dimanche 13 août 2023

Interview tiré de l'émission "Les idées larges": Jacques Rancière

 

Le fait d’expliquer paraît à première vue indissociable de la pratique pédagogique. Or, en vous lisant, on a l’impression que la volonté d’expliquer réfrène l’émancipation autonome des intelligences…

Jacques Rancière : Ce n’est pas moi qui pose ce postulat, mais Joseph Jacotot (1770-1815), dont j’explique et actualise la pensée dans Le Maître ignorant (Fayard, 1987)Ce pédagogue parvint à apprendre la langue française à des étudiants des Pays-Bas sans parler un mot de hollandais. Il réussit ainsi à apprendre quelque chose… à des gens à qui il n’a rien expliqué. Il réalise cette expérience au XIXsiècle, à un moment où l’éducation des individus renvoie à la question de l’éducation populaire. Après la Révolution, on se demande comment faire pour que le peuple ne soit pas trop bête, mais pas non plus trop intelligent – car il risquerait d’être un peu trop remuant. Les citoyens doivent donc apprendre comme il faut, dans le bon ordre, et surtout en ayant bien en tête que s’ils peuvent apprendre, c’est parce qu’il y a quelqu’un qui est là pour leur expliquer. Dans ce cadre, l’explication n’est pas seulement un exercice technique ; elle fonctionne comme une sorte de dispositif d’inégalité. Elle renvoie à une vision du monde selon laquelle personne ne peut rien apprendre s’il n’y a pas quelqu’un qui sait pour vous expliquer ce qu’il y a à savoir. Cette logique s’inscrit donc dans tout un dispositif institutionnel, social, politique, philosophique, qui maintient une grande partie des gens dans une position de minorité intellectuelle.

“L’esprit critique, on se l’apprend soi-même, à travers ce que l’on voit, ce que l’on juge, ou expérimente”Jacques Rancière

 

Votre analyse de la logique de l’explication part de l’étude d’une expérience pédagogique mais sa portée est beaucoup plus large, n’est-ce pas ? Elle est, en particulier, politique ?

Jacotot vit à une époque où il n’y a pas encore de grand système d’éducation nationale, d’instruction publique. Mais il perçoit que ces systèmes peuvent constituer une espèce de relais. Et en effet, ce qui va succéder aux formes brutes de la domination, c’est une domination raisonnable, légitimée et acceptée. Le système représentatif, qui se développe dans le sillage des révolutions, joue certainement un rôle dans cette inflexion : il y a une forme de parallèle entre l’enfant et le peuple. Le peuple est le mineur qu’il faut amener à un certain degré d’éducation afin qu’il puisse non pas gouverner lui-même, mais au moins juger, c’est-à-dire comprendre que ce que font les gouvernants est dans son intérêt. Comme le professeur d’école, l’État aussi fonctionne vis-à-vis des citoyens comme un grand pédagogue paternaliste. « Ils se mettent en grève parce qu’ils ne comprennent pas, on va leur expliquer ! », disait Juppé lors des grandes grèves de 1995 [voir ici son allocution de l’époque]. Dans les médias, les journaux estiment aussi qu’il faut tout expliquer aux gens. Cette tendance se retrouve dans ce qu’on nomme aujourd’hui le « décryptage ». On n’informe plus, on « décrypte » les informations… Ce qui veut dire que n’importe quel fait, même le plus anodin, est considéré d’emblée comme un mystère aux yeux du public. Il faut donc sans arrêt faire appel à des spécialistes, à des experts, etc. Ce qu’ils disent est en général parfaitement trivial, et n’importe qui pourrait le dire. Mais l’autorité de la science prouve tout de même que les choses les plus simples sont beaucoup plus compliquées qu’on ne le croit.

 

C’est donc tout le fonctionnement du discours progressiste que vous remettez en cause ?

La vision progressiste moderne se caractérise par une tension. Il faut que le peuple en sache assez. En même temps, disent bon nombre d’auteurs, si les gens du peuple en savent trop, s’ils commencent à juger de tout, les choses deviennent inquiétantes. Bien sûr, les tenants du progressisme n’osent pas dire : « C’est dangereux pour nous ». Ils renversent donc le propos en disant : « C’est inquiétant pour eux », pour le peuple. Tout un discours se développe au XIXsiècle, consistant à dire que ces pauvres gens du peuple vont être perdus si on leur donne trop, si on leur met trop d’idées dans la tête, s’ils lisent trop de livres. Cette logique ne s’exprime plus aujourd’hui sous cette forme, mais elle laisse des traces dans toute la conception de l’institution scolaire, comme le souligne la sociologie de la reproduction. Il y a une limite à la diffusion du savoir, car il y a cette idée que l’on ne sait pas ce qui pourrait se passer si tout le monde jugeait effectivement par soi-même. Le fonctionnement est d’autant plus pernicieux que l’enseignement prétend ne pas simplement distribuer du savoir, mais véritablement émanciper les gens, leur apprendre l’esprit critique. Or, en réalité, n’y a pas d’émancipation ordonnée, guidée par une institution. L’esprit critique, on se l’apprend soi-même, à travers ce que l’on voit, ce que l’on juge, ou expérimente. Aucune institution n’émancipe les gens. C’est la grande force de Jacotot que de dire que l’on s’émancipe toujours soi-même – que chacun a cette capacité d’émancipation. On peut bien sûr s’émanciper soi-même dans le cadre d’une collectivité, mais on n’émancipe pas les autres. On crée éventuellement les conditions d’une émancipation, mais l’émancipation suppose in fine une sorte de rupture. Le maître enseigne quelque chose, mais l’élève apprend autre chose, autrement.

“Au XIXe siècle s’établit une forme de parallèle entre l’enfant et le peuple. Le peuple est le mineur qu’il faut amener à un certain degré d’éducation – sans qu’il devienne trop intelligent non plus !”Jacques Rancière

 

À vous lire, on a le sentiment que l’égalité n’est pas un objectif à atteindre, à réaliser, mais au contraire une présupposition de laquelle il faut partir.

Jacotot ne cherche pas à fixer l’égalité comme but ultime. À ses yeux, si l’on se fixe l’égalité comme objectif, comme point d’arrivée, on n’y arrivera jamais. Postuler une inégalité de départ qu’il faudrait combler – en l’occurrence, l’inégalité des intelligences – revient à entretenir cette inégalité en décourageant, en réfrénant l’émancipation de soi par soi. Car implicitement, cet objectif de réduction de l’inégalité suppose d’accepter cette inégalité qui met une personne en position de supériorité par rapport à l’autre. Jacotot préconise à l’inverse de prendre l’égalité comme principe de départ. Il s’agit de considérer que tous les individus sont égaux et de prendre ce postulat comme un point de départ. L’égalité des intelligences doit fonctionner comme une maxime au sens de Kant, c’est-à-dire un principe qui guide notre conception du monde et dont on développe la logique, dont on en vérifie les effets. Conçue de cette manière, l’égalité n’est pas une donnée vérifiée, mais une présupposition qui est à vérifier. Il ne s’agit pas de dire, formellement, que « tous les hommes sont égaux », mais « il faut agir sous la présupposition d’une égale intelligence ». L’égalité des intelligences, d’une certaine façon, c’est d’abord ce qui définit votre propre pratique : vous parlez, vous écrivez, vous agissez dans l’idée que vous vous adressez à des égaux.

 

Ce renversement de nos logiques habituelles semble requérir une grande force de volonté…

Chez Jacotot, c’est que ce qu’on appelle « volonté » n’est pas simplement l’effort personnel. C’est déjà un jugement sur la communauté à laquelle on appartient : vouloir se rendre capable, c’est en même temps quelque chose comme vouloir un monde d’égaux. Tout l’enjeu, c’est de savoir quelle opinion choisir : l’opinion de l’égalité ou l’opinion de l’inégalité – dans le sens fort de l’opinion, comme vision de la communauté à laquelle on appartient. Le type qui n’a pas de volonté, c’est celui qui ne voit pas pourquoi il se donnerait du mal pour se voir comme égal aux autres et considérer les autres comme ses égaux. Le dispositif de l’inégalité crée une logique du consensus qui se nourrit de la paresse. Je ne me sens pas l’égal des autres, mais surtout, je ne sens pas les autres égaux à moi et je peux me complaire dans cet état. Pour Jacotot, l’inégalité fonctionne dans les deux sens. L’élève qui, rabaissé et découragé par le dispositif d’explication, dit « Je ne suis pas capable », dit en même temps autre chose : « Votre truc à vous, je n’en ai rien à faire. » Sa déclaration d’incapacité est en même temps une déclaration d’inégalité. L’attitude de l’élève qui dit « Je n’y comprends rien » est une manière d’affirmer une certaine supériorité par rapport au maître explicateur. Les grands mouvements populaires viennent soudainement briser cette logique. À travers ces luttes collectives, ce n’est pas seulement qu’on se découvre capable : on découvre que les autres le sont aussi.

“Pour Jacotot, il faut agir sous la présupposition d’une égale intelligence entre tous. […] Vous parlez, vous écrivez, vous agissez dans l’idée que vous vous adressez à des égaux”Jacques Rancière

 

Il y a donc quelque chose de très exigeant dans cette volonté de briser la logique de l’inégalité ?

Oui ! Du moins dans un certain sens de l’exigence. Je ne suis pas du tout pour une pédagogie qui dirait : « Il ne faut pas être trop méchant, trop exigeant » ; il faut au contraire être très exigeant par rapport à ce que l’autre est capable de faire.

 

Faut-il transformer les institutions pour favoriser l’émancipation ?

Toute la machine sociale fonctionne sur le présupposé de l’inégalité. Mais on fait circuler de l’égalité, dans la société, dans les entreprises, partout. On fait circuler de l’égalité dès lors que des gens en prennent la résolution, qu’ils prennent l’initiative de considérer que les intelligences sont égales – et d’agir en fonction de ce postulat. De ce point de vue, si l’on prend la démocratie au sérieux, comme le régime qui s’enracine dans le présupposé de l’égalité, elle n’est pas une institution mais une pratique. Le temps de l’institution ne peut jamais être celui de l’émancipation ; mais il peut s’y produire de l’égalité, de manière imprévisible, sans anticipation possible. Le temps de l’émancipation est complètement aléatoire, au contraire de celui de l’institution. Il dépend de rencontres, de chemins, de voies qu’on suit. Il a une temporalité complètement indépendante par rapport à celle des institutions. Par conséquent, je crois qu’il est périlleux d’imaginer que c’est en changeant les institutions, en déléguant cet enjeu à la réforme des institutions, que l’on va se mettre à produire de l’égalité.

“Il faut être très exigeant pour briser la logique de l’inégalité, c’est-à-dire qu’il faut être très exigeant par rapport à ce que l’autre est capable de faire”Jacques Rancière

 

On ne peut pas instituer l’émancipation. Mais lorsque se produit un moment d’émancipation, il en entraîne souvent d’autres dans son sillage, n’est-ce pas ?

Lorsque le dispositif de l’inégalité est ébranlé, il y a des effets en cascade. Tous les grands mouvements révolutionnaires, les insurrections et les grands moments d’égalité, sont des périodes où se produit quelque chose comme une accélération de l’efficacité de l’égalité. Dans ces situations de manifestation égalitaire, on est frappé de voir combien les gens arrivaient à faire à une vitesse absolument incroyable ce qu’ils étaient censés être incapables de faire. C’est ce que disait Marx en 1870 à propos des ouvriers qui s’emparent de la machine d’État et se montrent capables d’organiser une vie collective. Un mois avant, ils étaient vus comme incapables. Ils se considéraient donc eux-mêmes comme inaptes à prendre en main les affaires d’une collectivité ! On retrouve la même chose dans tous les grands mouvements de contestation, en particulier dans leur forme moderne. Tout d’un coup se produit une espèce de sortie de la temporalité normale. L’émancipation est l’institution d’une autre temporalité.

 

Quels mouvements d’émancipation vous inspirent aujourd’hui ?

Je pense à ce qui se passe en Iran, à cette capacité à rendre possible ce qui était considéré comme absolument impossible. Ce mouvement a maintenant plus de deux mois. Il se maintient dans des conditions répressives extrêmement dures. J’y vois la manifestation de cette idée décisive : on est capable individuellement parce qu’on est capable collectivement. J’avais déjà été frappé par les grandes manifestations en Iran avant les printemps arabes, lors des élections truquées. Tout d’un coup, des gens sortaient dans la rue et clamaient : « On n’a pas peur. » Il y a un lien très fort entre le fait de ne pas avoir peur et celui d’avoir confiance dans la capacité des autres à se mobiliser, à emboîter le pas. On peut toujours, individuellement, enlever son voile ; mais si ce mouvement n’est pas soutenu, sous-tendu par la confiance qu’on a en les autres, femmes ou hommes, il ne peut pas tenir.

 

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