Chapitre
III
Mais par quel privilège ces
quatre Evangiles, & quelques autres semblables livres, passent-ils pour
Saints & Divins, plutôt que plusieurs autres qui ne portent pas moins le
titre d'Evangile, & qui ont autrefois été, comme les premiers, publiés sous
le nom de quelques autres Apôtres ? Si l'on dit que les Evangiles réfutés sont
supposés & faussement attribués aux Apôtres, on en peut dire autant des
premiers ; si l'on suppose les uns falsifiés & corrompus, on en peut
supposer autant pour les autres. Ainsi il n'y a point de preuve assurée pour
discerner les uns d'avec les autres, en dépit de l'Église, qui veut en décider
; elle n'est pas plus croyable.
Pour ce qui est des
prétendus miracles rapportés dans le Vieux Testament, ils n'auraient été faits
que pour marquer, de la part de Dieu, une injuste & odieuse acception de
peuples & de personnes, & pour accabler de maux, de propos délibéré,
les uns pour favoriser tout particulièrement les autres. La vocation & le
choix que Dieu fit des patriarches Abraham, Isaac, & Jacob, pour, de leur
postérité, se faire un peuple qu'il sanctifierait & bénirait par-dessus
tous les autres peuples de la terre, en est une preuve.
Mais, dira-t-on, Dieu est le
maître absolu de ses grâces & de ses bienfaits, il peut les accorder à qui
bon lui semble, sans qu'on ait droit de s'en plaindre ni de l'accuser
d'injustice. Cette raison est vaine, car Dieu, l'auteur de la nature, le père
de tous les hommes, doit également les aimer tous, comme ses propres ouvrages,
& par conséquent il doit également être leur protecteur & leur
bienfaiteur : car celui qui donne l'être doit donner les suites & les
conséquences nécessaires pour le bien être ; si ce n'est que nos Christicoles
veuillent dire que leur Dieu voudrait faire exprès des créatures pour les rendre
misérables, ce qu'il serait certainement indigne de penser d'un Être infiniment
bon.
De plus, si tous les
prétendus miracles tant du Vieux que du Nouveau Testament étaient véritables,
on pourrait dire que Dieu aurait eu plus de soin de pourvoir au moindre bien
des hommes qu'à leur plus grand & principal bien ; qu'il aurait voulu plus
sévèrement punir dans de certaines personnes des fautes légères qu'il n'aurait
puni dans d'autres de très grands crimes ; & enfin qu'il n'aurait pas voulu
se montrer si bienfaisant dans les plus pressants besoins que dans les
moindres. C'est ce qu'il est facile de faire voir, tant par les miracles qu'on
prétend qu'il a faits, que par ceux qu'il n'a pas faits, & qu'il aurait
néanmoins plutôt faits qu'aucun autre, s'il était vrai qu'il en eût fait. Par
exemple, dire que Dieu aurait eu la complaisance d'envoyer un ange pour
consoler & secourir une simple servante, pendant qu'il aurait laissé &
qu'il laisse encore tous les jours languir & mourir de misère une infinité
d'innocents ; qu'il aurait conservé miraculeusement, pendant quarante ans, les
habillements & les chaussures d'un misérable peuple, pendant qu'il ne veut
pas veiller à la conservation naturelle de tant de biens si utiles &
nécessaires pour la subsistance des peuples, & qui se sont néanmoins perdus
& se perdent encore tous les jours par différents accidents. Quoi ! Il
aurait envoyé aux premiers chefs du genre humain, Adam & Ève, un démon, un
Diable, ou un simple serpent, pour les séduire, & pour perdre par ce moyen
tous les hommes ? Cela n'est pas croyable. Quoi ! il aurait voulu, par une
grâce spéciale de sa Providence, empêcher que le roi de Géraris (Gèrare),
Païen, ne tombât dans une faute légère avec une femme étrangère, faute
cependant qui n'aurait eu aucune mauvaise suite ; & il n'aurait pas voulu
empêcher qu'Adam & Ève ne l'offensassent, & ne tombassent dans le péché
de désobéissance, péché qui, selon nos Christicoles, devait être fatal, &
causer la perte de tout le genre humain ? Cela n'est pas croyable.
Venons aux prétendus
miracles du Nouveau Testament. Ils consistent, comme on le prétend, en ce que
Jésus-Christ & ses Apôtres guérissaient
divinement toutes sortes de maladies & d'infirmités ; en ce qu'ils
rendaient, quand ils voulaient, la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la
parole aux muets, qu'ils faisaient marcher droit les boiteux, qu'ils
guérissaient les paralytiques, qu'ils chassaient les démons des corps des
possédés, & qu'ils ressuscitaient les morts.
On voit plusieurs de ces
miracles dans les Evangiles ; mais on en voit beaucoup plus dans les livres que
nos Christicoles ont faits des vies admirables de leurs saints : car on y lit
presque partout que ces prétendus bienheureux guérissaient les maladies &
les infirmités, chassaient les démons presque en toute rencontre, & ce, au
seul nom de Jésus, ou par le seul signe de la croix ; qu'ils commandaient, pour
ainsi dire, aux éléments ; que Dieu les favorisait si fort qu'il leur
conservait, même après leur mort, son Divin pouvoir, & que ce Divin pouvoir
se serait communiqué jusqu'au moindre de leurs habillements, & même jusqu'à
l'ombre de leurs corps, & jusqu'aux instruments honteux de leur mort. Il
est dit que la chaussette de St Honoré ressuscita un mort au 6 de janvier ; que
les bâtons de St Pierre, de St Jacques & de St Bernard, opéraient des
miracles. On dit de même de la corde de St François, du bâton de St Jean de
Dieu, & de la ceinture de sainte Mélanie. Il est dit : de St Gracilien
qu'il fut Divinement instruit de ce qu'il devait croire & enseigner, &
qu'il fit, par le mérite de son oraison, reculer une montagne qui l'empêchait
de bâtir une église ; que du sépulcre de St André il en coulait sans cesse une
liqueur qui guérissait toutes sortes de maladies ; que l'âme de St Benoît fut
vue monter au ciel, revêtue d'un précieux manteau & environnée de lampes
ardentes ; St Dominique disait que Dieu ne l'avait jamais éconduit de choses
qu'il lui eût demandées ; que St François commandait aux hirondelles, aux
cygnes & autres oiseaux, qu'ils lui obéissaient, & que souvent les
poissons, les lapins & les lièvres, venaient se mettre entre ses mains
& dans son giron ; que St Paul & St Pantaléon, ayant eu la tête
tranchée, il en sortit du lait au lieu de sang ; que le bienheureux Pierre de
Luxembourg, dans les deux premières années d'après sa mort, 1388 & 1389,
fit deux mille quatre cents miracles, entre lesquels il y eut quarante deux
morts ressuscités, non compris plus de trois mille autres miracles qu'il a
faits depuis, sans ceux qu'il fait encore tous les jours ; que les cinquante
philosophes que sainte Catherine convertit ayant tous été jetés dans un grand
feu, leurs corps furent après trouvés entiers, & pas un seul de leurs
cheveux brûlé ; que le corps de sainte Catherine fut enlevé par les anges après
sa mort, & enterré par eux sur le mont Sinaï ; que le jour de la
canonisation de St Antoine de Padoue toutes les cloches de la ville de Lisbonne
sonnèrent d'elles-mêmes sans que l'on sût d'où cela venait ; que ce saint étant
un jour sur le bord de la mer, & ayant appelé les poissons pour les
prêcher, ils vinrent devant lui en foule, et, mettant la tête hors de l'eau,
ils l'écoutaient attentivement. On ne finirait point s'il fallait rapporter
toutes ces balivernes ; il n'y a sujet si vain & si frivole, & même si
ridicule, où les auteurs de ces Vies de saints ne prennent plaisir d'entasser
miracles sur miracles, tant ils sont habiles à forger de beaux mensonges. Voyez
aussi le sentiment de Naudé sur cette matière, dans son Apologie des grands
hommes, chap. Ier, page 13.
Ce n'est pas sans raison, en
effet, que l'on regarde ces choses comme de vains mensonges : car il est facile
de voir que tous ces prétendus miracles n'ont été inventés qu'à l'imitation des
fables des poètes Païens ; c'est ce qui paraît assez visiblement par la
conformité qu'il y a des uns aux autres.
Si nos Christicoles disent
que Dieu donnait véritablement pouvoir à ses saints de faire tous les miracles
rapportés dans leurs vies, de même aussi les Païens disent que les filles
d'Anius, grand prêtre d'Apollon, avaient véritablement reçu du dieu Bacchus la
faveur & le pouvoir de changer tout ce qu'elles voudraient en blé, en vin,
en huile, etc. ; que Jupiter donna aux nymphes qui eurent soin de son éducation
une corne de la chèvre qui l'avait allaité dans son enfance, avec cette
propriété qu'elle leur fournissait abondamment tout ce qui leur venait à
souhait.
Si nos Christicoles disent
que leurs saints avaient le pouvoir de ressusciter les morts, & qu'ils
avaient des révélations Divines, les Païens avaient dit avant eux qu'Athalide,
fils de Mercure, avait obtenu de son père le don de pouvoir vivre, mourir &
ressusciter quand il voudrait ; qu'il avait aussi la connaissance de tout ce
qui se faisait au monde, & en l'autre vie ; & qu'Esculape, fils
d'Apollon, avait ressuscité des morts, & entre autres qu'il ressuscita Hippolyte,
fils de Thésée, à la prière de Diane, & qu'Hercule ressuscita aussi
Alceste, femme d'Admète, roi de Thessalie, pour la rendre à son mari.
Si nos Christicoles disent
que leur Christ est né miraculeusement d'une vierge, sans connaissance d'homme,
les Païens avaient déjà dit avant eux que Rémus & Romulus, fondateurs de
Rome, étaient miraculeusement nés d'une vierge vestale nommée Ilia, ou Silvia,
ou Rhéa Silvia ; ils avaient déjà dit que Mars, Argé, Vulcain, & autres,
avaient été engendrés de la déesse Junon, sans connaissance d'homme, &
avaient déjà dit aussi que Minerve, déesse des sciences, avait été engendrée
dans le cerveau de Jupiter, & qu'elle en sortit tout armée, par la force
d'un coup de poing, dont ce Dieu se frappa la tête.
Si nos Christicoles disent
que leurs Saints faisaient sortir des fontaines d'eau des rochers, les Païens
disent de même que Minerve fit jaillir une fontaine d'huile, en récompense d'un
temple qu'on lui avait dédié.
Si nos Christicoles se
vantent d'avoir reçu miraculeusement des images du Ciel, comme, par exemple,
celles de Notre-Dame de Lorette & de Liesse, & plusieurs autres
présents du Ciel, comme la prétendue sainte ampoule de Reims, comme la chasuble
blanche que St Ildefonse reçut de la vierge Marie, & autres choses
semblables, les Païens se vantaient avant eux d'avoir reçu un bouclier sacré,
pour marque de la conservation de leur ville de Rome ; & les Troyens se
vantaient avant eux d'avoir reçu miraculeusement du ciel leur Palladium, ou
leur simulacre de Pallas, qui vint, disaient-ils, prendre sa place dans le
temple qu'on avait édifié à l'honneur de cette déesse.
Si nos Christicoles disent
que leur Jésus-Christ fut vu par ses Apôtres monter glorieusement au ciel,
& que plusieurs âmes de leurs prétendus Saints furent vues transférées
glorieusement au ciel par les anges, les Païens romains avaient déjà dit avant
eux que Romulus, leur fondateur, fut vu tout glorieux après sa mort ; que
Ganymède, fils de Tros, roi de Troie, fut, par Jupiter, transporté au ciel pour
lui servir d'échanson ; que la chevelure de Bérénice, ayant été consacrée au
temple de Vénus, fut après transportée au ciel ; ils disent la même chose de
Cassiopée & d'Andromède, & même de l'âne de Silène.
Si nos Christicoles disent
que plusieurs corps de leurs Saints ont été miraculeusement préservés de
corruption après leur mort, & qu'ils ont été retrouvés par des révélations
Divines, après avoir été un fort long temps perdus sans savoir où ils pouvaient
être, les Païens en disent de même du corps d'Oreste, qu'ils prétendent avoir
été trouvé par l'avertissement de l'oracle, etc.
Si nos Christicoles disent
que les sept frères dormants dormirent miraculeusement pendant cent
soixante-dix-sept ans qu'ils furent enfermés dans une caverne, les Païens
disent qu'Épiménide le philosophe dormit pendant cinquante-sept ans dans une
caverne où il s'était endormi.
Si nos Christicoles disent
que plusieurs de leurs saints parlaient encore miraculeusement après avoir eu
la tête ou la langue coupée, les Païens disent que la tête de Gabienus chanta
un long poème après avoir été séparée de son corps.
Si nos Christicoles se
glorifient de ce que leurs temples & églises sont ornés de plusieurs
tableaux & riches présents, qui montrent les guérisons miraculeuses qui ont
été faites par l'intercession de leurs saints, on voit aussi, ou du moins on
voyait autrefois, dans le temple d'Esculape, en Épidaure, quantité de tableaux
des cures & guérisons miraculeuses qu'il avait faites.
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