La Révolution de 1789, comme
toute véritable révolution, n'a été que l'aboutissement d'une longue évolution.
L'ancien état de choses ne correspondant plus aux besoins nouveaux de la
société, une organisation nouvelle devait s'imposer, nécessairement. Quelle
allait être cette organisation ? Sur quelles bases idéologiques allait-elle
s'appuyer ! Pouvait-on innover réellement? Lorsque l'homme, pris dans le
tourbillon social, est désemparé, il se tourne vers le passé pour y chercher du
réconfort et des exemples. Thucydide, faisant parler Périclès (voir plus haut),
n'avait-il pas demandé que « tous soient égaux devant la loi ?... etc). La cité
antique fut la vieille fée qui présida à la naissance de la société nouvelle.
Déjà, dès le XVIIe siècle, les mots de liberté et d'égalité avaient, auprès des
cœurs justes et sensibles, une saveur particulièrement agréable ; et ceux qui
souffraient d'exactions et de misère les chérirent plus que tout. Et puisqu'on
parlait de patrie, on assista à l'éclosion de cette idée qu'il « n'y a de
patrie que là où il y a liberté ». C'est l'époque où La Bruyère se permet
d'écrire - sans grand danger, car l'autorité semblait établie sur le roc - : «
Il n'y a point de patrie dans le despotisme; d'autres choses y suppléent :
l'intérêt, la gloire, le service du prince ». Et encore : « Que me servirait,
... comme à tout le peuple, que le prince fut heureux et comblé de gloire, par
lui même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si,
triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression ou dans l'indigence. » (Du
Souverain ou de la République, chapitre X.) Puis vinrent les philosophes, les
encyclopédistes, précurseurs des temps nouveaux. Témoins vibrants de
l'injustice sociale, - nourris d'autre part des souvenirs de l'antiquité, - ils
rêvaient un ordre social où dans la liberté et dans l'égalité, régnerait la «
vertu » parmi les hommes. Leur idée était que « l'existence d'une patrie digne
de ce nom suppose des lois, la liberté, l'abolition du despotisme» (Aulard).
Ils s’emparèrent donc du mot patrie, le hissèrent au pinacle et il synthétisa
toutes leurs généreuses aspirations ; après eux, le peuple l'adopta
d'enthousiasme. Désormais la patrie vivait dans les cœurs comme Dieu vit dans
celui des croyants. C'est Montesquieu qui écrit: « Ce que j'appelle la vertu
dans la République est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité»
(Esprit des Lois). C'est Voltaire qui dit: « On a une patrie sous un bon roi;
on n'en a point sous un méchant» (Diet. phil.). Et Rousseau: « La patrie ne
peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu ni la vertu sans
les citoyens ; vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n'aurez
que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l'Etat » (Article
Economie politique dans l'Encyclopedie).
Au fur et à mesure que se
déroulèrent les événements révolutionnaires, les « patriotes », comme on
disait, - c'est-à-dire la majeure partie des Français qui avaient bénéficié du
changement de régime - crurent réellement que s'élaborait l'âge d'or. Les trois
ordres « ces trois nations ont souvent exprimé et expriment souvent le
sentiment qu'ils font partie d'une seule et même nation. La nation, la patrie,
voilà leur mot de ralliement le plus fréquent» (Aulard). (Remarquer en passant
la synonymie des mots : patrie, nation. Voir ce dernier mot.) Presque tous
étaient persuadés de la prochaine disparition des classes sociales. La Liberté,
L’Égalité, voilà la patrie nouvelle ! Les nobles de Touraine, par exemple,
fiers de leur « patriotisme», déclarent dans leurs cahiers - sincèrement ou non
; mais qu’est-ce que cela leur coûtait? - qu'ils sont « citoyens avant d'être
nobles ». Le clergé aussi, dans son cahier au bailliage de Sens, proteste de
son « zèle patriotique ». Le Tiers est prodigue du mot patrie qu’il identifie
avec Royaume, France, Empire, Empire français, rarement pays. Le mot qui
triomphe est Nation. (Aulard.) Des événements comme la nuit du 4 août
contribuèrent à affermir cette idée que tous les Français, n’ayant qu'un
intérêt commun, allaient vivre en frères. Et ici apparaît, pour la première
fois, la notion de l'intérêt général, le puissant sophisme qui va avoir tant de
prise sur les âmes et qui va être la base la plus sérieuse - en apparence - du
sentiment patriotique. La Bourgeoisie, dans son triomphe, va s'en servir avec
maîtrise, et longtemps la classe ouvrière se laissera berner par cette idée
mensongère qu'au-dessus de son intérêt de classe il y a un intérêt suprême :
celui de la patrie. A l'origine, il y avait certainement plus de naïve bonne
foi que de duplicité à croire cela. On ne pouvait prévoir ni Napoléon, ni les
sociétés anonymes, ni l'essor du capitalisme moderne. Aussi, un des premiers
efforts de la Révolution fut-il d'«unifier » la patrie. Tous les obstacles qui
s'opposèrent à cela furent brisés. « La patrie, après des vicissitudes et des
contrariétés, se formera sans le roi, contre le roi, en République. » C'est
l'époque des fêtes des Fédérations, des discours pompeux - à l'antique ! - des
autels dressés à la Patrie déifiée. « Vivons comme frères, s'écrie M. de
Jougla, chevalier de Saint-Louis, à la fédération de l'Aube, le 9 mai 1790...
Pensons sans cesse que nous sommes citoyens et frères, enfants et soldats de la
patrie, Français en un mot. » Certes, c'était sans rire que Faujas de
Saint-Fond disait à son tour: « La nouvelle division du royaume en départements
fait disparaître ces limites féodales qui semblaient annoncer autant de peuples
différents que de provinces ; elle a pour but de procurer à tous les mêmes
lois, le même ordre de choses, les mêmes mœurs, et de nous réunir à jamais par
le même amour de la patrie ». Et ce brave commandant de la garde nationale de Grenoble,
à Lyon, le 30 mai 1790, - M. Dolle - croit fermement que « c'est arrivé» ! : «
Amis et camarades, dit-il, c'est maintenant que nous sentons avec délices
combien il est doux pour des citoyens qui savent aimer la patrie de se réunir
de toutes les parties de l'Empire pour ne former qu'une seule et même famille.
Par l'heureuse influence de cette égalité, dont nous ressentons déjà les
bienfaits, tous les départements du royaume contractent l'union la plus tendre,
tous les citoyens deviennent des frères, et tous les bons Français, pénétrés
des mêmes sentiments de patriotisme, n'auront bientôt qu'un seul désir: celui
de chérir à jamais leurs lois et leurs rois ». C'est l'embrassade générale;
c'est la paix perpétuelle entre les renards et les coqs, c'est le loup devenu
mouton; c'est la réalisation anticipée de la ronde de Paul Fort: « ... Si tous
les gâs du monde voulaient se donner la main ... »
À Plobsheim (Alsace), on vit
les ecclésiastiques catholiques et protestants s’embrasser en public ; à
Clamecy, le 27 mai 1790 « l’accolade fraternelle est reçue et rendue dans tous
les rangs ». Mais le bouquet fut, sans contredit, la Fête de la Fédération au
Champ de Mars à Paris : Tous les députés s’embrassèrent à l’envie. On cria :
Vive le Roi ! Vive l’Assemblée Nationale ! Vive la Nation ! « La Fayette fut
embrassé : les uns lui baisèrent le visage, les autres les mains ; d’autres,
l’habit. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à remonter à cheval.
Alors tout fut baisé : ses cuisses, ses bottes, les harnais du cheval et le
cheval lui-même. » (Dans : Les Révolutions de Paris). La raison ? La Fayette
venait de prêter serment sur l’autel de la Patrie !
L’illusion de la liberté et
de l’égalité ; l’illusion de la démocratie par le suffrage universel ;
l’illusion d’un intérêt commun unissant des hommes que le hasard a fait naître
en un endroit délimité par ce qu’on appelle des « frontières », qu’on ose
quelquefois qualifier de « naturelles » ; les carnages périodiques pour
amalgamer le tout, et voilà la Patrie ! C’est l’héritage de la Révolution.
Démocratie ? Citons encore Robespierre: « Qu’est-ce que la Patrie — Si ce n’est
le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ? Par une conséquence du
même principe, dans les Etats aristocratiques le mot patrie ne signifie quelque
chose que pour les familles patriciennes qui ont envahi la souveraineté. Il
n’est que la démocratie où l’Etat est véritablement la Patrie de tous les
individus qui la composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à
sa cause qu’il renferme de citoyens. » (Rapport du 18 pluviose An II).
Défenseurs intéressés ?
Aulard n’hésite pas à écrire: « On peut dire que cette guerre (1870) a achevé
la fusion des Français, l’unité morale de la France, consacré la patrie
nouvelle, la patrie telle que la Révolution l’a faite. On a le sentiment que la
récente guerre mondiale a cimenté à jamais cette patrie. »
Eh bien non ! Le dogme de la
patrie est mortellement atteint.
La raison toute puissante
l’a condamné depuis longtemps ; et l’on peut affirmer, au contraire, que la
dernière guerre, par les souffrances qu’elle a semées, par les révolutions
qu’elle a suscitées, par les conséquences économiques qu’elle a engendrées, a
détruit l’idée de patrie en exacerbant les intérêts antagonistes qui opposent
toujours les deux classes sociales : celle des possédants et celle des
prolétaires.
II. QU’EST-CE QUE LA PATRIE
?
a) Le point de vue officiel.
— En ces temps d’instruction laïque et obligatoire il n’est pas difficile de
savoir ce qu’est la Patrie. Il suffit d’ouvrir un quelconque manuel «
d’instruction civique et morale » à l’usage des perroquets de nos écoles
primaires. Voici, par exemple, ce que dit un de ces catéchismes: « Notre
patrie, c’est la terre où sont nés nos parents, c’est le village que nous
habitons, c’est la France entière avec ses grandes villes et leurs monuments,
chefs-d’œuvre du génie national. Notre patrie est encore autre chose ; c’est
une grande famille formée de citoyens libres, ayant la volonté de vivre
ensemble librement, sans subir le joug de l’étranger. C’est l’ensemble de tous
ceux qui portent le nom de Français et qu’unit la communauté de langue, de
mœurs, de lois et de sentiments ; c’est l’histoire du pays avec ses gloires et
ses revers, ses institutions successives et le souvenir de ses grands hommes. »
(Cité par C.-A. Laisant)
Procédons méthodiquement et
voyons si la patrie est bien tout ce qu’on nous dit dans l’extrait ci-dessus et
dans quantité d’autres du même genre. Nous essayerons de n’omettre aucune des
définitions données.
C’est la terre où nous
sommes nés. — S’il en est ainsi, notre patrie se limite à bien peu de chose :
un village, une ville, quelques arpents de terrain. Elle ne peut pas être à la
fois Paris et Marseille, les montagnes de la Haute-Savoie et la lande bretonne.
Certes, l’homme reste fidèle au petit coin de terre qui a vu ses premiers pas,
mais cet amour du village natal n’expliquera jamais l’amour d’un vaste pays aux
aspects divers et qui lui resteront quelquefois toujours ignorés.
C’est la terre des ancêtres.
— Les ancêtres, qui est-ce ? Viennent-ils tout droit de Vercingétorix ou des
Romains, des Francs, des Arabes, des Espagnols, des Autrichiens, etc... ?
Etaient-ils catholiques, protestants, jansénistes, Jacques, chouans,
révolutionnaires ? Les ancêtres ? J. Richepin est sans doute dans le vrai, qui
dit: « On n’est fils de personne, on est fils du destin, qui mit un
spermatozoïde aveugle dans l’ovaire. »
C’est le pays des gens de
notre race. — Il faut être un Bazin pour affirmer des niaiseries dans le genre
de celles-ci : « ...Les origines du peuple alsacien sont celtiques... Les
dernières recherches accusent 70 % d’Alsaciens bruns, c’est-à-dire Celtes,
contre 30 % d’Alsaciens blonds, c’est-à-dire Germains. » La race ! Ce mot n’a
pas de sens. En ce qui concerne la France, nous lisons ceci dans
l’Encyclopédie: « Le groupe linguistique latin ou roman qui comprend les
Français du Nord, les Languedociens-Catalans, les Espagnols, les
Portugais-Galego, les Italiens, les Romanches ou Latins et les Roumains, n’offre
aucune unité de type physique, non seulement, dans son ensemble, mais même dans
chacun des sept groupes secondaires que nous venons d’énumérer. Ainsi, parmi
les « Languedociens-Catalans » on constate la présence de trois races au moins
: occidentale ou cévenole, qui domine sur le Plateau Central en France ;
littorale ou atlanto-méditerranéenne, prédominante en Provence et en Catalogne
; Ibéroinsulaire que l’on trouve dans l’Angoumois comme en Catalogne, etc. »
C’est la terre où l’on parle
la même langue. — Cela ne tient pas. Il y a des Français qui ne parlent pas
français (Alsaciens, Bretons, Provençaux, Basques, Corses, etc...). Les Suisses
ont trois langues. Les Américains des Etats-Unis parlent anglais et ne portent
pas toujours l’Angleterre en leur cœur ; de même les Irlandais. Voir aussi la
République Argentine et l’Espagne ; le Brésil et le Portugal, etc…
C’est l’ensemble d’un
territoire limité par des frontières. — Qu’est-ce qu’une frontière ? Une ligne
de poteaux ne limite rien. Le Rhin unit les peuples plutôt qu’il ne les sépare.
De même tout autre fleuve. De même la mer. De même une chaîne de montagnes.
Paquebots, avions, tunnels, T. S. F. et l’on parle frontières ! Frontières
variables avec la fortune des armes ou à la suite de marchandages diplomatiques
qui font un Alsacien, Allemand ou Français ; un Polonais, Russe ou Allemand ;
un Autrichien, Yougo-Slave, Tchéco-Slovaque, ou... sans-patrie ! Est-ce la
frontière qui empêche que Guernesey ou Jersey soient françaises et la Corse
italienne ?
C’est une sorte de communion
d’idées, de sentiments, de goûts, de mœurs qui fait qu’on veut vivre ensemble.
— Communion d’idées entre les catholiques et les protestants ? Mêmes sentiments
les cléricaux et les libre-penseurs ? Les nationalistes et les communistes ?
Mêmes goûts la cocotte de luxe et Mme Curie ? Mêmes mœurs, paysans et citadins,
religieuses et prostituées, capitalistes et ouvriers ? Ah ! Plutôt mêmes idées,
mêmes sentiments, mêmes goûts, mêmes mœurs, catholiques du monde entier et
protestants, et communistes, et généraux, et prostituées, etc. On n’aime vivre
qu’avec gens de son milieu. Qui se ressemble s’assemble.
C’est une association d’hommes
formés selon les mêmes règles d’éducation. — D’abord, il y a une règle
différente pour les riches (lycées, collèges, enseignement supérieur) et pour
les pauvres (enseignement primaire). Il y a ensuite absence de règles pour ceux
qui sont restés illettrés. Enfin, quel que soit le mode d’éducation, il y aura
toujours des délicats et des mufles.
C’est un groupe d’êtres du
même type avec défauts et qualités qui les caractérisent. — Le Français
idéaliste, n’est-ce pas ? L’Anglais commerçant ; l’Allemand pratique, l’Italien
fourbe — à moins que ce ne soit le contraire. Tout cela est bien conventionnel.
Voilà un mode de penser en série qui dispense de penser. Est-ce que Tartufe
n’est pas de tous les pays ? Et Harpagon ? Et M. Jourdain, et Boubourouche ? Et...
?
C’est l’héritage littéraire,
scientifique, artistique légué par nos grands hommes. — Oui, la France de
Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, de Pasteur. Sur cent Français,
quatre-vingt-dix ne se sont assignés dans la vie que le profit, et se moquent
de tout cela. C’est un héritage qu’ils laissent à d’autres — à des « étrangers
» souvent — et puis, le génie de
Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, etc., de même que celui d’Homère,
de Socrate, de Shakespeare, de Wagner, de Tolstoï, de Marconi, etc.
n’appartient-il pas à tous les temps et à tous les pays ? « L’univers est la
patrie d’un grand homme » disait l’abbé Raynal. D’autre part il n’existe aucune
similitude de pensée entre un Bossuet et un Proudhon, un Joseph de Maistre et
un Hugo, par exemple ; il en existe, au contraire, entre Bossuet (Français) et
le pape (Italien) ; entre Proudhon (Français) et Kropotkine (Russe). L’héritage
littéraire, artistique, scientifique, n’est ni Français, ni Allemand, ni
Anglais ; il est universel, il est humain.
C’est l’histoire du pays,
avec ses gloires et ses revers. — L’histoire officielle sans doute. La belle
histoire aux pages sanglantes, l’histoire des crimes. Quoi, la solidarité dans
le meurtre ! La fierté de communier avec des assassins disparus ! Ah ! Quel est
l’esprit sensé qui ne répudie ces « gloires » et ces « revers » ? Gloires, les
victoires de Bouvines, de Marignan, de Rocroy, d’Austerlitz, de la Marne ; et
revers, les défaites d’Alésia, de Waterloo, de Sedan ? Allons donc ! Est-ce que
ces événements ont jamais influé sur le sort de l’individu qui n’a comme toute
fortune que ses deux bras à louer au service d’autrui, autrement qu’en le
privant parfois de l’usage de ces bras ? Gloire, le bien-être et la vie ;
revers, la souffrance et la mort ; et c’est tout. Quant à l’histoire véritable,
celle qui a opposé tout au long des siècles les riches et les pauvres ; celle
qui se poursuit tous les jours dans la lutte des classes, elle est la négation
même de la patrie.
C’est une association
d’individus qui acceptent librement la même forme de gouvernement pour
bénéficier de libertés égales. — Les faits sont en contradiction flagrante avec
cette affirmation, on reconnaît là l’idée des philosophes et des
révolutionnaires de 1790. On sent l’embrassade qui vient. Si tout le monde
acceptait la même forme de gouvernement, la question sociale serait résolue.
Quant aux libertés, on sait ce qu’il faut entendre par là : celles qui laissent
le riche comme le pauvre libres « de coucher sous les ponts ou de voler du pain
». Il n’y a jamais eu d’acceptation unanime du régime. Il y a toujours eu
opposition au plus grand nombre de lois faites par une minorité et au profit de
cette minorité.
C’est Partout où l’on est
bien. — La patrie n’est même pas cela ; car en quel lieu est-on bien ? En quel
lieu n’est-on pas spolié d’une partie de son travail ? Où donc existe la
justice ? « Ubi bene ibi patria ». Aphorisme hérité de l’antiquité — et
sophisme — La patrie des Espagnols habitant Bordeaux par exemple n’est pas
l’Espagne puisque la misère les a chassés de leur pays ; elle n’est pas la
France lorsqu’ils n’y peuvent plus vivre. Devient-elle la République Argentine
ou les EtatsUnis lorsqu’ils y émigrent ? Autant vaudrait demander où est la
patrie du Juif errant.
C’est une grande famille où
tous les membres ayant des intérêts communs, sont solidaires les uns des autres
; la patrie c’est notre mère. — Il n’y a pas d’intérêts communs dans la société
actuelle. Il y a lutte, il y a bas égoïsme, il y a concurrence, il y a
inégalité. Singulière famille — ou plutôt famille normale en effet — où l’on se
querelle, où l’on se jalouse, où l’on désire ardemment la disparition du
prochain pour jouir de sa fortune ; où l’on active autant que possible la mort
du concurrent dans une lutte au couteau. Singulière famille où les uns sont
rassasiés et où les autres ont faim ; où les uns travaillent et n’ont rien et
où les autres ne font rien et ont tout. C. Bouglé dit cependant : « C’est de
l’association que l’individu reçoit, non pas seulement le pain du corps, mais
le pain de l’âme. En ce sens notre patrie est bien notre mère spirituelle ».
(Encyc.). Pour le pain du corps, nous sommes fixés. Quant au « pain de l’âme »,
combien peu y goûtent ! Et pour ceux-ci ce « pain » est le trésor universel
légué par l’humanité tout entière. G. Hervé écrivait naguère : « Les patries,
des mères ? Allons donc, des marâtres cruelles que tous leurs fils déshérités
ont le droit et le devoir d’exécrer. »
Nous ajouterons simplement
ceci : Si toutes les vraies mères étaient comme la patrie, il y aurait
longtemps que le genre humain aurait disparu de la planète.
b) Où donc est la patrie ? —
Puisque nous n’avons pu trouver une définition satisfaisante de la patrie,
puisque — comme pour Dieu — nous savons plutôt ce qu’elle n’est pas que ce
qu’elle est, essayons de chercher ce que cache ce mot pour la majeure partie
des individus.
Voltaire dit: « Un juif
a-t-il une patrie ?... Sa patrie est-elle Jérusalem ? Il a ouï dire vaguement
qu’autrefois ses ancêtres, quels qu’ils fussent, ont habité, ce terrain
pierreux et stérile et bordé d’un désert abominable, et que les Turcs sont
maîtres aujourd’hui de ce petit pays dont ils ne retirent presque rien.
Jérusalem n’est pas sa patrie. Il n’en a point ; il n’a pas sur la terre un
pied carré qui lui appartienne. »
Nous trouvons aussi dans le
Dictionnaire philosophique: « Les moines oseraient-ils dire qu’ils ont une
patrie ? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la bonne heure ; mais dans ce
monde, je ne leur en connais pas. » Dans ce monde, la patrie des moines et des
curés, c’est Lourdes, c’est Lisieux, c’est Rome, c’est le denier du culte,
c’est le besoin de domination, c’est l’argent.
Où est la patrie du
commerçant ? « Le Banian, l’Arménien qui passent leur vie à courir dans tout
l’Orient, et à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire, ma chère patrie,
ma chère patrie ? Ils n’en ont d’autre que leur bourse et leur livre de compte.
» (Voltaire.) « Le commerçant qui achète et vend des produits étrangers
concurrençant ceux de sa patrie ne s’occupe point s’il nuit à des gens de même
patrie que lui. Son intérêt seul le guide. Sa patrie, c’est son intérêt. »
(Hamon.)
Où est la patrie du soldat ?
Celle du mercenaire ? « Parmi nos nations d’Europe, tous ces meurtriers qui
louent leurs services, et qui vendent leur sang au premier roi qui veut les
payer, ont-ils une patrie ? Ils en ont moins qu’un oiseau de proie, qui revient
tous les soirs dans le creux du rocher où sa mère fit son nid. » (Voltaire). Où
est la patrie des soldats de la Légion Etrangère ? Celle des engagés et des
rengagés ? Elle est dans la solde ; elle est dans les primes, elle est dans
leur intérêt. « L’officier et le soldat qui dévasteront leur quartier d’hiver,
si on les laisse faire, ont-ils un amour bien tendre pour les paysans qu’ils
ruinent ? Où était la patrie du duc de Guise le balafré ? Etait-ce à Nancy, à
Paris, à Madrid, à Rome ? Quelle patrie aviez-vous, cardinaux de La Balue,
Duprat, Lorraine, Mazarin ? Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce
genre, qui, en courant toujours, n’étaient jamais hors de leur chemin ? Je
voudrais bien qu’on me dît quelle était la patrie d’Abraham ? » (Voltaire).
Où est la patrie de
l’industriel ? « Il emploie des ouvriers étrangers parce qu’ils exigent un
salaire moindre ; il agit conformément à son intérêt et nuit à des individus de
même patrie. Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon). Où est la patrie du
Comité des Forges ? Ces hommes « forment une féodalité si puissante, si
ramifiée, si étendue, que les îlots féodaux de l’ancien temps ne lui sont en
aucune façon comparables. Les Etats sont leur chose ; le monde entier leur
proie. Magnats du Haut-Fourneau, Magnats des Charbonnages, Magnats des Grandes
Compagnies de Transport, Magnats de la Banque : voilà les hommes qui règnent
quelles que puissent être les formes gouvernementales que les peuples se
donnent. » (Rhillon). N’allons pas parler patrie à ceux qui composent «
l’internationale sanglante des armements ». Où est la patrie du financier « qui
spécule à toutes les Bourses, qui agiote sur tous les fonds, préjudicie ceux de
sa patrie imperturbablement, car, pour lui, la patrie est son intérêt personnel
? » (Hamon). Où est la patrie de ceux qui font voyager l’or de capitale en
capitale, par avion, afin de mieux spéculer sur les monnaies nationales ? Leur
patrie, c’est leur intérêt. Où est la patrie de l’agriculteur « qui fait
imposer les produits étrangers, nuit aux individus de sa patrie, car il les
oblige ou à se priver de ses produits ou à en réduire l’usage. Pour lui, la
patrie est son intérêt personnel. » (Hamon). C’est l’intérêt de l’agriculteur
qui fait la politique de la vie chère, qui hérisse le pays de barrières
douanières, qui sème la misère parmi les prolétaires. Où est la patrie de
l’inventeur « qui vend à l’étranger son invention utile ou nécessaire à la
défense nationale, lèse les individus de la même patrie que lui. Il a pour
patrie son seul intérêt. » (Hamon). Où est la patrie du politicien ? « Celui
qui brûle de l’ambition d’être édile, tribun, rhéteur, consul, dictateur, crie
qu’il aime sa patrie, et il n’aime que lui-même. » (Voltaire). Il n’est pas de
plus ardent patriote allemand que l’aventurier autrichien Hitler. Où est, d’une
façon générale, la patrie du possédant de celui qui, « directeur,
administrateur, actionnaire d’une société industrielle, commerciale ou
financière, vend des canons, des cuirassés, des obus, des poudres, qui prête de
l’argent à des patries étrangères, n’agit pas en patriote, mais en individu
soucieux de son seul intérêt ? Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon)
Et maintenant, où est la
patrie de ceux qui n’ont rien de ceux que nul intérêt ne pousse à s’abriter
derrière ce paravent ? Nous pouvons affirmer que cette patrie n’existe pas.
Nous avons, là dessus, l’aveu du plus cynique des politiciens (Clemenceau): «
Après tout, les anarchistes ont raison ; les pauvres n’ont pas de patrie. »
(Aurore, 17 janvier 1897). « La Patrie, écrit G. Darien dans son livre : La belle
France, aujourd’hui — et, hélas ! depuis si longtemps ! — la Patrie, c’est la
somme des privilèges dont jouissent les richards d’un pays. Les heureux qui
monopolisent la fortune ont le monopole de la patrie. Les malheureux n’ont pas
de patrie. Quand on leur dit qu’il faut aimer la patrie, c’est comme si on leur
disait qu’il faut aimer les prérogatives de leurs oppresseurs ; quand on leur
dit qu’il faut défendre la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut
défendre les apanages de ceux qui les tiennent sous le joug. C’est une farce
abjecte. C’est une comédie sinistre. »
Et La Mothe-le-Vayer disait
déjà, en 1654, que la patrie était « une erreur utile et une tromperie
nécessaire pour faire subsister les empires ou toute sorte d’autres dominations.
» Pour les foules, cependant le mot et la chose existent, dirat-on. Eh oui ! La
sottise aux mille têtes grimaçantes a créé cette déité : La Patrie ; et les
foules se prosternent devant elle. Elles croient à la Patrie comme elles
croyaient à Jupiter, à Jéhovah, à Moloch... Mais hors de là, la patrie est
inexplicable. « Je dirai que la Patrie n’est point une division administrative
et qu’il y a, dans ce qui la constitue, un élément divin, qui échappe à nos
prises et déjoue nos calculs » (René Bazin). Voilà l’aveu. C’est aussi le
sentiment de C. Bouglé, qui écrit : « La supériorité de l’amour de la patrie
c’est qu’il est irraisonné» (Brunetiére). Le patriotisme serait le meilleur
exemple de ces « croyances » qui sont nécessaires au peuple sans qu’elles soient
démontrables. Il rentrerait dans la catégorie des instincts sublimes qui
dépassent et dominent l’intelligence. De ce point de vue, chercher pourquoi
nous devons aimer la patrie, soumettre ce sentiment au raisonnement, ce serait
peut-être une œuvre vaine et sacrilège. « Après cela il ne nous reste plus à
nous, anarchistes, qui nions tous les dieux et nous gaussons des pirouettes de
leurs thuriféraires, qu’à tirer l’échelle et à chanter avec Percheron :
...Patrie et Famille ! Des
mots Qu’ont inventés les égoïstes, Que nous ont dorés les sophistes Et dont se
sont épris les sots.
(Les briseurs d’images)
III. IL N’Y APAS DE PATRIE.
Depuis qu’il y a des hommes
qui pensent, la patrie est jugée. Aussi, nous nous excusons, pour terminer, de
citer quelques écrits résumant, à ce sujet, le sentiment des esprits
indépendants de tous les temps et de tous les pays.
La Mothe-le-Vayer écrivait :
« Anaxagore montrait le ciel du bout du doigt, quand on lui demandait où était
sa patrie. Diogéne répondit qu’il était cosmopolite ou citoyen du monde. Cratès
le Thébain, ou le Cynique, se moqua d’Alexandre qui lui parlait de rebâtir sa
patrie, lui disant qu’un autre Alexandre que lui la pourrait venir détruire
pour la seconde fois. Et la maxime d’Aristippe, aussi bien que de Théodore,
était qu’un homme sage ne devait jamais hasarder sa vie pour des fous, sous ce
mauvais prétexte de mourir pour son pays. » Nous lisons dans Montaigne (Essais
liv. III chap. IX) : « Non parce que Socrate l’a dit, mais parce que, en
vérité, c’est mon humeur, et à l’aventure, non sans quelque tort, j’estime tous
les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Français. » Fénelon
lui-même n’hésitait pas à proclamer que « chacun doit infiniment plus au genre
humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il
est né. » (Socrate et Alcibiade).Et Diderot : « Vaut-il mieux avoir éclairé le
genre humain qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une
patrie qui doit finir ? » (Claude et Néron). Lamartine, mieux inspiré dans sa
Marseillaise de la paix que dans ses actes politiques, s’écriait :
« L’égoïsme et la haine ont
seuls une patrie, la Fraternité n’en a pas. »
Et Tolstoï: « Quand je songe
à tous les maux que j’ai vus et que j’ai soufferts, provenant des haines
nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l’amour
de la Patrie ». Ah ! Détestons ce mot de patrie ! Même quand il semble partir
d’un bon sentiment, méfions-nous ! Derrière lui, il y a toujours l’esprit
religieux qui sommeille. “Patrie des Travailleurs” disent les communistes en
parlant de l’U. R. S. S. Ne sentez-vous pas l’hydre renaître dans ces quelques mots
? “ Patrie Humaine ” ! Proclament de bons camarades. Oui, certes, mais pas
avant que soit à jamais abolie cette monstruosité sociale (au siècle où la
machine est susceptible de libérer l’individu) : l’exploitation de l’homme par
l’homme. Et en conclusion, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire la
belle page de Charles Albert, toujours d’actualité :
« Quand les bourgeois nos
maîtres actuels s’emparèrent du pouvoir, il y a plus d’un siècle, ils savaient
très bien que la religion, c’est-à-dire le fanatisme, était un excellent moyen
de gouverner les hommes. Aussi s’empressèrent-ils de remplacer le fanatisme
Dieu qu’ils avaient eux-mêmes à peu près ruiné par le fanatisme Patrie. Quand
nous sommes encore tout petits on nous inculque avec beaucoup de soin l’amour
de la patrie. Mais on a bien soin que ce mot ne corresponde à rien de précis,
qu’il soit pour nous quelque chose d’indéterminé et de vague. C’est l’idole
terrible et mystérieuse à laquelle on nous ordonne de tout sacrifier, sans que
nous puissions comprendre pourquoi. A grand renfort de tirades enflammées, on
nous rend esclaves d’un mot, d’un mot vide de sens. On pourra ensuite faire
dire à ce mot tout ce que l’on voudra, abriter derrière lui tout ce qu’on aura
besoin d’y abriter. On n’aura plus qu’à le prononcer pour nous conduire à
toutes les aventures, pour nous faire absoudre tous les crimes. Et c’est ce qui
est arrivé.
« Au moyen du mot patrie on
nous berne et on nous gruge, on nous asservit et on nous abrutit, on nous
malmène et on nous affame, de père en fils, depuis plus d’un siècle. Il n’y a
pas d’infamie ou de cruauté, d’affaire véreuse, de programme menteur,
d’institution oppressive qui n’ait eu ce mot pour devise. C’est pour la patrie
qu’on nous enferme, pendant trois ans, dans une véritable prison : la caserne,
quand on ne nous fait pas crever d’insolation sur un champ de manœuvre ou
mitrailler sur un champ de bataille. C’est pour la patrie que tous les
aigrefins avides de notre argent prétendent nous l’extorquer ; pour la patrie
qu’on nous courbe, des douze et quatorze heures durant, sur un labeur de bêtes
en échange d’un salaire de famine. Si des riches veulent nous prouver que nous
devons éternellement rester pauvres, si des forts veulent nous démontrer qu’il
faut nous résigner à demeurer faibles, c’est toujours l’intérêt de la patrie
qu’ils invoquent. N’est-ce pas le mot en vedette sur les affiches où des
candidats nous promettent les mêmes réformes que leurs pères promettaient déjà
à nos pères, leurs grands-pères à nos grands-pères ? N’est-ce pas le mot qui
ronfle dans tous les boniments où l’on a la politesse de nous expliquer comme
quoi, nous autres prolétaires, sommes les éternels vaincus, les éternels
sacrifiés ? Et, jusqu’ici, hélas, ce mot eut toujours raison. Raison de notre
bon sens, raison de notre honnêteté. Il triompha et triomphe comme par
enchantement de nos répugnances et de nos scrupules. Quelqu’un vient-il à nous
au nom de la liberté, de la justice, au nom de nos intérêts immédiats et de nos
besoins les plus pressants, nous gardons contre lui un fonds de méfiance. Mais
nous suivons sans explication, au bout du monde, le premier aventurier venu,
s’il sait se servir du mot magique. Tant que cette religion imbécile de la
patrie continuera à nous en imposer, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas vu
clair dans le jeu de ses prêtres, nous serons encore des esclaves. Voilà assez
de mensonges, d’absurdités et de quiproquos. Il est temps d’en finir avec cette
comédie sinistre. Aux gens qui viennent nous dire à tout propos : "la
patrie exige, le pays réclame", il est temps de fermer la bouche une fois
pour toutes. La patrie c’est nous-mêmes, ou bien ce n’est rien du tout. Or,
personne ne peut savoir mieux que nous-mêmes ce qu’il nous faut. »
Charles BOUSSINOT.
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