Chapitre VII
Ve Preuve tirée des erreurs de la doctrine & de la
morale
La Religion Chrétienne, apostolique & romaine, enseigne
& oblige de croire qu'il n'y a qu'un seul Dieu, & en même temps qu'il y
a trois personnes Divines, chacune desquelles est véritablement Dieu : ce qui
est manifestement absurde, car s'il y en a trois qui soient véritablement Dieu,
ce sont véritablement trois Dieux. Il est faux de dire qu'il n'y ait qu'un seul
Dieu, ou, s'il est vrai de le dire, il est faux de dire qu'il y en ait
véritablement trois qui soient Dieu, puisqu'un & trois ne se peut
véritablement dire d'une seule & même chose.
Il est aussi dit que la première de ces prétendues personnes
Divines, qu'on appelle le Père, a engendré la seconde personne, qu'on appelle
le Fils, & que ces deux premières personnes ensemble ont produit la
troisième, que l'on appelle Saint-Esprit, & néanmoins que ces trois
prétendues Divines personnes ne dépendent point l'une de l'autre, & ne sont
pas même plus anciennes l'une que l'autre. Cela est encore manifestement
absurde, puisqu'une chose ne peut recevoir son être d'une autre sans quelque
dépendance de cette autre, & qu'il faut nécessairement qu'une chose soit
pour qu'elle puisse donner l'être à une autre. Si donc la seconde & la
troisième personne Divine ont reçu leur être de la première, il faut
nécessairement qu'elles dépendent, dans leur être, de cette première personne,
qui leur aurait donné l'être, ou qui les aurait engendrées ; & il faut
nécessairement aussi que cette première, qui aurait donné l'être aux deux
autres, ait été avant, puisque ce qui n'est point ne peut donner l'être à rien.
D'ailleurs, il répugne & est absurde de dire qu'une chose qui aurait été
engendrée ou produite n'aurait point eu de commencement. Or, selon nos
Christicoles, la seconde & la troisième personne ont été engendrées ou
produites : donc elles ont eu un commencement ; & si elles ont en un
commencement, & que la première personne n'en ait point eu, comme n'ayant
point été engendrée, ni produite d'aucune autre, il s'ensuit de nécessité que
l'une ait été avant l'autre.
Nos Christicoles, qui sentent ces absurdités & qui ne
peuvent s'en parer par aucune bonne raison, n'ont point d'autre ressource que
de dire qu'il faut pieusement fermer les yeux de la raison humaine, &
humblement adorer de si hauts mystères sans vouloir les comprendre ; mais comme
ce qu'ils appellent foi est ci-devant solidement réfuté, lorsqu'ils nous disent
qu'il faut se soumettre, c'est comme s'ils disaient qu'il faut aveuglément
croire ce qu'on ne croit pas.
Nos Déichristicoles condamnent ouvertement l'aveuglement des
anciens Païens qui adoraient plusieurs dieux. Ils se raillent de la généalogie
de leurs dieux, de leur naissance, de leurs mariages, & de la génération de
leurs enfants, & ils ne prennent pas garde qu'ils disent des choses
beaucoup plus ridicules & plus absurdes.
Si les Païens ont cru qu'il y avait des déesses aussi bien
que des dieux, que ces dieux & ces déesses se mariaient, & qu'ils
engendraient des enfants, ils ne pensaient en cela rien que de naturel : car
ils ne s'imaginaient pas encore que les dieux fussent sans corps ni sentiments
; ils croyaient qu'ils en avaient aussi bien que les hommes. Pourquoi n'y en
aurait-il point eu de mâle & de femelle ? On ne voit point qu'il y ait plus
de raison de nier ou de reconnaître plutôt l'un que l'autre ; et, en supposant des
dieux & des déesses, pourquoi n'engendreraient-ils pas en la manière
ordinaire ? Il n'y aurait certainement rien de ridicule ni d'absurde dans cette
doctrine, s'il était vrai que leurs dieux existassent.
Mais, dans la doctrine de nos Christicoles, il y a quelque
chose de bien plus ridicule & de plus absurde : car, outre ce qu'ils disent
d'un Dieu qui en fait trois, & de trois qui n'en font qu'un, ils disent que
ce dieu triple & unique n'a ni corps, ni forme, ni figure ; que la première
personne de ce dieu triple & unique, qu'ils appellent le Père, a engendré
toute seule une seconde personne, qu'ils appellent le Fils, & qui est tout
semblable à son père, étant comme lui sans corps, sans forme, & sans
figure. Si cela est, qu'est-ce qui fait que la première s'appelle le père
plutôt que la mère, & que la seconde se nomme plutôt le fils que la fille ?
Car si la première est véritablement plutôt père que mère, & si la seconde
est plutôt fils que fille, il faut nécessairement qu'il y ait quelque chose
dans l'une & dans l'autre de ces deux personnes qui fasse que l'un soit
père plutôt que mère, & l'autre plutôt fils que fille. Or qui pourrait
faire cela si ce n'est qu'ils seraient tous deux mâles & non femelles ?
Mais comment seront-elles plutôt mâles que femelles, puisqu'elles n'ont ni
corps, ni forme, ni figure ? Cela n'est pas imaginable, & se détruit de
soi-même. N'importe, ils disent toujours que ces deux personnes sans corps,
forme, ni figure, & par conséquent sans différence de sexe, sont néanmoins
père & fils, & qu'ils ont produit par leur mutuel amour une troisième
personne, qu'ils appellent le Saint-Esprit, laquelle personne n'a, non plus que
les deux autres, ni corps, ni forme, ni figure. Quel abominable galimatias !
Puisque nos Christicoles bornent la puissance de Dieu le
père à n'engendrer qu'un fils, pourquoi ne veulent-ils pas que cette seconde
personne, aussi bien que la troisième, aient, comme la première, la puissance
d'engendrer un fils qui soit semblable à elle ? si cette puissance d'engendrer
un fils est une perfection dans la première personne, c'est donc une perfection
& une puissance qui n'est point dans la seconde ni dans la troisième
personne. Ainsi ces deux personnes manquant d'une perfection & d'une
puissance qui se trouvent dans la première, elles ne seraient certainement pas
égales entre elles ; si au contraire ils disent que cette puissance d'engendrer
un fils n'est pas une perfection, ils ne devraient donc pas l'attribuer à la
première personne non plus qu'aux deux autres, parce qu'il ne faut attribuer
que des perfections à un Être qui serait souverainement parfait.
D'ailleurs ils n'oseraient dire que la puissance d'engendrer
une Divine personne ne soit pas une perfection ; & s'ils disent que cette
première personne aurait bien pu engendrer plusieurs fils & plusieurs
filles, mais qu'elle n'aurait voulu engendrer que ce seul fils, & que les
deux autres personnes pareillement n'en auraient point voulu engendrer
d'autres, on pourrait : 1° leur demander d'où ils savent que cela est ainsi,
car on ne voit point, dans leurs prétendues Écritures saintes, qu'aucune de ces
Divines personnes se soit positivement déclarée là-dessus. Comment donc nos
Christicoles peuvent-ils savoir ce qui en est ? Ils n'en parlent donc que
suivant leurs idées & leurs imaginations creuses ; 2° on pourrait dire que
si ces prétendues Divines personnes avaient la puissance d'engendrer plusieurs
enfants, & qu'elles n'en voulussent cependant rien faire, il s'ensuivrait
que cette Divine puissance demeurerait en elles sans effet. Elle serait tout à
fait sans effet dans la troisième personne, qui n'en engendrerait & n'en
produirait aucune, & elle serait presque sans effet dans les deux autres,
puisqu'elles voudraient la borner à si peu. Ainsi cette puissance qu'elles
auraient d'engendrer & de produire quantité d'enfants demeurerait en elles
comme oisive & inutile, ce qu'il ne serait nullement convenable de dire de
Divines personnes.
Nos Christicoles blâment & condamnent les Païens de ce
qu'ils attribuaient la Divinité à des hommes mortels, & de ce qu'ils les
adoraient comme des dieux après leur mort : ils ont raison en cela ; mais ces
Païens ne faisaient que ce que font encore nos Christicoles, qui attribuent la
Divinité à leur Christ, en sorte qu'ils devraient eux-mêmes se condamner aussi,
puisqu'ils sont dans la même erreur que ces Païens, & qu ‘ils adorent un
homme qui était mortel, & si bien mortel qu'il mourut honteusement sur une
croix.
Il ne servirait de rien à nos Christicoles de dire qu'il y
aurait une grande différence entre leur Jésus-Christ & les dieux des
Païens, sous prétexte que leur Christ serait, comme ils disent, vrai Dieu &
vrai homme tout ensemble, attendu que la Divinité se serait véritablement
incarnée en lui ; au moyen de quoi la nature Divine se trouvant jointe &
unie hypostatiquement, comme ils disent, avec la nature humaine, ces deux
natures auraient fait dans Jésus-Christ un vrai Dieu & un vrai homme : ce
qui ne s'était jamais fait, à ce qu'ils prétendent, dans les dieux des Païens.
Mais il est facile de faire voir la faiblesse de cette
réponse : car, d'un côté, n'aurait-il pas été aussi facile aux Païens qu'aux
Chrétiens de dire que la Divinité se serait incarnée dans les hommes qu'ils
adoraient comme dieux ? D'un autre côté, si la Divinité avait voulu s'incarner
& s'unir hypostatiquement à la nature humaine dans leur Jésus-Christ, que
savent-ils si cette même Divinité n'aurait pas bien voulu aussi s'incarner
& s'unir hypostatiquement à la nature humaine dans ces grands hommes, &
dans ces admirables femmes qui, par leur vertu, par leurs belles qualités, ou
par leurs belles actions, ont excellé sur le commun des hommes, & se sont
fait ainsi adorer comme dieux & déesses ? & si nos Christicoles ne
veulent pas croire que la Divinité se soit jamais incarnée dans ces grands
personnages, pourquoi veulent-ils nous persuader qu'elle se soit incarnée dans
leur Jésus ? Où en est la preuve ? leur foi & leur créance, qui étaient
dans les Païens comme dans eux. Ce qui fait voir qu'ils sont également dans
l'erreur les uns comme les autres.
Mais ce qu'il y a en cela de plus ridicule dans le
Christianisme que dans le paganisme, c'est que les Païens n'ont ordinairement
attribué la Divinité qu'à de grands hommes, auteurs des arts & des
sciences, & qui avaient excellé dans des vertus utiles à leur patrie ; mais
nos Déichristicoles, à qui attribuent-ils la Divinité ? A un homme de néant,
vil & méprisable, qui n'avait ni talent, ni science, ni adresse, né de
pauvres parents, & qui, depuis qu'il a voulu paraître dans le monde &
faire parler de lui, n'a passé que pour un insensé & pour un séducteur, qui
a été méprisé, moqué, persécuté, fouetté, & enfin qui a été pendu comme la
plupart de ceux qui ont voulu jouer le même rôle, quand ils ont été sans
courage & sans habileté.
De son temps il y eut encore plusieurs autres semblables
imposteurs qui se disaient être le vrai messie promis par la Loi ; entre autres
un certain Judas Galiléen, un Théodore, un Barchon, & autres, qui, sous un
vain prétexte, abusaient les peuples, & tâchaient de les faire soulever
pour les attirer à eux, mais qui sont tous péris.
Passons à ses discours & à quelques-unes de ses actions,
qui sont des plus remarquables & des plus singulières dans leur espèce. «
Faites pénitence, disait-il aux peuples, car le royaume du ciel est proche ;
croyez cette bonne nouvelle. » & il allait courir toute la Galilée,
prêchant ainsi la prétendue venue prochaine du royaume du ciel. Comme personne
n'a encore vu aucune apparence de la venue de ce royaume, c'est une preuve
parlante qu'il n'était qu'imaginaire.
Mais voyons dans ses autres prédications l'éloge & la
description de ce beau royaume. Voici comme il parlait aux peuples : « Le
royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé du bon grain dans son
champ ; mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi est venu qui a semé
la zizanie parmi le bon grain. Il est semblable à un trésor caché dans un champ
; un homme ayant trouvé le trésor, le cache de nouveau, & il a eu tant de
joie de l'avoir trouvé qu'il a vendu tout son bien, & il a acheté ce champ.
Il est semblable à un marchand qui cherche de belles perles, & qui, en
ayant trouvé une d'un grand prix, va vendre tout ce qu'il a & achète cette
perle. Il est semblable à un filet qui a été jeté dans la mer, & qui
renferme toutes sortes de poissons : étant plein, les pêcheurs l'ont retiré,
& ont mis les bons poissons ensemble dans des vaisseaux, & jeté dehors
les mauvais. Il est semblable à un grain de moutarde qu'un homme a semé dans
son champ, il n'y a point de grain si petit que celui-là, néanmoins quand il
est crû il est plus grand que tous les légumes, etc. » Ne voila-t-il pas des
discours dignes d'un Dieu ?
On fera encore le même jugement de lui, si l'on examine de
près ses actions. Car 1° courir toute une province, prêchant la venue prochaine
d'un prétendu royaume ; 2° avoir été transporté par le Diable sur une haute
montagne ; d'où il aurait cru voir tous les royaumes du monde, cela ne peut
convenir qu'à un visionnaire, car il est certain qu'il n'y a point de montagne
sur la terre d'où l'on puisse voir seulement un royaume entier, Si ce n'est le
petit royaume d'Yvetot, qui est en France : ce ne fut donc que par imagination
qu'il vit tous ces royaumes, & qu'il fut transporté sur cette montagne,
aussi bien que sur le pinacle du temple ; 3° lorsqu'il guérit le sourd & le
muet, dont il est parlé dans St Marc, il est dit qu'il le tira en particulier,
qu'il lui mit ses doigts dans les oreilles, & qu'ayant craché, il lui tira
la langue ; puis jetant les yeux au ciel, il poussa un grand soupir & lui
dit Epheta. Enfin qu'on lise tout ce qu'on rapporte de lui, & qu'on juge
s'il y a rien au monde de si ridicule.
Ayant mis sous les yeux une partie des pauvretés attribuées
à Dieu par les Christicoles, continuons à dire quelques mots de leurs mystères.
Ils adorent un Dieu en trois personnes, ou trois personnes en un seul Dieu,
& ils s'attribuent la puissance de faire des dieux de pâte & de farine,
& même d'en faire tant qu'ils veulent : car, suivant leurs principes, ils
n'ont qu'à dire seulement quatre paroles sur telle quantité de verres de vin,
ou de ces petites images de pâte, ils en feront autant de dieux, y en eût-il
des millions. Quelle folie ! avec toute la prétendue puissance de leur Christ,
ils ne sauraient faire la moindre mouche, & ils croient pouvoir faire des
dieux à milliers. Il faut être frappé d'un étrange aveuglement pour soutenir
des choses si pitoyables, & cela sur un si vain fondement que celui des
paroles équivoques d'un fanatique.
Ne voient-ils pas, ces docteurs aveuglés, que c'est ouvrir
une porte spacieuse à toutes sortes d'idolâtries que de vouloir faire adorer
ainsi des images de pâte, sous prétexte que des prêtres auraient le pouvoir de
les consacrer & de les faire changer en dieux ? Tous les prêtres des idoles
n'auraient-ils pu & ne pourraient-ils pas maintenant se vanter d'avoir un
pareil caractère ?
Ne voient-ils pas aussi que les mêmes raisons qui démontrent
la vanité des dieux ou des idoles de bois, de pierre, etc., que les Païens
adoraient, démontrent pareillement la vanité des dieux & des idoles de pâte
& de farine que nos Déichristicoles adorent ? Par quel endroit se
moquent-ils de la fausseté des Dieux des Païens ? N'est-ce point parce que ce
ne sont que des ouvrages de la main des hommes, des images muettes &
insensibles ? & que sont donc nos dieux, que nous tenons enfermés dans des
boîtes de peur des souris ?
Quelles seront donc les vaines ressources des Christicoles ?
Leur morale ? elle est la même au fond que dans toutes les Religions ; mais des
dogmes cruels en sont nés, & ont enseigné la persécution & le trouble.
Leurs miracles ? mais quel peuple n'a pas les siens, & quels sages ne
méprisent pas ces fables ? Leurs prophéties ? N'en a-t-on pas démontré la
fausseté ? Leurs moeurs ? ne sont-elles pas souvent infâmes ? L'établissement
de leur Religion ? mais le fanatisme n'a-t-il pas commencé, l'intrigue
n'a-t-elle pas élevé, la force n'a-t-elle pas soutenu visiblement cet édifice ?
La doctrine ? mais n'est-elle pas le comble de l'absurdité ?
Je crois, mes chers amis, vous avoir donné un préservatif
suffisant contre tant de folies. Votre raison fera plus encore que mes discours
: & plût à Dieu que nous n'eussions à nous plaindre que d'être trompés !
Mais le sang humain coule depuis le temps de Constantin pour l'établissement de
ces horribles impostures. L'Église romaine, la grecque, la protestante, tant de
disputes vaines, & tant d'ambitieux hypocrites, ont ravagé l'Europe,
l'Afrique & l'Asie. Joignez, mes amis, aux hommes que ces querelles ont
fait égorger, ces multitudes de moines & de nonnes devenus stériles par
leur état. Voyez combien de créatures sont perdues, & vous verrez que la
Religion Chrétienne a fait périr la moitié du genre humain.
Je finirai par supplier Dieu, si outragé par cette secte, de
daigner nous rappeler à la Religion naturelle, dont le Christianisme est
l'ennemi déclaré ; à cette Religion sainte que Dieu a mise dans le coeur de
tous les hommes, qui nous apprend à ne rien faire à autrui que ce que nous
voudrions être fait à nous-mêmes. Alors l'univers serait composé de bons
citoyens, de pères justes, d'enfants soumis, d'amis tendres. Dieu nous a donné
cette Religion en nous donnant la raison. Puisse le fanatisme ne la plus
pervertir ! Je vais mourir plus rempli de ces désirs que d'espérances. Voilà le
précis exact du Testament in-folio de Jean Meslier. Qu’on juge de quel poids
est le témoignage d’un Prêtre mourant qui demande pardon à Dieu.
Ce 15e Mars 1742.
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