Supporter une action sans
chercher à s'y soustraire, ne pas agir, c'est être passif. Et le terme passivité
désigne ce mode de comportement. En pratique ils sont l'immense majorité ceux
qui renoncent à juger par eux-mêmes, à vouloir par euxmêmes. C'est à
l'Académie, à l'Eglise, au journal qu'ils demandent ce qu'il faut croire ; et
pour agir ils attendent un mot d'ordre des chefs de file ou des autorités.
Cette mentalité servile permet aux politiciens et aux capitalistes de les
exploiter sans danger ; elle fait souvent le désespoir de qui voudrait
l'affranchissement des masses populaires. Mais pourquoi redire ce que d'autres
ont déjà dit tant de fois? Creusons plutôt en profondeur le problème
philosophique et moral de la passivité. Faut-il agir ou rester inerte,
satisfaire nos désirs ou bien les supprimer ? Ni les religions, ni les
philosophies ne concordent dans leurs réponses. Les différentes sectes de
l'Inde recommandent d'ordinaire l'inaction. Elle est représentée comme l'idéal
de la sagesse humaine par le Sankhya de Patandjali ; et le Nyavare proclame que
l'activité est fille de la faute. Le Bouddhisme, réforme religieuse du
Brahmanisme, s'inspire des vieilles croyances hindoues. Pour lui, la vie n'est
qu'illusion et souffrance ; de l'existence naît le désir et le désir engendre
la douleur; des existences futures nous attendent, qui seront pleines de tristesse
également, si nous ne parvenons à tuer tout désir par un renoncement complet.
Ceux qui auront épuisé toute volonté de vivre entreront dans le nirvâna ; ceux
qui ne l'auront supprimée que partiellement renaîtront sous des formes moins
matérielles qui les rapprocheront du but final. A l'inverse du Jaïnisme, sorti
lui aussi du Brahmanisme et qui prêche la cruauté envers soi-même, le
Bouddhisme réduit la part de l'ascétisme et recommande surtout le renoncement
moral et la charité. Sur la vraie nature du nirvâna, on a beaucoup discuté ;
pour certains il consiste dans l’anéantissement total et complet, mais d'autres
contestent cette interprétation. Schopenhauer s'est inspiré des doctrines
bouddhistes. Dans le monde, tout veut, selon lui, car tout fait effort, désire
vivre et agit. Une volonté inconsciente et aveugle, mais universelle,
indestructible et nécessaire, se développe dans la matière inorganique, dans le
règne végétal et animal, puis arrive à prendre clairement conscience
d'elle-même dans le cerveau humain. Cette volonté impersonnelle donne ainsi
naissance aux individus qui en sont des déterminations particulières. Elle ne
saurait périr ; mais la volonté individuelle, c'est-à-dire l'effort qui
constitue notre âme, peut disparaître puisqu'elle est soumise au temps et à
l'espace. Chacun de nous doit donc s'appliquer à faire retour à l'inconscience,
au nirvâna. Car vouloir « c'est désirer et faire effort ; c'est donc
essentiellement souffrir, et comme vivre c'est vouloir, toute vie est par
essence douleur, Plus l'être est élevé, plus il souffre. Voici le résumé de
cette histoire naturelle de la douleur: vouloir sans motif, toujours souffrir,
toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles,
jusqu'à ce que notre planète s'écaille en pièces et en morceaux ». Comme les
bouddhistes, Schopenhauer recommande, non le suicide, mais la pitié pour autrui
et la destruction de l'égoïsme. La volonté individuelle doit disparaître. «
Alors se produit l'euthanasie de la volonté (sa béatitude dans la mort) ; cet
état de parfaite indifférence, où sujet pensant et objet pensé disparaissent,
où il n'y a plus ni volonté, ni représentation, ni monde. » Parce qu'il est
mieux adapté à la mentalité occidentale, le christianisme conseille l'effort
et, l'action. Néanmoins, c'est à procurer des moments de paix totale dans la
passivité que tendent ses pratiques de dévotion. Grâce à la quiétude mystique,
l'esprit, oublieux de ses instincts et de ses désirs, éprouve une détente
momentanée. On connaît l'épisode de l'Evangile où Marthe, qui s'empressait aux
soins du ménage, se plaint à Jésus que sa sœur Marie ne l'aide pas et la laisse
servir seule. Elle s'attire cette sèche réponse ; « Marie a choisi la meilleure
part, elle ne lui sera pas ôtée ». Au dire de tous les commentateurs
catholiques, cette phrase signifie que la vie spéculative est supérieure à la
vie active. Doctrine consacrée par l'Eglise, du moins en théorie. Parce qu'il
faisait prédominer les Œuvres sur les vertus passives, l’américanisme, un
mouvement propagé aux Etats-Unis par le père Isaac Hecker et l’archevêque
Ireland, fut condamné par Léon XIII, en 1899. Quand il oppose l'Idéal chrétien
el l'Idéal de passivité des orientaux, Henri Massis montre son ignorance en
matière de théologie. Mais il est indubitable qu'en pratique les dignitaires
ecclésiastiques préfèrent l'homme riche en dollars à l'homme pourvu seulement
de divines bénédictions. Les fructueuses intrigues les intéressent beaucoup
plus que les dévotes méditations. Grâce à une merveilleuse collection de
sophismes et de dogmes contradictoires, tout ensemble ils prêchent la
résignation au peuple et attisent la cupidité des grands. Nous méprisons la
duplicité des prêtres ; nous ne pouvons admettre l'idéal des orientaux. Sans
doute il est indispensable à l'homme de connaitre périodiquement le relâchement
et la paix, surtout lorsque l'allure de l'existence est trop rapide, les
problèmes à résoudre trop compliqués. Même après la besogne d'une journée
ordinaire, un répit s'impose ; la nature y pourvoit par le sommeil de la nuit.
L'homme a inventé d'autres réconforts, et qui sont parfois dangereux, contre
les soucis et les tracas : jeux, excitants, narcotiques, etc. Mais, pour nous,
les heures de repos ne sauraient être qu'une condition, un prélude de l'action
positive; elles constituent seulement une phase préparatoire, un moyen, non une
fin en soi. C'est la plénitude de l'existence individuelle, le libre
développement des virtualités du moi que nous voulons ; sans doute, chacun doit
tenir compte de la présence d'autres hommes, ses frères, mais il n'a pas à
s'absorber dans un tout impersonnel. Nous sommes pour l'action, contre la
passivité, du moins tant qu'il est utile de réagir et de lutter. A notre avis,
l'action est la suite naturelle du rêve. « Dans le concept qui ne s'extériorise
pas, il y a quelque chose d'inachevé, d'incomplet. Nous aimons croire que nos
rêves ne seront pas toujours utopiques ; et la suprême griserie pour une
volonté forte, c'est d'assister à leur réalisation. » (Vers l'Inaccessible). On
objecte que l'activité n'aboutit qu'au progrès mécanique, incapable de nous
procurer le bonheur; et l'on ajoute que nos pères étaient plus gais que nous,
qu'ils ne vivaient ni moins bien, ni moins longtemps, que les injustices ne
sont pas devenues moins nombreuses et les rapports sociaux plus faciles. De
purs sophismes, mais que les partisans du statu quo répètent avec une
persévérance et une audace qui les font admettre comme d'incontestables
vérités. L'homme a perfectionné ses machines au point de modifier complètement
les conditions économiques ; malheureusement le progrès moral n'a pas fait le
bond requis pour se mettre à l'unisson du progrès scientifique. Nous
l'admettons ; toutefois, nous avons l'espérance, la certitude même que des
transformations s'opèreront dans l'ordre moral, si l'on ne décourage pas ceux
qui s'efforcent de les provoquer. Le fruit du travail doit être réparti avec
équité ; c'est à accroître le bien-être de tous, non à favoriser le luxe de
quelques potentats, qu'il faut employer les procédés nouveaux de l'industrie.
En dispensant d'actions pénibles, le machinisme pourrait permettre de réduire
singulièrement la durée du travail quotidien. Au lieu de multiplier les engins
da mort, la science parviendra à diminuer la somme des maux qui nous affligent,
quand elle le voudra. Guerre, Capitalisme, Etat sont d'artificielles
institutions humaines ; elles cesseront d'écraser les peuples, dès que ces
derniers refuseront d'obéir servilement. Le triomphe des maîtres est fait de la
passivité des esclaves. Tendre la joue gauche, si l'on vous frappe sur la joue
droite, comme le conseille l'Evangile, c'est abdiquer au profit des violents,
c'est confondre la sottise avec la bonté. Gandhi a soupçonné les laideurs que
recouvre parfois la non-violence. « Je crois, en vérité, a-t-il écrit, que s'il
fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je
conseillerais la violence. Mais je crois
que la non-violence est infiniment supérieure à la violence : Pardonner est
plus viril que punir. Le pardon est la parure du soldat. Mais s'abstenir n'est
pardonner que s'il y a possibilité de punir ; l'abstention n'a aucun sens si
elle provient de l'impuissance. On ne peut guère dire que la souris pardonne au
chat lorsqu'elle se laisse croquer par lui. » Nous admettons sans peine que,
chez Gandhi et chez nombre de ses partisans, la non-violence n'est pas la
lâcheté. Celui qui refuse d'obéir, au risque d'être condamné par les tribunaux,
est un brave. Ce n'est pas un être passif et sans individualité, c'est un homme
énergique et fort. En tant qu'elle implique désobéissance aux ordres des
autorités britanniques, j'approuve donc la méthode de non-coopération. Mais,
pour le reste, elle ne m'enthousiasme nullement. Peut-être Gandhi ne
pouvait-il, en pratique, adopter une autre attitude, la mentalité des hindous
étant corrompue par des croyances religieuses très néfastes, quoi qu'en disent
les admirateurs de l'Orient. N'a-t-il pas déclaré qu'il préférait la forme
violente du sinn-féinisme à cette passivité résignée que représente, par
exemple, la non-résistance au mal de Tolstoï. Il a raison de placer le droit
au-dessus de la force ; et lui du moins prêche la résistance au mal. Mais
pourquoi qualifier violence, et dans le mauvais sens du mot, le fait de résister
par la force à un injuste agresseur ? Comment estimer coupable celui qui refuse
de se laisser tuer bêtement par un policier ou un militaire ? Sa vie ne
vaut-elle pas la vie de celui qui l'attaque, au nom d'autorités tyranniques ?
Gandhi ne parvient pas à ébranler, par des arguments rationnels, le droit de
légitime défense, qui permet à chacun de s'opposer, même par la force, aux
entreprises d'un assassin. Pas plus que la nature, pas plus que la science, la
force n'est, en elle-même, ni morale, ni immorale ; au service d'une mauvaise
cause elle devient condamnable ; elle est bonne si on l'utilise, sans léser les
droits de quiconque, pour réaliser un idéal généreux. Mais, parce qu'il n'a
rien renié des croyances de ses pères, parce qu'il veut rester un « bon hindou
» du point de vue religieux, le Mahàtma ne parvient pas à formuler une doctrine
applicable hors de sa région. Louons-le d'avoir puissamment contribué au réveil
de l'Inde ; reconnaissons que sa tâche était dure et qu'il devait compter avec
d'antiques et puissants préjugés ; ne prenons ses idées ni pour le dernier mot
de la sagesse, ni pour l'expression définitive de l'idéal humanitaire. Avec ses
intouchables, ses parias, son régime des castes, l'Inde ne saurait servir de
modèle aux peules, comme voudraient le faire croire des écrivains pourtant bien
intentionnés.
L. BARBEDETTE
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