communisme
expérimental «L'ESSAI»
Colonie
d'Aiglemont. (Ardennes)
Au Lecteur, Les idées
libertaires sont peu connues ou faussées à dessein par ceux contre lesquels
nous luttons et dont l'égoïste intérêt maintient l'erreur et l'ignorance au
prix des pires mensonges. La série de publications que nous commençons
aujourd'hui avec l'aide de camarades qui trouvent tout naturel d'exprimer ce
qui leur semble juste et vrai est un complément à l'œuvre ce qui leur semble
juste et vrai est un complément à l'œuvre que nous avons commencée à Aiglemont.
Nous estimons que la diffusion des principes anarchistes, que le libre examen
et la juste critique de ce qui est autour de nous ne peuvent que favoriser le
développement intégral de ceux qui nous liront. Montrer combien l'autorité est
irrationnelle et immorale, la combattre sous toutes ses formes, lutter contre
les préjugés, faire penser. Permettre aux hommes de s'affranchir d'eux-mêmes
d'abord, des autres ensuite; faire que ceux qui s'ignorent naissent à nouveau,
préparer pour tous ce qui est déjà possible pour les quelques-uns que nous sommes,
une société harmonieuse d'hommes conscients, prélude d'un monde de liberté et
d'amour. Voilà notre œuvre; elle sera l'œuvre de tous si tous veulent, animés
de l'esprit de vérité et de justice, marcher à la conquête d'un meilleur
devenir.
LA COLONIE D'AIGLEMONT.
Mon jeune Camarade, tu m’as
demandé, non sans quelque intention ironique, de t'expliquer ce qu'est, ou
plutôt ce que doit être un libertaire; te sachant de bonne volonté, quoique
avec une tendance atavique à railler ce que tu n'as pas encore compris, je vais
tenter de satisfaire ta curiosité.
Seulement garde-toi de
croire que je me pose, vis-à-vis de toi, en docteur et en prophète; et dès le
premier moment, prépare-toi non à accepter mes affirmations comme des dogmes
contre lesquels rien ne prévaut, mais au contraire à les discuter, à les passer
au crible de ta propre raison et à ne les admettre comme vérités que lorsque tu
te seras convaincu, par tes propres lumières, qu'elles ont droit à ce titre. Il
n'est d'éducation sérieuse et profonde que celle qu'on se donne à soi-même.
Chacun doit être son propre maître et la mission de ceux qui croient savoir est
non pas d'imposer leurs opinions, mais de proposer à autrui avec arguments
raisonnés, les idées-germes qui doivent fructifier dans son propre cerveau.
Tout d'abord, remarque ceci: toutes les fois qu'un homme parle de bonheur
universel, de bien-être général, de joie mondiale et de paix terrestre, un cri
s'élève contre lui, fait de colère et de mépris. D'où vient cet importun, ce
fou, qui croit à la possibilité du bonheur! À quel titre se permet-il de
réprouver la lutte féroce des hommes les uns contre les autres? Le bien est une
utopie, il n'est de réalité que le mal et le devoir de tout être raisonnable
est d'aggraver le mal en livrant tous les biens terrestres à la concurrence, à
la bataille, et en appelant à son aide la brutalité et la mort. Non seulement
celui qui veut l’humanité heureuse est taxé de folie, mais bien vite on le
qualifie de criminel, d'être essentiellement dangereux, on le poursuit, on le
traque et, si l’on peut, on le tue. Donc, mon jeune Camarade, commence par
t'interroger, demande-toi si tu te sens prêt à subir toutes les avanies, toutes
les persécutions, sans te décourager et sans reculer. Sache bien que pour
vouloir le bonheur d'autrui, tu seras traité en ennemi, en paria, tu seras mis
au ban de toutes les civilisations, tu seras chassé de frontière en frontière
jusqu'au moment où des exaspérés t'abattront comme bête puante. Si au contraire
tu suis les errements ordinaires, si, t'emparant de toutes les armes
matérielles et immorales que la civilisation a forgées, tu te jettes résolument
dans la vie dite normale, si tu essaies d'écraser les autres pour te faire un
piédestal de leurs corps, si tu parviens à ruiner, à affamer le plus d'êtres
humains possibles pour te constituer de leurs dépouilles une fortune opulente,
si tu prends pour objectif glorieux la guerre des hommes contre les hommes, si
tu rêves victoire, gloire et domination, si tu rejettes tout scrupule, tout enseignement
de conscience, si tu pars de ce principe: «Chacun pour soi!» et que tu le
développes jusqu'à parfaites conclusions... Alors tu deviendras riche—en face
de la misère des autres— puissant par l’abaissement et l’humiliation de tes
congénères, tu jouiras de leurs souffrances et vivras de leur mort, tu
collectionneras les titres, les privilèges, tu te chamarreras de décorations et
tes complices te feront de splendides funérailles... Seulement tu seras un
égoïste, un méchant, un véritable criminel... Justement le contraire de ce
qu'est et ce que doit-être un libertaire.
Car le libertaire est un
juste, c'est-à-dire un homme qui est au-dessus et en dehors de la Société, qui
ne se paie pas des mots mensongers d'honneur et de vertu, banalités qu'inventèrent
les civilisés pour dissimuler leurs tares et leurs vices, qui renie tous les
faux enseignements des philosophes menteurs et des théoriciens hypocrites, qui
n'accepte aucun compromis, aucun marché, aucune concession, qui en un mot veut
la justice, la seule justice, pour lui-même et pour tous, contre tous et contre
lui-même. Défie-toi de toi-même, Camarade. Voici pourquoi. Tu es venu sur cette
terre avec les instincts de l’animalité dont tu procèdes; tu descends d'êtres
brutaux, ignorants, violents et ton atavisme est fait de brutalité. Chez ceux
qui se croient les meilleurs, le fond est mauvais, d'abord parce que l 'homme
est un animal en voie de perfectionnement, mais non point parfait, mais encore
et surtout parce que, dès ta naissance, tu as respiré l 'air empoisonné des
civilisations, que tes yeux à peine ouverts ont vu le mal, que tes oreilles ont
entendu l 'injustice et que, malgré toi, et sans que, jusqu'ici, on puisse te
déclarer tout à fait responsable, tu es pénétré des vices sociaux, jusqu'au
fond de tes moelles. On ne naît pas, on se fait libertaire. Ne pas croire que
soit facile ce travail de régénération personnelle. On ne s'élève pas à la
notion de justice par une sorte d'inspiration miraculeuse, par une révélation
d'en haut. C'est par un effort constant, par une critique perpétuelle de soi-même,
par un examen toujours plus attentif des faits ambiants que peu à peu on
parvient à se débarrasser de la gangue de préjugés et de mensonges formée par l’alluvion
des siècles. Un jour vient alors où soudain jaillit devant les yeux la lueur
directrice. Remarque bien ceci, Camarade, tu ne seras dans la bonne voie que
lorsque tu verras ta conscience. Cherche-la, trouve-la, ne te contente pas d'un
à peu près et alors même qu'elle te paraîtra pure et juste, ait le courage de l’étudier
toujours de plus près; et tu constateras qu'il est encore bien des défauts à
corriger, bien des fanges à nettoyer. Débarrasse-toi de l’égoïsme. Certes il
est bon de se sentir heureux, il est bon de jouir de la vie. Mais aie toujours
présente à la pensée cette vérité que nul ne peut être complètement heureux
tant qu'il existe un seul être malheureux. C'est là un de ces préceptes qui
provoquent les haussements d'épaules des philosophes sociaux; il semble que le
bonheur individuel suffise à satisfaire toutes les aspirations humaines.
Meurent les autres, pourvu que je vive. Le raisonnement est à la fois inique et
absurde. Le malheur des uns constitue toujours un danger et une menace pour les
autres; une situation déséquilibrée est génératrice de réaction et l’être le
plus profondément, le plus insolemment égoïste doit compter avec les revanches
possibles et les retours offensifs des déshérités. D'où une perpétuelle
inquiétude, une sensation d'instabilité qui gâte la jouissance... Sans parler
du sentiment de compassion dont on cherche à se défendre par la charité mais
qui subsiste au fond des consciences les plus fermées en apparence aux émotions
généreuses. En réalité, dans l’état social actuel, nul ne peut, en parfaite
sincérité, se tenir pour sûr du lendemain; la lutte quotidienne produit de
terribles jeux de bascule et les plus hauts placés sont à la merci des chutes
les plus profondes. Le libertaire veut un état social où l’envie, la jalousie,
les pensées de reprise n'aient plus de place, c'est-à-dire où tous, vivant dans
la plénitude de leur liberté, dans l’épanouissement total de leurs facultés,
dans la satisfaction intégrale de leurs besoins, n'aient plus à se disputer les
uns aux autres les moyens de vivre. Ceci, cher Camarade, est l’antithèse
absolue des doctrines autoritaires et religieuses. L'autorité n'est établie que
pour sauvegarder, défendre et perpétuer les inégalités sociales; la législation
propriétaire, l 'armée, la police, la magistrature, les codes et les règlements
n'ont été instituées que pour cautionner l 'état de déséquilibre qui a été
imposé aux hommes par la Société, pour enchaîner la liberté des uns au profit
de celle des autres, pour éterniser les mesures de spoliation qui ont créé la
misère du plus grand nombre. D'où cette conclusion que le libertaire, ne
s'arrêtant à aucune considération de tradition, entend modifier de fond en
comble le système social en détruisant ces bases iniques qui s'appellent l’autorité
et la propriété, les autres réformes venant ensuite par surcroît en vertu de
conséquences inéluctables. Si tu m’as bien compris, cher Camarade, tu vois déjà
poindre la lumière; tu commences à savoir que ton premier effort, le plus utile
de tous, doit être de rejeter tous les dogmes sociaux dont ta mémoire et te
conscience sont encombrés. Aie d'abord la notion de l’insoumission aux maximes
banales, aux préceptes qui n'ont de la vérité que l’apparence menteuse.
Délivre-toi de toute croyance irraisonnée, de toute foi. Quelle que soit l’idée
qui est émise devant toi, quelque affirmation péremptoire, quelque impératif
catégorique que tu lises dans les livres, ne t'arrête ni à l’autorité de la
tradition ni à la prétendue valeur d'un mot ou d'un nom. Prends le dogme et
regarde-le de près; et toujours tu le verras s'amoindrir, s'effriter comme une
pelote de neige que pressent les doigts d'un enfant. Ainsi du dogme de Dieu,
encore aujourd'hui le plus vivace. En la majorité, on pourrait presque dire en l’unanimité
de ceux qui s'intitulent libres penseurs, cette idée est si profondément
imprimée que, se déclarant incrédules à tous les mystères, dédaigneux de tous
les rites, opposés à toutes les manifestations religieuses, ils émettent, dès
qu'on les presse dans leurs derniers retranchements, cette restriction qu'ils
n'admettent rien, mais qu'ils ne nient pas expressément l’existence de Dieu.
Ils ne comprennent pas que cette simple acceptation suffit aux exploiteurs de
religions. Car Dieu, c'est l’autorité, c'est la hiérarchie, c'est la nécessité
de la prière, c'est le temple, c'est le prêtre. On ne crée pas un dieu de
fantaisie, perdu dans les brumes de l’inconnaissable, pour ne point, très
promptement, chercher à le rapprocher de soi. Bien vite, on parlera de sa
bonté, de sa justice, et comme tout autour de nous n'est que déséquilibre et
injustice, le pas sera vite franchi vers des compensations paradisiaques tenues
en réserve par son infinie miséricorde. Et toujours cette antienne: Dites tout
ce que vous voudrez, l’idée de Dieu est nécessaire. En effet, elle est
nécessaire pour tous ceux qui n'ont pas le courage d'envisager la situation
réelle, à savoir que nous sommes le produit d'une évolution cosmique dont le
secret jusqu'ici nous échappe, mais qu'en même temps, il est un fait certain,
positif, c'est que, dans la mesure de nos forces, la terre nous appartient et
que notre devoir est de tirer le meilleur profit possible de l 'habitat qui
nous a été dévolu, de le transformer, par l 'emploi de toutes nos énergies
vitales, en un séjour de bien-être et de moindre souffrance possible. Si tu te
places à ce point de vue, le seul digne de ta raison, immédiatement s'éloigne
et s'efface l’idée de Dieu. En quoi un Dieu nous est-il nécessaire pour que
nous défrichions la terre, pour que nous développions ses productions, pour que
la vie devienne meilleure et plus facile? Nous sommes en possession d'un
appareil qui, en vertu de certaines dispositions constitutives, peut fournir à
nos besoins, et au-delà. Nous constatons scientifiquement que rien ne s'obtient
sans travail; nous savons que si l’homme ne fait effort, la terre reste inculte
et cruelle à ses fils. Elle les empoisonne par ses méphitismes, elle les écrase
sous ses écroulements, elle leur refuse le fruit de son sein qu'il faut violer
pour qu'il nous réconforte. Où intervient Dieu en cela? On nous dira qu'il est
la force latente. Alors, cette force ne s'exerçant, en dehors du travail de l’homme,
que pour produire la peste ou la famine, avouez toutefois qu'il n'est aucun
motif de le vénérer. Oui, cette force existe, c'est la poussée vitale. Nous la
constatons, mais en quoi est-il nécessaire de l’adorer, puisque nous avons à la
diriger et à l’améliorer. Il nous faut l’étudier en ses effets, en ses causes
immédiates et la contraindre à donner le maximum de résultats qu'elle contient
en elle-même. Dieu te sert-il en ce labeur? En es-tu à croire que des prières
amènent la pluie et qu'un quartier de roc s'écarte parce que tu le barres d'un
signe de croix? Tu sais bien que les prétendus miracles sont autant de
mensonges et à mesure que l’instruction se répand, à mesure que disparaît la
folie du mysticisme, pas un fait ne se produit qui soit contraire aux lois de
la gravitation ou des transformations chimiques. Dieu est-il nécessaire pour
que le blé pousse? Quand nous a-t-il prêté son aide pour détourner un torrent?
Où est sa part dans la construction des chemins de fer, des paquebots ou des
appareils télégraphiques? Est-ce que, dans les actes quotidiens de la vie, tu
éprouves la nécessité de l’existence d'un Dieu? Tu vis sans lui et en dehors de
lui, et n'y songerais jamais si certains n'avaient intérêt à sans cesse te
rappeler son nom et à affirmer son existence. Et ceux-là sont les exploiteurs
de tes faiblesses et de tes lâchetés. Oui, Dieu est nécessaire pour établir le
dogme de l’autorité et de la hiérarchie. C'est sur l’idée de son existence
qu'est basée toute l’organisation anti-égalitaire de la Société. L'idée de Dieu
est le substratum de toute domination qui, ne pouvant se justifier par aucun
autre titre, s'en réfère à une sorte d'investiture céleste. Pour le roi, pour
le chef, pour le possédant, pour l’accapareur, l’idée de Dieu est nécessaire
parce que c'est d'elle seule qu'ils tiennent l’apparence d'un droit. Ils ont
inventé le maître pour pouvoir s'en déclarer les délégués et opprimer les
masses en son nom. Dieu est nécessaire pour le propriétaire: car s'il n'avait
pas inventé cette fiction d'un Dieu répartiteur du sol, il n'aurait pu imaginer
cette sinistre fantaisie de l’appropriation perpétuelle, fondée sur la
conquête, c'est-à-dire sur le vol. C'est la Force qu'ils ont acclamée Dieu, et
toutes leurs énergies se sont concentrées sur la défense de ce mensonge, qu'ils
utilisèrent à leur profit. L'idée de Dieu n'est nécessaire que pour les
oppresseurs, pour les envahisseurs, pour les négateurs du droit collectif. Pour
l’inculquer aux masses, on a eu l’infernale habileté de la compliquer de l’idée
de compensation. Qui a souffert sur la terre jouira d'un bonheur éternel. Plus
vous aurez été malheureux ici-bas, et plus vous serez heureux dans le ciel.
D'où la résignation, d'où l’abandon par l’homme du bien qui lui appartient, la
terre, au profit des brutaux et des aigrefins. À ceux-là, l’idée de Dieu est
nécessaire parce que, grâce à elle, ils ont pu, pendant des siècles, arrêter
les revendications du droit humain, parce que les ignorants, les humbles, les
faibles ont été courbés sous la violence, et ont baisé la main qui les frappait
et les dépouillait, dans l’espoir insensé d'une revanche céleste. Libère-toi de
l’idée de Dieu, et, ne t'hypnotisant plus dans la contemplation du ciel,
regarde la terre. C'est là ton outil de bienêtre. Tu n'admettras plus que
quelques-uns détiennent les biens qui sont à tous, tu n'admettras plus d'être
soumis, pour toutes les nécessités de la vie, aux spéculations qui sont des
meurtres organisés. Tu sentiras que la charité qui est faite au nom de Dieu
n'est en réalité que la perpétuation de la misère.
Tu sentiras la vérité de
cette parole trop tôt proférée pour qu'elle fût bien comprise: Dieu, c'est le
mal. Car Dieu, c'est la tyrannie sous toutes ses formes, c'est la propriété
avec tous ses accaparements, c'est la divinisation de la souffrance, c'est la
négation du droit au bien-être, au bonheur, à la jouissance des biens
terrestres. C'est la souillure de nos aspirations physiques, de l’amour, de la
génération. C'est la déshumanisation de l’humanité. Et cette idée, qui ne
produit que de la souffrance, de la haine, de l’iniquité, serait nécessaire,
fatale! Ceux qui disent cela et se croient de pensée libre sont des
pusillanimes qui n'osent point user de leur raison. Il est au contraire
nécessaire que l’idée de Dieu s'efface et disparaisse. Alors seulement, l’homme
sera maître de sa force cérébrale tout entière et appliquera son effort à la
réalisation du bien-être général, par l’exploitation solidaire du seul domaine
qui soit à sa portée, la terre. L'esprit désobscurci du préjugé religieux, l’homme
exercera sa pensée réellement libre, et pour lui, la vie changera de face.
Cette liberté reconquise, il en usera dans toutes les circonstances, les
préjugés engourdisseurs disparaîtront un à un et la vraie lumière éclatera.
Voyons maintenant le penseur—déjà libéré du mensonge divin—aux prises avec les
autres faux axiomes qui n'en sont d'ailleurs que des résultantes. Te voilà au
milieu des hommes, tes semblables, et en face de la terre dont, eux et toi,
vous devez tirer votre subsistance. Les hommes sont tes égaux, tu es leur égal.
Ici je te demande un peu d'attention. Quand tu parles d'égalité, aussitôt on te
rabroue, en affirmant que l 'égalité est une utopie, que la nature même la
dénie, que les hommes viennent sur la terre avec des organismes dissemblables,
les uns plus forts, les autres plus débiles; les uns, très intelligents, les
autres, de faible cerveau, et de ces prémisses, on part pour justifier les
inégalités sociales, la misère en face de la richesse, le salariat et le
capitalisme, l 'ignorance et l 'éducation supérieure, et par suite, la bataille
humaine avec ses égorgements et ses épouvantes. Et l’égalitaire se trouve pris
de court et hésite à répondre. C'est qu'en ce point, comme dans toutes les
discussions sociales, nous nous laissons tromper par une définition fausse,
passée à l’état de dogme. L'égalité existe entre les hommes, au point de
départ, c'est-à-dire que tous les hommes viennent sur la terre avec la volonté
de vivre, avec des besoins matériels et moraux qui sont égaux en principe: l’homme
qui a faim est l’égal de l’homme qui a faim. Les nécessités primordiales de l’existence
sont les mêmes, et il y a égalité parfaite et complète dans cette formule
indiscutable: —Tous les hommes, sans exception, ont la volonté et le droit de
satisfaire leurs besoins et d'utiliser leurs facultés, physiques et morales. La
mesure individuelle de ces besoins et de ces facultés est accessoire. Le fait
mathématique—la volonté et le droit de vivre— est égal pour tous. En cela et en
cela seul consiste vraiment l’égalité, et c'est elle qui doit être respectée
par l’exercice—appartenant à tous—de ce droit de vivre. Ici, Camarade, tu
trouves sous tes pieds un terrain solide: fils de la nature, tu as—comme tous
tes congénères, ni plus ni moins, mais autant qu'eux—le droit de vivre et ce droit
nul ne peut t'empêcher —ni empêcher autrui—de l’exercer. Or d'où peuvent te
venir les moyens de vivre, sinon de la terre. Donc la terre est à toi, comme à
tous tes semblables. La faculté de l’exploiter et d'en tirer subsistance est
inhérente à ton être, et nul n'a droit de la supprimer. Donc quiconque
s'approprie une partie de cet instrument collectif de travail qu'est la terre
commet un acte contraire au principe humain, donc la propriété, c'est-à-dire la
mainmise de qui que ce soit sur une portion de terre, est un vol commis au
préjudice de la collectivité.
Et voici que la
propriété—sacro-sainte—t'apparaît avec son véritable caractère d'accaparement
et de spoliation, voici que ce dogme intangible se révèle en son évidence de
brutalité et de crime antisocial. La terre est l’instrument de
travail—c'est-à-dire de vie—de tous les hommes. Quiconque se l’approprie vole l’humanité,
et quand il prétend donner à ce vol la sanction de la perpétuité, il commet un
acte à la fois si illogique et si monstrueux qu'on s'étonne à bon droit qu'il
ait pu être perpétré. Mais pour autoriser, pour éterniser cette iniquité, la
Société, depuis des siècles, a créé cette autre iniquité, l’autorité,
c'est-à-dire l’appel à la force contre le droit, le recours à la violence
contre les justes revendications. En s'appuyant sur l’idée de Dieu, créateur et
propriétaire universel, elle a imaginé, par un habile procédé d'escroquerie, la
concession faite par cette puissance mystérieuse au profit de quelques-uns de
la terre divisée en parcelles, et de cette injustice première, toutes les
injustices ont découlé. Donc, Camarade, nie la propriété du sol comme tu as nié
Dieu, comme tu vas nier tout à l’heure toutes les fantaisies criminelles et
persécutrices dont la propriété est la source. Par la propriété, la liberté a
disparu, depuis le droit d'aller et de venir arrêté par des murs et barrières
que défendent des gendarmes et des magistrats, jusqu'à la liberté du travail,
le propriétaire étant maître de laisser ses terres en friche et de refuser à
quiconque la faculté d'en extraire les éléments nécessaires à l 'existence. La
propriété n'est pas seulement le vol, elle est le meurtre, car c'est d'elle que
procède l 'exploitation de l 'homme par l 'homme, le droit mensonger du possédant
à ne concéder le droit au travail qu'à son profit, en échange d'un salaire
dérisoire; elle est la créatrice du prolétariat, la faiseuse de misère, la
manifestation atroce et cruelle de l 'égoïsme, de l 'avidité et du vice, elle
est la grande tueuse d'hommes. La propriété est le meurtre, car c'est en vertu
de ce droit prétendu, appuyé uniquement sur la spoliation, sur la conquête et
par conséquent sur la force, que des groupes d'hommes se sont déclarés seuls
jouisseurs d'une portion plus ou moins vaste du sol, s'en sont prétendus les
maîtres absolus, élevant entre leurs territoires respectifs des barrières sous
le nom de frontières, et ont créé chez ces groupes, décorés du nom de nations,
des sentiments de haine, de rivalité qui se traduisent perpétuellement par les
pires violences, assassinats en nombre, incendies, viols et autres
manifestations de la bestialité humaine. C'est le mensonge: car, alors qu'il
est inscrit dans les constitutions particularistes que nous subissons que le
droit de propriété est sacré et que nul n'en peut être privé, des millions
d'hommes sont dépouillés de leur droit à la terre, au profit d'une caste
dominatrice et exploiteuse. La propriété est l’expression de l’égoïsme à sa
plus haute puissance: c'est l’usurpation brutale du bien de tous, de la terre
qui appartient à la collectivité et sous aucun prétexte légitime ne peut être
féodalisée au profit de quelques-uns. C'est d'elle que naissent toutes les
injustices, tous les crimes, tous les forfaits dont l’histoire s'ensanglante...
Elle se perpétue par l’héritage qui n'est que la continuation dans le temps
d'une première iniquité commise. La propriété à double forme, elle s'impose
encore sous le nom de capital, et le capital est comme la propriété le vol, le
meurtre et l’injustice. La terre appartenant à l’humanité toute entière, à la
collectivité, aussi à l’humanité et à la collectivité appartiennent ses
produits. C'est l’humanité, la collectivité qui met en valeur l’instrument
terrestre que nous tenons de la nature, et le produit du travail nécessaire,
général et collectif, appartient à tous les hommes, sans individualisation
possible. Sur les ressources—richesses de toute nature—que fait jaillir du sol
le travail humain, tous les hommes ont un droit équivalent, pour la
satisfaction aussi complète que possible de leurs besoins matériels et moraux. Tu
auras beaucoup entendu parler, mon Camarade, de la prise au tas et de bon
bourgeois se seront esclaffés devant cette expression quelque peu vulgaire. Il faut
que la tas—collectif—des richesse produite soit assez considérable pour que
tous y trouvent leur part légitime. Or que se passe-t-il aujourd'hui? Des gens,
s'appuyant sur ce droit de propriété et sur la constitution illégitime d'un
capital, amassent pour eux—des tas—dans lesquels ils puisent au gré de leurs
caprices, tandis que des millions d'hommes sont dénués de tout. Ils sont
entourés d'une horde de parasites qui repoussent, à coups de lois et à coups de
fusil, ceux qui, mourant de faim, font mine de toucher à ces provendes
monstrueuses. Ces capitalistes s'arrogent le droit de laisser pourrir des
denrées— c'est leur pouvoir absolu—alors que des centaines d'hommes en
vivraient; ils sont les rois, ils sont les maîtres, leur caprice est souverain,
ils peuvent, quand ils le veulent, à l’heure choisie par eux, déchaîner la
misère et la famine sur la collectivité. Ce sont des propriétaires qui, de par
des coutumes admises appuyées sur la force, décident de la vie ou de la mort
des masses prolétariennes. On a voulu nier que ce fussent les capitalistes et
eux seuls qui déchaînent la guerre: quel intérêt eût le peuple allemand à la
guerre de 1870? La victoire a augmenté ce qu'on appelle les forces
industrielles du pays, c'est-à-dire que se sont constitués un plus grand nombre
de groupes capitalistes, fondant d'immenses ateliers, des docks, des usines où
les matières nécessaires à la vie, pour ne parler que de celles-là, sont l
'objet de tripotages commerciaux qui en décuplent le prix et en rendent l
'usage impossible aux prolétaires, parce que l 'usinier, le grand industriel,
loin de travailler pour la collectivité, ne songe qu'à s'enrichir lui-même—lui
et ses actionnaires—au détriment des consommateurs, c'est-à-dire de la grande
masse. Ces entreprises, nous dit-on, fournissent du travail à des millions
d'ouvriers: c'est réel, seulement ce travail même auquel on est forcé d'avoir
recours donne lieu à une rémunération calculée si avarement que l’ouvrier y
trouve à peine de quoi ne pas mourir. Que lui importe la prospérité d'un pays
qui ne se traduit que par des budgets impériaux ou des bilans de fortunes
particulières, alors que lui-même est toujours pauvre, misérable et sacrifié? Qu'il
se révolte, qu'il s'empare des matières premières, des usines, qu'il les
emploie au bénéfice de la collectivité, c'est la justice. Mais la propriété,
mais le capital ont de longue date pris leurs précautions. Donnant au
groupement des propriétés le nom de patrie, ils ont su inspirer à la foule une
sorte de religieuse passion pour une entité invisible qu'ils abritent sous un
symbole ridicule, le drapeau. Le troupeau humain, bête et sentimental, abruti
depuis des siècles par l’idée de providence et de droits acquis, s'est laissé
prendre à cette fantasmagorie de mensonges, et il admire les armées,
brillantes, bruyantes, violentes, qui ont pour mission de défendre les
propriétés et les capitaux des accapareurs contre d'autres accapareurs non
moins déshonnêtes qu'eux-mêmes. On invoque pour justifier l’idée de patrie et l’existence
des armées la nécessité de la défense légitime: le raisonnement serait juste si
les masses prolétariennes étaient appelées au service militaire pour défendre
un bien-être acquis et satisfaisant. Mais en est-il ainsi? Que telle nation en
écrase une autre, le régime propriétaire et capitaliste en sera-t-il modifié,
et la collectivité recouvrera-t-elle ses droits confisqués par les individus?
Point. Victorieuse ou vaincue, toute nation reste soumise au joug de l’exploitation
capitaliste, et les arcs de triomphe qu'élèvent les satisfaits ne sont pour la
masse que les portes de l’enfer capitaliste. Seule, la guerre sociale est
juste. Comprends bien, Camarade, je dis sociale—et non civile—parce que la
lutte de la justice contre l’iniquité ne se renferme pas dans les limites d'un
territoire défini: les exploités du capital—à quelque nation qu'ils
appartiennent—sont les adversaires des capitalistes de toutes les nations, sans
exception. La guerre qui a pour but la propriété d'une ville, d'une province,
d'un royaume est inique: est juste la guerre qui a pour but l’abolition des
privilèges, des exploitations et des spéculations, la reprise de la terre et de
ses produits pour la collectivité. Des alliances peuvent et doivent être
conclues entre les exploités de tous les pays—sans souci du nom géographique
dont on les affuble—pour jeter bas l’immense et formidable Bastille qui, sous
des milliers de formes diverses, symbolise la puissance propriétaire; la patrie
du travailleur est partout où le droit règne, elle n'est pas là où l’iniquité
est toute-puissante.
Il ne s'agit plus ici d'un
territoire quelconque; la patrie a une signification plus haute et profondément
humaine. Car la patrie de l’homme, c'est la terre toute entière et elle sera
digne de ce titre, c'est-à-dire paternelle à tous, quand, à la suite d'efforts
dont le succès ne rentre pas, quoi qu'on en ait dit, dans le domaine des
utopies, la terre toute entière sera régie par la justice. On te dira encore,
Camarade, que tel pays est plus digne que tel autre d'être défendu parce que
déjà on y a conquis de vaines libertés politiques qui sont des instruments de
progrès, ne te laisse pas troubler par les grands mots. De par l’organisation
propriétaire et capitaliste, les libertés sont employées contre la masse comme
outil d'asservissement, et l’habileté des maîtres est telle qu'ils savent
défigurer les choses et les mots pour leur attribuer une signification
favorable uniquement à leurs intérêts. Le suffrage universel! Est-ce que tu
peux lui proposer le seul problème dont la solution te touche, la reprise de la
propriété et l’abolition du capitalisme? Défie-toi de tous ces vocables
ronflants: syndicalisme, retraites ouvrières, fixation des heures de travail.
En tout cela, il n'y a que des palliatifs, destinés à laisser subsister la
grande iniquité sociale. Syndicats—groupements des ouvriers qui défendent leurs
intérêts contre les patrons—pourquoi des patrons? Pourquoi des parasites? Un
seul syndicat, la collectivité travailleuse par elle-même et pour elle-même.
Les retraites ouvrières! C'est l’os qu'on jette aux travailleurs pour que,
satisfaits de ne plus mourir d'épuisement et de misère, ils acceptent de,
pendant toute leur vie, rester à l’état d'esclaves attachés à la glèbe
industrielle. Pas de retraites, mais la répartition équitable et légitime de
toutes les ressources terrestres entre ceux qui les produisent. Peut-être,
Camarade, qui veut travailler au progrès, es-tu surpris de cette franchise. Tu
dis que ce qui est acquis est acquis, et que la diminution de souffrance n'est
pas à dédaigner. D'accord, mais n'oublie pas que le libertaire conscient a une
mission plus large; assez d'autres opportunistes, qui ont intérêt à la
perpétuation de l’état social actuel, sont tout prêts à servir inconsciemment
de complices à la malice des politicailleurs. Tu dois voir de plus haut et plus
loin. Un exemple: Suppose que les socialistes arrivent à obtenir la journée de
huit heures. Quelles batailles ne faudra-t-il pas livrer pour que la question
soit posée sur son véritable terrain, c'est-à-dire que, tout en ne travaillant
que huit heures, l’ouvrier gagne autant qu'aujourd'hui, en ses dix, douze et
quatorze heures de labeur. Admettons même que le capital, s'arrachant un
lambeau de ses bénéfices, consente à ce sacrifice et organise le travail par
équipes, augmentant ainsi le nombre des salariés et diminuant, à son grand regret,
celui des meurt-de-faim ... Est-ce que pour cela le salariat sera plus
légitime, est-ce que plus légitime le bénéfice prélevé par un individu ou une
société sur la collectivité des travailleurs, est-ce que plus légitime l
'opulence des uns en face de la misère des autres, le gavage en face de la
privation? Songes-y bien, dût ton salaire se décupler et ta fatigue diminuer
dans les mêmes proportions, la situation n'en serait pas moins injuste, parce
qu'elle aurait toujours pour base première le privilège des uns et la
soumission des autres. Et toi, libertaire, tu ne peux être que l’homme de la
justice. Sinon, tu n'as pas de raison d'être, reste jacobin, radical,
socialiste: tu seras un des défenseurs de l’ordre de choses existant et quand
tu voudras le critiquer et verser sur les vices de l’humanité des larmes de
crocodile, tu seras un hypocrite et un tartufe. La propriété—fondement de l’autorité—a
créé tous les vices. Elle est productrice de paresse, car, sans parler des
riches qui s'abstiennent de tout travail et vivent de celui des autres, elle a
donné à la masse la haine de l’effort et la volonté de s'y soustraire. Ne le
nie pas, Camarade. Tu ne travailles que parce que tu y es forcé, et tu cherches
à tromper ton patron en lui fournissant le moins possible d'huile de bras.
Pourquoi, sinon parce que, sans que tu en aies peut-être la notion positive, tu
sens que ton effort profite à un égoïste et à un exploiteur. Il n'en serait pas
de même si tu travaillais pour la collectivité, car tu comprendrais que, de ton
effort entier, le bénéfice revient à tous, c'est-à-dire à toi-même. Que
t'importe de bâtir des palais que tu n'habites pas et d'où les laquais te
chassent à coups de trique! Mais si tu apportais ta pierre aux édifices
collectifs devant abriter tous les hommes et toi-même, avec quel amour tu
consacrerais ton énergie à leur beauté, à leur spéciosité, à leurs conditions
hygiéniques. Travailler pour l’humanité avec la conscience qu'on fait partie
des bénéficiaires de tout travail, c'est la justification et on pourrait dire
la purification de l’effort quel qu'il soit; et avec quelle placidité chacun,
sa tâche accomplie, jouirait du bien-être dont il a été l’artisan. La propriété
a créé le vol: car elle est génératrice de jalousie, d'envie et de haine, avec
volonté de revanche. Pourquoi celui-ci est-il favorisé plutôt que celui-là? Pourquoi,
parce que le grand-père ou le père de cet enfant ont amassé des capitaux, le
nouveau venu se trouvera-t-il délié de l’obligation que la nature impose à tout
homme d'arracher à la terre les ressources nécessaires à sa vie? Alors celui
qui n'a pas rongé son frein s'irrite à voir passer les oisifs qui le narguent; l’éblouissement
que lui met aux yeux l’étincellement des richesses auxquelles il n'a aucune
part, se mue en lueurs rouges dans son cerveau, et c'est lui que la Société
appelle criminel, lorsqu'elle l’a incité, provoqué, bravé!... Sous tout crime,
quel qu'il soit, il y a, à la base, un crime de la société, et pour qu'elle
s'arrogeât le droit de punir, il faudrait tout d'abord qu'elle se châtiât
elle-même. La propriété crée l’assassinat: le grand industriel est un dévoreur
d'hommes, et il se soucie de leur vie comme de leurs revendications. Dans les
hauts-fourneaux, dans les mines, le bétail humain peine et meurt; et chaque
goutte de sueur qui tombe, chaque goutte de sang qui coule est par lui monnayée
et entassée dans ses coffres. Elle crée l’assassinat: car à qui lui prend sa
vie, le sacrifié rêve de lui prendre la sienne. C'est la propriété, c'est le
capital qui ont assassiné le malheureux Watrin, c'est l’égoïsme et la férocité
capitalistes qui ont chargé les fusils de Fourmies et de Limoges; et les
soldats tueurs ne sont que les exécuteurs des décrets de mort rendus par le
capital. Supprimer la propriété individuelle, c'est régénérer l’humanité, c'est
rendre impossibles—parce qu'inutiles—toutes les révoltes dont les
manifestations sont qualifiées de crimes: vols et meurtres. Le jour où, la
propriété étant collective, tout sera à tous, pourquoi voler autrui, puisque
c'est se voler soi-même? Pourquoi exercer une reprise individuelle par la
violence, meurtre ou assassinat, puisque cette reprise s'exercerait sur son
propre bien? Pourquoi envier autrui, puisque les ressources individuelles étant
à la disposition de tous, il suffira de vouloir pour avoir? Et n'oublie pas,
Camarade, que ces désirs, ces passions dont l’explosion est au principe de tous
les crimes, sont réellement créés, développés, entretenus par l’état de
privation qui résulte pour la majorité de l’organisation propriétaire de la
Société. Suppose que tes besoins soient légitimement satisfaits, que tu aies
—comme on dit—ton compte, crois-tu que ne diminueraient pas en toi ces
appétits, parfois excessifs, que crée la souffrance de la perpétuelle pénurie?
Celui qui n'a pas faim, qui ne subit pas l’angoisse quotidienne du lendemain,
celui qui est entouré, non point de luxe—on y viendrait plus tard—mais du
confortable relatif sans lequel la vie est un supplice, celui-là n'est plus un
envieux, ni un haineux. Il jouit de la vie et est heureux que les autres en
jouissent comme lui. La propriété crée la dépravation; ceci peut te paraître
étrange, parce que tu n'as peut-être jamais réfléchi que l’amour est gangréné
jusqu'au fond par le sentiment propriétaire. L'orientation générale des idées
est faussée à ce point que la Société a inventé tout un code—de lois ou
d'usages—en vertu duquel l’être humain n'est plus maître de lui-même, de son
corps, de ses désirs. L'homme, affolé par le virus propriétaire, en est arrivé
à ce degré d'erreur qu'il admet le droit de propriété d'un être sur un autre
être, de l’homme sur la femme, de la femme sur l 'homme; et la Société défend l
'union de ces deux êtres si n'est intervenu un pacte de vente et d'achat,
qu'elle appelle contrat de mariage. Et de ceux qui l’ont signé, chacun devient
le propriétaire de l’autre, avec interdiction sous peine de prison—et même de
mort—contre celui qui prétend rester maître de sa personne, de sa chair, de son
cœur. En dehors même du mariage, l’amant s'affirme le maître de sa maîtresse et
la tue si, lasse de lui, elle entend se donner à un autre; la maîtresse
poignarde ou défigure celui qui l’abandonne. La Société nouvelle, te dira-t-on,
sera impuissante contre les crimes passionnels. Non, Camarade. Elle les
atténuera, jusqu'au jour où ils disparaîtront tout à fait. Comment? En
proclamant le principe de la liberté dans l’amour comme dans les autres actes
de la vie. C'est l’esprit d'égoïsme, exploité par les religions, qui a souillé
les manifestations de l’amour en les entourant d'on ne sait quelle apparence repoussante
d'indécence et d'obscénité; dès que l’amour ne sera plus classé au nombre des
choses défendues, le prurit malsain que les prohibitions développent et
surexcitent diminuera de lui-même, et l’amour redeviendra ce qu'il aurait dû
toujours être, l’exercice normal d'une faculté légitime. Les enfants ne seront
plus la propriété des parents—qui ont déguisé leur tyrannie sous le nom de
droit paternel, maternel, familial, —mais seront les membres de la collectivité
et par conséquent investis, de par leur naissance même, du droit absolu à la
vie, à la richesse, au bien-être universels. Il n'est pas une seule des
bases—c'est le mot consacré—de la Société qui ne soit étayée sur un tuf
d'illusion ou de mensonge. Ne te dissimule pas qu'à les saper on court des
risques; les uns, par conservatisme intéressé, les autres par incompréhension
les défendent avec acharnement, avec brutalité. Prêtres, soldats, magistrats
sont au service de ces ennemis de la vérité, jusqu'ici tout-puissants.
Demande-toi si tu possèdes l’énergie nécessaire pour leur tenir tête; garde toi
cependant de toute rodomontade. Sois froid, sois calme, sache ce que tu veux et
ce que tu fais. Défie-toi de la fausse poésie de l’agitation stérile. Sois
précis dans tes desseins et dans tes actes. Que tes résolutions, si tu en as à
prendre quelqu'une, soit le résultat si net de tes méditations que rien ne t'en
puisse détourner; garde toi de l’enthousiasme qui n'est le plus souvent qu'une
fièvre. Libertaire, sois libre de passions, sois l’égal de ta raison. Travaille
pour toi-même en travaillant pour tous. Je ne te dis pas ce qui sera—car c'est
là le secret de l’avenir et nul aujourd'hui ne peut, sans ridicule forfanterie,
prévoir la forme des Sociétés futures—mais ce que tu dois être toi-même, pour
que le progrès nécessaire se réalise. En tout temps, en tout lieu, soit le
négateur de l’autorité: donc garde-toi bien toi-même d'être autoritaire. Sache
vivre avec tes semblables sans désir de domination; sois d'âme solidaire, communiste,
libertaire et prêche d'exemple en toutes les circonstances de la vie. Étant
obligé de vivre dans un milieu où toutes les idées de justice sont bafouées, ou
tout au moins tenues pour négligeables, ne perds pas une seule occasion de
rappeler ce qui devrait être à la place de ce qui est. Te connaissant d'esprit
moyen, mais de bon vouloir complet, je ne te demande ni l’héroïsme ni le
martyre. Débats-toi comme tu le pourras pour vivre ta maigre vie, mais en même
temps agis en homme qui sait ce qu'il fait, pourquoi il le fait et qui guette
toutes les occasions de se libérer du carcan social, en aidant les autres à
s'en libérer avec lui. Surtout ne croît pas à ta supériorité, répète-toi cent
fois le jour que tu n'es qu'un apprenti de l’atelier social et que les progrès
se réaliseront non par un individu, mais par le groupe sans cesse plus étendu.
Cherche toute ta vie et ne suppose jamais que tu as trouvé; ennemi de toute
autorité, n'en crée pas une au dedans de toi-même, car celle-là est la plus tyrannique
et la plus dangereuse. Écoute tout, même des plus sots ou des plus criminels,
il y a toujours quelque chose à apprendre, ne fut-ce que par le conflit avec la
réalité. Je conclus, cher Camarade, en te recommandant de ne pas te laisser
aller à considérer ce petit manuel comme un évangile. On est beaucoup trop
disposé à attribuer à la lettre imprimée un caractère en quelque sorte sacré.
Je n'ai voulu, en soulevant ces questions, que t'inciter à les étudier: n'est
un véritable libertaire que celui qui s'est fait lui-même. Je t'ai simplement
montré l’outil de ta rénovation mentale; tous les dogmes se résument en un
seul, c'est qu'il n'y a pas de dogmes. Et là-dessus, Camarade, je te souhaite
la conscience bien équilibrée, la santé physique et le bien-être conquis par
toi en même temps que celui des autres. Tout pour et par la justice.
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