Pour la société antique, la patrie était un tout sacré, une réalité vivante, hors de laquelle il n'y avait pas de bonheur possible. « On aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que chez elle On trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, des hymnes, et parce que, hors d’elle on n'avait plus de dieux ni de culte ». La famille constituait la base de cette société; la famille avec son autel pour les vivants, son tombeau pour les ancêtres, le champ qu'elle possédait et fécondait, ses dieux domestiques. La famille antique était « une association religieuse plus encore qu'une association de nature ».
Le mot patrie : terra patria
résumait tout cela.
« La patrie de chaque homme
était la part de soi que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée,
la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes
occupaient. La petite patrie était l'enclos de la famille, avec son tombeau et
son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec
son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de
la patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était
véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. Etat,
Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les modernes,
ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un
culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme. » (Fustel de
Coulanges).
L’homme prisonnier de la
famille, prisonnier de ses dieux, dans le droit antique, ne croyait pas la vie
digne d'être vécue en dehors de la patrie. Citons encore le même auteur pour
montrer comment l'individu était enchaîné: « Tout ce que l'homme pouvait avoir
de plus cher se confondait avec la patrie. En elle, il trouvait son bien, sa
sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout, Il était
presque impossible que l'Intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public.
Platon dit : « C'est la Patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous
élève. » Et Sophocle : « C'est la patrie qui nous conserve ».
Une telle patrie n'est pas
seulement pour l’homme un domicile. Qu'il quitte ces saintes murailles, qu’il
franchisse les limites sacrées du territoire, il ne trouve plus pour lui ni
religion, ni lien social d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie,
il est en dehors de la vie régulière et du droit, partout ailleurs il est sans
dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses
devoirs. Il ne peut être homme que là.
La patrie tient l'homme
attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme on aime une religion, lui obéir
comme on obéit à Dieu: « Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en
elle, lui vouer tout. II faut l'aimer glorieuse ou obscure, prospère ou
malheureuse, Il faut l'aimer dans ses bienfaits et l'aimer encore dans ses
rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l’aimer. Il
faut l’aimer comme Abraham aimait son dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils, Il
faut savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par
dévouement à un homme ou par point d'honneur, mais à la patrie il doit sa vie.
Car, si la patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat
véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis ; car, si
l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints,
ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L'amour de la
patrie, c'est la piété des anciens ». Rien d'étonnant, après cela, que l'exil
soit la plus terrible des punitions. Les anciens l'appelaient en effet une
peine capitale. Ils n'imaginaient pas de châtiment plus cruel. « L’exilé, en
laissant sa patrie derrière lut, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus
nulle part de religion qui pût l e consoler et le protéger ; il ne sentait plus
de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce
qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui. Or, la
religion était la source d'où découlaient les droits civils et politiques.
L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la patrie. Exclu du
culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il
devait éteindre son foyer. Il n'avait plus le droit de propriété ; sa terre et
tous ses biens étaient confisqués au profit des dieux ou de l'Etat. N'ayant
plus de culte, il n'avait plus de famille. Il cessait d'être époux et père, ses
fils n’étaient plus en sa puissance ; sa femme n’était plus sa femme, et elle pouvait
immédiatement prendre un autre époux. Il faut ajouter que les droits à
l'héritage disparaissaient aussi. Par intérêt donc, au moins autant que par
devoir, l'homme était obligé de placer la patrie au-dessus de sa vie même.
Et puis, la terre tourna...
Il en fut alors ce qu'il en a toujours été : ce' qui semblait immuablement fixe
ne se trouvait être qu'un moment de l'évolution. Des changements sociaux et
politiques amenèrent de nouvelles manières de penser. Les antiques croyances
étaient périmées ; le patriotisme changea de nature. Les dieux passant au
second plan, on aima la patrie « seulement pour ses lois, pour ses
institutions, pour les droits et la sécurité qu'elle accordait à ses membres ».
Cette cassure entre la religion et la patrie enleva à l'antique amour rd la
patrie ce qu'il avait de rigide et de dur. Une phraséologie semblable à
certaine que nous sommes accoutumés de subir de nos jours eut cours alors, et
l'on entendit des paroles comme celles que Thucydide met dans la bouche de
Périclès, exposant qu'elles sont les raisons qui font aimer Athènes, c'est que
cette ville « veut que tous soient égaux devant la loi» ; c'est « qu'elle donne
aux hommes la liberté et ouvre à tous la voie des honneurs ; c'est qu’elle
maintient l'ordre public, assure aux magistrats l’autorité, protège les
faibles, donne à tous des spectacles et des fêtes qui sont l’éducation de l'âme
». Et l’orateur termine en disant ; « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts
héroïquement plutôt que de se laisser ravir cette patrie ; voilà pourquoi ceux
qui survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. »
Lois, institutions, liberté,
honneur… affaire d'appréciation de chacun, lorsque la religion n'est plus assez
puissante pour courber l'homme sous son joug. Aussi : « On n'aima sa patrie
qu'autant qu'on aimait le régime politique qui y prévalait momentanément ;
celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien qui l'attachât à
elle. » Il arriva ce qui arrive aux époques de libre examen : on discuta la
patrie. « L'opinion de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le
triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la
gloire de sa cité. Chacun en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y
trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville où il voyait ces
institutions en vigueur. On commença alors à émigrer plus volontiers ; on
redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et d'être privé
de l'eau lustrale? On ne pensait plus guère aux dieux protecteurs, et l'on
s'accoutumait facilement à se passer de la patrie. De là à s'armer contre elle,
il n'y avait pas très loin. »
Dans la société, apparaissait
la notion de classe, et cette notion, plus juste, se substituait peu à peu à
celle de la patrie. Aristocratie et démocratie - possédants et plèbe - riches
et pauvres - division naturelle des hommes tant que ne sera pas réalisée
l'anarchie ! « On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute la
Grèce, que deux groupes d'hommes : d'une part, une classe aristocratique ; de
l'autre, un parti populaire. » Sans doute, la question sociale ne se posait pas
avec la même netteté que de nos jours, sans doute les prolétaires « allaient
chaque matin saluer les riches et leur demander la nourriture du jour », sans
doute ils s'estimaient trop souvent satisfaits avec « du pain et le cirque» ;
mais la lutte des riches et des pauvres ne se vit pas moins dans toutes les
cités et, les intérêts les plus immédiats étant nécessairement opposés, on
oublia ce que fut la patrie à l'époque où la vieille religion enchaînait les
individus.
Puis vint le christianisme.
Mon « Royaume n'est pas de ce monde », - « Allez et instruisez tous les peuples
», disait Jésus. Le christianisme « présenta à l'adoration de tous les hommes
un Dieu unique, un Dieu qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et
qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les Etats ». C'était
l'unité de la race humaine présentée à tous, et c'était la négation même de la
patrie terrestre. C'en était fini de l'antique notion de la patrie, de celle
qui « effaçait quelquefois tous les sentiments naturels ». Elle avait accompli
son entière révolution. Avec l'invasion des Barbares, elle disparut tout à
fait.
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