,
il dit : Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand. (II-2.) Et Horace
déclare à son tour : Mourir pour le pays est un si digne sort, Qu’on briguerait
en foule une si belle mort. (II-3.)
2° Mourir pour la patrie,
c’est l’immortalité.
Curiace : A vos amis
pourtant permettez de le craindre ; Dans un si beau trépas, ils sont les seuls
à plaindre ; La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ; Il vous fait
immortel, et les rend malheureux. (II-1.)
3° Le patriote doit obéir
aveuglément.
Horace : Contre qui que ce
soit que mon pays m’emploie, J’accepte aveuglément cette gloire avec joie.
(II-3.)
4° Lorsque la défense de la
patrie l’exige, il n’y a plus ni parenté, ni amour, ni amitié qui compte.
Curiace : Dis-lui que
l’amitié, l’alliance et l’amour Ne pourront empêcher que les trois Curiaces Ne
servent leur pays contre les trois Horaces. (II-2.)
Cela frise la folie :
Horace : Avec une allégresse
aussi pleine et sincère Que j’épouserai la sœur, je combattrai le frère ; Et
pour trancher enfin ces discours superflus, Albe vous a nommé, je ne vous
connais plus. (II-3.)
Dans les recommandations à
sa sœur Camille, Horace dit :
— S’il est tué par son futur
beau-frère : Ne le recevez point en meurtrier d’un frère. (II-4.) — Et s’il tue
: Ne me reprochez point la mort de votre amant. (II-4.)
Comme consolation :
Querellez ciel et terre, et
maudissez le sort. (II-4.)
Voilà, c’est simple. Et
Curiace ne prend pas de gants pour éloigner Camille :
Avant que d’être à vous, je
suis à mon pays. (II-5.)
La patriote Sabine poussant
son mari et son frère à s’entre-tuer, envisageant un recul — impossible — dit :
Si ce malheur illustre
ébranlait l’un de vous, Je le désavouerais pour frère ou pour époux, (II-6.)
Et plus loin :
Enfin, je veux vous faire
ennemis légitimes. (II-6.)
Ce qui est évidemment très
gentil. Au troisième acte, elle attend l’inévitable avec une tranquillité de
future veuve joyeuse :
La mort qui les menace est
une mort si belle, Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle (III-1.)
Enfin, pour qu’on ne
l’ignore pas, Horace, après avoir tué sa sœur, répète la formule du patriotisme
triomphant :
Qui maudit son pays renonce
à sa famille. (IV-6.)
L’amour au-dessus de la
Patrie, quelle hérésie ! Horace, assassin de son beau-frère, reproche à sa sœur
de penser encore à Curiace :
D’un ennemi public, dont je
reviens vainqueur, Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! (IV-5.)
Et, pour la punir, il la
tue. Les patriotes sont gens curieux qui ne parlent qu’amour, honneur, devoir,
mais le crime est leur suprême ressource. Le plus hideux personnage est
certainement le vieil Horace. Il bénéficie d’ailleurs du privilège de tous ces
vieillards — trop décrépits pour payer de leur personne — qui font bon marché
de la peau des autres :
a) Il pousse ses fils au
combat :
Ne pensez qu’aux devoirs que
vos pays demandent. (II-8.)
b) Il menace :
Si par quelque faiblesse,
ils l’avaient mendiée (la pitié) Si leur haute vertu ne l’eût répudiée, Ma main
bientôt sur eux m’eût vengé hautement De l’affront que m’eût fait ce mol
consentement. (III-5.)
Il eût trouvé alors assez de
force pour tuer ses fils ; quant à se battre lui-même contre ses ennemis, vous
ne le voudriez pas ?
c) Il est fier et heureux de
la mort de ses deux fils et regrette seulement que le troisième ait réchappé.
O d’un triste combat, effet
vraiment funeste ! Rome est sujette d’Albe! Et, pour l’en garantir, II n’a pas
employé jusqu’au dernier soupir ! (III- 6.)
Plus loin, il dit encore :
Deux jouissent d’un sort
dont leur père est jaloux. (III-6.)
Il ne tenait qu’à lui,
certes, de les suivre ; mais il préfère vivre. Ce n’est d’ailleurs pas le
chagrin qui le tuera. Sans une larme, il se console en disant :
La gloire de leur mort m’a
payé de leur perte. (III-6.)
d) Il souhaite la mort de ce
troisième fils lorsqu’il se figure qu’il s’est enfui :
Et nos soldats trahis ne
l’ont point achevé ! (III-6.)
Et c’est là qu’il dit le
fameux :
Qu’il mourût ! (III-6.)
« Ce trait du plus grand
sublime. » (Voltaire.) Sublime comme effet théâtral, sans doute, mais qui
révèle une mentalité abjecte.
e) Il deviendra criminel :
Il est de tout son sang
comptable à sa patrie ; Chaque goutte épargnée à sa gloire flétrie ; Chaque
instant de sa vie, après ce lâche tour, Met d’autant plus sa honte avec la
sienne au jour, J’en romprai bien le cours... (III-6.)
Et encore :
...ces mains, ces propres
mains Laveront dans son sang la honte des Romains. (III-6.)
f) Son plus grand bonheur
est lorsqu’il apprend que son fils a tué son gendre :
Et je me tiens déjà trop
payé... Du service d’un fils, et du sang des deux autres. (IV-2.)
g) Il est mufle, goujat : A
sa fille qui vient de perdre son fiancé, il ne trouve à dire, comme paroles de
consolation, que ces mots :
En la mort d’un amant vous
ne perdez qu’un homme Dont la perte est aisée à réparer dans Rome. (IV-3.)
h) Il est dénaturé : Lorsque
Camille, après avoir maudit Rome, succombe sous les coups de son frère, le
vieux s’écrie :
Je ne plains point Camille,
elle était criminelle. (V-1.)
5° Il est criminel d’aimer
les ennemis.
Le vieil Horace : Aimer nos
ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas
maudire la patrie, Souhaiter à l’Etat un malheur infini, C’est ce qu’on nomme
crime et ce qu’il a puni. (V-3.)
Et le jeune : Ainsi reçoive
un châtiment soudain Quiconque ose pleurer un ennemi romain ! (IV-6.)
6° Il est bienséant de
glorifier les morts.
Le vieil Horace : Ils sont
morts, mais pour Albe, et s’en tiennent heureux. (V-3.) Et on ne doit pas les
pleurer :
Horace : Rome n’en veut
point voir (de pleurs), après de tels exploits Et nos deux frères morts dans le
malheur des armes Sont trop payés de sang pour exiger des larmes. Quand la
perte est vengée, on n’a plus rien perdu. (IV-5.)
7° Le rêve du patriote est
l’impérialisme.
Le vieil Horace : Un jour,
un jour viendra que par toute la terre Rome se fera craindre à l’égal du
tonnerre (III-5.)
La voix de la raison, du bon
sens et du cœur parle par le seul truchement de Camille. Ah ! Comme nous
souffrons avec elle, la douloureuse amante !
Pourquoi suis-je Romaine ?
Ou que n’es-tu Romain ? (II-5.)
Elle est la révoltée qui
maudit.
...ces cruels tyrans Qu’un
astre injurieux nous donne pour parents. (IV-4.)
Elle est la révoltée que la
folie patriotique n’aveugle pas :
Se plaindre est une honte,
et soupirer un crime : Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux, Et, si
l’on n’est barbare, on n’est point généreux. (IV-4.)
Elle est la révoltée qui
souhaite la destruction de Rome, l’anéantissement de la patrie, la fin du
dernier patriote :
Voir le dernier Romain à son
dernier soupir, Moi seule en être cause et mourir de plaisir. (IV-5.)
III. CONCLUSION
Nous aussi, souhaitons
l’anéantissement de cette idole : la Patrie. Nous aussi renions le monstrueux
patriotisme, goule assoiffée de sang. Nous aussi considérons le patriote comme
un barbare, d’autant plus dangereux qu’il veut nous faire partager sa passion,
nous imposer sa loi, « Il est triste que souvent, pour être bon patriote, on
soit l’ennemi du genre humain », écrivait Voltaire. Pour être l’ami du genre
humain, pour vouloir son émancipation totale, il faut, en effet, cesser d’être
patriote ; il faut aller vers l’idéal libertaire, vers la fin des Etats et des
Patries, vers l’Internationale : celle qui ne portera aucun numéro, celle qui,
n’étant inféodée à aucun Parti politique, abolira les frontières, supprimera
les Armées, réconciliera tous les Peuples, mettra fin à la guerre, et fera de
la terre la Patrie universelle.
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