Troisième Partie
Juan et Pedro arrivèrent à
l’âge où il est nécessaire de travailler pour vivre. Tous deux fils de
travailleurs, ils n’eurent pas l’opportunité d’acquérir une instruction leur
permettant d’échapper à la chaîne du salariat. Mais Juan était courageux. Il avait
lu dans les journaux comment des hommes issus d’un milieu modeste étaient
arrivés, à force de travail et d’épargne, à devenir les rois de la finance et à
dominer les marchés et même les nations. Il avait lu mille anecdotes sur les
Vanderbilt, les Rockefeller, les Rothschild, les Carnegie. Ces derniers, selon
la presse et même selon les livres scolaires grâce auxquels on abrutit la
jeunesse actuelle, étaient à la tête de la finance mondiale pour une seule
raison : leur acharnement au travail et leur dévotion pour l’épargne (vil
mensonge !).
Juan se livra au travail
avec une ardeur sans pareille. Il travailla pendant un an et se retrouva aussi
pauvre qu’au premier jour. Au bout d’une autre année, il en était toujours au
même point. Il s’acharna au travail sans désespérer. Cinq ans passèrent, au
bout desquels — au prix de nombreux sacrifices — il put économiser un peu
d’argent. Pour y parvenir, il dut réduire ses dépenses alimentaires au strict
minimum, ce qui affaiblit ses forces. Il se vêtit de guenilles : la chaleur et
le froid le tourmentèrent, épuisant son organisme. Il vécut dans de misérables
taudis, dont l’insalubrité l’affaiblit encore plus.
Mais Juan continua à
économiser tant et plus, au prix de sa santé. En contrepartie de chaque centime
mis de côté, il perdait une partie de ses forces. Il acheta un bout de terrain
et construisit une petite maison afin d’épargner le prix du loyer. Par la
suite, il se maria. L’État et le curé ponctionnèrent ses économies, fruit de
nombreux sacrifices.
Plusieurs années
s’écoulèrent. Le travail n’était pas régulier. Les dettes commencèrent à
s’accumuler.
Un jour, un de ses fils
tomba malade. Le médecin refusa de le soigner car on ne payait pas ses
honoraires. Au dispensaire public, on le traita si mal que l’enfant en mourut.
Malgré cela, Juan ne
s’avouait pas vaincu.
Il se souvenait de ses
lectures vantant les fameuses vertus de l’épargne et autres sornettes du même
acabit. Il était évident qu’il deviendrait riche car il travaillait et
économisait. N’était-ce pas ce qu’avaient fait Rockefeller, Carnegie et
beaucoup d’autres dont les millions laissent bouche-bée l’humanité inconsciente
?
Entre-temps, les produits de
première nécessité augmentaient de façon inquiétante. Les rations alimentaires
diminuaient de jour en jour dans le foyer du pauvre Juan et, malgré tout, les
dettes s’accumulaient et il ne pouvait plus économiser le moindre sou. Pour
comble de malheur, son patron décida d’employer de nouveaux travailleurs, à
moindre coût. Notre héros, comme beaucoup d’autres, fut licencié du jour au
lendemain. De nouveaux esclaves occupaient les postes des anciens. Comme leurs
prédécesseurs, ils rêvaient aux richesses qu’ils amasseraient à force de
travail et d’épargne.
Juan dut hypothéquer sa maison,
espérant maintenir à flot la barque de ses illusions, qui s’enfonçait,
s’enfonçait irrémédiablement.
Il ne put payer ses dettes
et dut laisser entre les mains des créanciers le produit de son sacrifice, le
peu de bien amassé à la sueur de son front.
Obstiné, Juan voulut encore
travailler et épargner, mais en vain. Les privations qu’il s’imposait en
économisant et le dur labeur qu’il avait accompli dans sa jeunesse avaient
épuisé ses forces. Partout où il demandait du travail, on lui répondait qu’il n’y
avait rien pour lui. Il était une machine à produire de l’argent pour les
patrons, mais une machine délabrée : les vieilles machines, on les met au
rebut. Pendant ce temps, la famille de Juan mourait de faim. Dans son sombre
taudis, il n’y avait pas de feu, il n’y avait pas de couvertures pour combattre
le froid. Les enfants, désespérés, réclamaient du pain.
Juan partait tous les matins
à la recherche d’un travail. Mais qui accepterait de louer ses vieux bras
affaiblis ? Après avoir parcouru la ville et les champs, il rentrait chez lui,
où l’attendaient les siens, tristes et affamés : sa femme et ses enfants pour
qui il avait rêvé les richesses de Rockefeller et la fortune de Carnegie.
Un après-midi, Juan
s’attarda à contempler le défilé de riches automobiles occupées par des
personnes grassouillettes sur le visage desquelles on pouvait deviner la
satisfaction d’une vie sans soucis. Les femmes bavardaient joyeusement et les
hommes, mielleux et insignifiants, les courtisaient avec des phrases sirupeuses,
qui auraient fait bailler d’ennui d’autres femmes que des bourgeoises.
Il faisait froid. Juan
frissonna en pensant aux siens qui l’attendaient dans le taudis, véritable
refuge du malheur. Comme ils devaient trembler de froid en ce moment ! Ils
devaient souffrir les intolérables tortures de la faim ! Comme leurs larmes
devaient être amères en cet instant !
L’élégant défilé continuait.
C’était l’heure de la parade des riches, de ceux qui — selon le pauvre Juan —
avaient su travailler et épargner comme les Rothschild, comme les Carnegie,
comme les Rockefeller. Un riche monsieur arrivait dans un luxueux équipage. Son
apparence était magnifique. Il avait les cheveux blancs, mais son visage
restait jeune. Juan se frotta les yeux, croyant être victime d’une illusion.
Non : ses vieux yeux ne le trompaient pas. Ce grand monsieur était Pedro, son
camarade d’enfance !
En voilà un qui a dû savoir
travailler et épargner, pensa Juan, pour avoir pu ainsi sortir de la misère,
pour arriver à cette hauteur et gagner autant de distinction !
Ah ! Pauvre Juan ! Il
n’avait pas pu oublier les histoires imbéciles des grands vampires de
l’humanité. Il n’avait pas pu oublier ce qu’il avait lu dans les livres d’école
où l’on abrutit volontairement le peuple !
Pedro n’avait pas travaillé.
Homme sans scrupules et doté d’une grande malice, il avait compris que ce qu’on
appelle honneur n’est pas source de richesses. Par conséquent, il s’évertua à
tromper ses semblables. Dès qu’il put réunir quelques fonds, il installa des
ateliers et loua de la main d’œuvre à bas prix, de sorte qu’il commença à
s’enrichir. Il agrandit ses affaires, loua de plus en plus de bras, au point de
devenir millionnaire et grand seigneur, grâce aux innombrables Juan qui
prenaient au pied de la lettre les conseils de la bourgeoisie.
Juan continua à contempler le défilé de ces
fainéants.
Au coin de la rue la plus
proche, un homme s’adressait au public. À vrai dire, son auditoire était
maigre. Qui était-il ? Que prêchait-il ? Juan s’approcha pour écouter.
« Camarades, disait l’homme,
le moment est venu de réfléchir. Capitalistes sont des voleurs. C’est
uniquement par de mauvaises actions que l’on peut gagner des millions. Nous,
les pauvres, nous nous décarcassons au travail et quand nous ne sommes plus
capables de travailler, les bourgeois nous jettent dehors et nous laissent sans
ressources, de la même façon qu’ils se débarrassent d’un cheval vieilli sous le
harnais. Prenons les armes pour conquérir notre bien - être et celui de notre famille ! »
Juan lança un regard
méprisant à l’orateur, cracha par terre avec colère et rentra dans son taudis
où l’attendaient, affligés, affamés et frigorifiés, ceux qu’il aimait. L’idée
que le travail et l’épargne faisaient la richesse de l’homme vertueux ne
pouvait s’éteindre en lui. Même devant le malheur immérité des siens, l’âme de
ce misérable élevé pour être esclave ne pouvait se révolter.
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