Le monde vécut, durant tout
le moyen âge, sans même connaître le mot de patrie. Il n'aurait correspondu
alors à aucun besoin. La France romaine, féodale, royale, l'ignora. « L'Europe
dans le moment où elle commença de s'ébaucher, ne connut que des querelles de
dynastie. » (Paul Reboux.) Brigandages seigneuriaux, brigandages royaux,
conflits d'intérêts entre les puissants de l'heure, voilà toute l'histoire de
ces temps-là. Règne de la force brutale, mœurs rudes, maîtres qui ne
s'embarrassaient pas de sophismes pour voiler leurs desseins de rapine et de
domination. « La guerre de Cent ans ? Conflit entre la maison des Valois et la
maison des Plantagenets. Jeanne d'Arc? Une amazone rustique dévouée à son
seigneur, une protectrice des paysans, ses frères, dépouillés par les bandes
ravageuses des Anglais et des Bourguignons. Aussitôt les Anglais boutés hors du
patrimoine royal, la bataille reprend, en France même, entre Français. La
Gascogne, anglaise durant trois cents ans s'efforce de le rester, et Bordeaux
accueille Talbot par des acclamations. » (Reboux.) Jeanne n'employa jamais le
mot de patrie devant ses juges. Elle disait : pays. Ainsi, l'aventurière qui
devait devenu cinq siècles plus tard « la Sainte de la Patrie. » ne sut jamais
pour quelle véritable raison elle s'était battue.
C'est après qu'on le lui fit
dire. Mais que ne fait-on pas dire aux morts? Leur docilité permet de les
accommoder à toutes sauces. En fait, patrie passa dans la langue française par
le canal des humanistes de la Renaissance. Et, ici, qu'il nous soit permis de
faire remarquer de quel poids va peser désormais sur nos sociétés modernes
toute l'antique société. Pendant quatre cents ans on va s'appliquer à copier
les anciens, à penser comme eux en toutes choses, à partager leurs erreurs et
leurs crimes. Et, comme le dit Fustel de Coulanges, « l'une des plus grandes
difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne est l'habitude
qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et romaine devant les yeux
». En ce qui nous intéresse, la néfaste idée de patrie va s'appesantir sur les
cerveaux à tel point que, de nos jours, on va retrouver dans nombre d'esprits tous
les errements de l'époque où régnaient en maîtres, dans les foyers, les dieux
domestiques.
Un cuistre quelconque,
nourri de latin, trouva donc le mot de patrie à sa convenance et introduisit le
néo un mot de formation savante, c'est-à-dire non spontanée, ni populaire. On
le chercherait vainement dans les monuments authentiques de notre langage au
moyen âge, dans les chansons de gestes par exemple ». (Aulard) A quel moment ce
mot parut-il dans la langue? On a prétendu qu'il fut prononcé aux Etats Généraux
de 1483. L'examen attentif du journal de Masselin prouve qu'on ne le trouve
nulle part dans ce document. « Ménage dit que patrie n'était pas usité du temps
de Henri II, vu que Charles Fontaine le reproche comme un néologisme à Du
Bellay : « Qui a païs, n'a que faire de patrie... ». Le nom de patrie est
obliquement entré et venu en France nouvellement et les autres corruptions
italiques. «Quintil Horatian, p. 185. » D'un autre côté, on a dit que patrie
datait de François 1er. François 1er était un roi vraiment national ; c'est
sous son règne, c'est au XVIe siècle que le mot patrie fut transporté de la
langue latine dans la nôtre. A. de Saint Priest, Les Guises; Revue des Deux
Mondes, 1er mars 1850 (Littré). Le mot patrie ne parut donc que dans la
première moitié du XVIe siècle. On le trouve : « En 1539, dans le Songe de
Scipion, traduit nouvellement du latin en français ; en 1554, dans la
traduction des deux dialogues de Platon, par Etienne Dolet ; en 1545, dans
Salel ; en 1546, dans Rabelais » (Aulard).
Mais le mot ne dépassait pas
un cercle restreint de lettrés. Il ne fit son chemin que peu à peu et, dans la
seconde moitié du XVIe siècle seulement, il devint d'un usage courant,
concurremment à pays. Il ne représentait cependant rien de précis. On n'entendait
par là ni la France « unifiée» - ce qui est un vain mot - ni l'acceptation
tacite par tous les Français de vivre sous le même prince - ce qui n'a jamais
été. - Les luttes intérieures niaient justement la « patrie» telle qu'on se
plaît à la concevoir de nos jours. « Tantôt, c'est la noblesse catholique qui
fait appel aux Espagnols. Richelieu détruit La Rochelle. Turenne marche sur
Paris à la tête d'une armée d'aventuriers. Condé, vainqueur de Rocroy dévaste
les provinces du Nord » (Reboux). La
patrie s'incarnait dans le roi. Lui seul était tout à la fois. C'était le
sentiment de Bossuet qui disait que la patrie « est le prince, puisque tout l'Etat,
est en la personne du Prince ». Mais la multitude miséreuse ne s'occupait pas
de ces subtilités. Elle avait le souci de ne pas mourir de faim. Il faut
arriver à la Révolution pour que l'idée de patrie pénètre dans le peuple et
pour que celui-ci, tout vibrant de naïf enthousiasme, la fasse briller au
firmament des éternelles duperies. Avec la force d'une religion nouvelle,
l'idée de patrie va, en effet, d'un vigoureux élan, conquérir le monde.
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