Le fait d’expliquer paraît à première vue indissociable
de la pratique pédagogique. Or, en vous lisant, on a l’impression que la
volonté d’expliquer réfrène l’émancipation autonome des intelligences…
Jacques Rancière : Ce n’est pas moi
qui pose ce postulat, mais Joseph Jacotot (1770-1815), dont
j’explique et actualise la pensée dans Le Maître ignorant (Fayard,
1987). Ce pédagogue parvint à apprendre la langue française à des
étudiants des Pays-Bas sans parler un mot de hollandais. Il
réussit ainsi à apprendre quelque chose… à des gens à qui il n’a rien expliqué.
Il réalise cette expérience au XIXe siècle,
à un moment où l’éducation des individus renvoie à la question de l’éducation
populaire. Après la Révolution, on se demande comment faire pour que le peuple
ne soit pas trop bête, mais pas non plus trop intelligent – car il risquerait
d’être un peu trop remuant. Les citoyens doivent donc apprendre comme il faut,
dans le bon ordre, et surtout en ayant bien en tête que s’ils peuvent
apprendre, c’est parce qu’il y a quelqu’un qui est là pour leur expliquer. Dans
ce cadre, l’explication n’est pas seulement un exercice technique ; elle
fonctionne comme une sorte de dispositif d’inégalité. Elle renvoie à une vision
du monde selon laquelle personne ne peut rien apprendre s’il n’y a pas
quelqu’un qui sait pour vous expliquer ce qu’il y a à savoir. Cette logique
s’inscrit donc dans tout un dispositif institutionnel, social, politique,
philosophique, qui maintient une grande partie des gens dans une position de
minorité intellectuelle.
“L’esprit
critique, on se l’apprend soi-même, à travers ce que l’on voit, ce que l’on
juge, ou expérimente”
Votre analyse de la logique de l’explication part de
l’étude d’une expérience pédagogique mais sa portée est beaucoup plus large,
n’est-ce pas ? Elle est, en particulier, politique ?
Jacotot
vit à une époque où il n’y a pas encore de grand système d’éducation nationale,
d’instruction publique. Mais il perçoit que ces systèmes peuvent constituer une
espèce de relais. Et en effet, ce qui va succéder aux formes brutes de la
domination, c’est une domination raisonnable, légitimée et acceptée. Le système
représentatif, qui se développe dans le sillage des révolutions, joue
certainement un rôle dans cette inflexion : il y a une forme de parallèle
entre l’enfant et le peuple. Le peuple est le mineur qu’il faut amener à un
certain degré d’éducation afin qu’il puisse non pas gouverner lui-même, mais au
moins juger, c’est-à-dire comprendre que ce que font les gouvernants est dans
son intérêt. Comme le professeur d’école, l’État aussi fonctionne vis-à-vis des
citoyens comme un grand pédagogue paternaliste. « Ils
se mettent en grève parce qu’ils ne comprennent pas, on va leur
expliquer ! », disait Juppé lors des grandes grèves de 1995 [voir ici son allocution de l’époque].
Dans les médias, les journaux estiment aussi qu’il faut tout expliquer aux
gens. Cette tendance se retrouve dans ce qu’on nomme aujourd’hui le
« décryptage ». On n’informe plus, on « décrypte » les
informations… Ce qui veut dire que n’importe quel fait, même le plus anodin,
est considéré d’emblée comme un mystère aux yeux du public. Il faut donc sans
arrêt faire appel à des spécialistes, à des experts, etc. Ce qu’ils disent est
en général parfaitement trivial, et n’importe qui pourrait le dire. Mais
l’autorité de la science prouve tout de même que les choses les plus simples
sont beaucoup plus compliquées qu’on ne le croit.
C’est donc tout le fonctionnement du discours
progressiste que vous remettez en cause ?
La
vision progressiste moderne se caractérise par une tension. Il faut que le
peuple en sache assez. En même temps, disent bon nombre d’auteurs, si les gens
du peuple en savent trop, s’ils commencent à juger de tout, les choses
deviennent inquiétantes. Bien sûr, les tenants du progressisme n’osent pas
dire : « C’est dangereux pour nous ». Ils renversent donc le
propos en disant : « C’est inquiétant pour eux », pour le peuple.
Tout un discours se développe au XIXe siècle,
consistant à dire que ces pauvres gens du peuple vont être perdus si on leur
donne trop, si on leur met trop d’idées dans la tête, s’ils lisent trop de
livres. Cette logique ne s’exprime plus aujourd’hui sous cette forme, mais elle
laisse des traces dans toute la conception de l’institution scolaire, comme le
souligne la sociologie de la reproduction. Il y a une limite à la diffusion du
savoir, car il y a cette idée que l’on ne sait pas ce qui pourrait se passer si
tout le monde jugeait effectivement par soi-même. Le fonctionnement est
d’autant plus pernicieux que l’enseignement prétend ne pas simplement
distribuer du savoir, mais véritablement émanciper les gens, leur apprendre
l’esprit critique. Or, en réalité, n’y a pas d’émancipation ordonnée, guidée
par une institution. L’esprit critique, on se l’apprend soi-même, à travers ce
que l’on voit, ce que l’on juge, ou expérimente. Aucune institution n’émancipe
les gens. C’est la grande force de Jacotot que de dire que l’on s’émancipe
toujours soi-même – que chacun a cette capacité d’émancipation. On peut bien
sûr s’émanciper soi-même dans le cadre d’une collectivité, mais on n’émancipe
pas les autres. On crée éventuellement les conditions d’une émancipation, mais
l’émancipation suppose in fine une
sorte de rupture. Le maître enseigne quelque chose, mais l’élève apprend autre
chose, autrement.
“Au
XIXe siècle s’établit une forme de parallèle entre l’enfant et le peuple. Le
peuple est le mineur qu’il faut amener à un certain degré d’éducation – sans
qu’il devienne trop intelligent non plus !”
À vous lire, on a le sentiment que l’égalité n’est pas un
objectif à atteindre, à réaliser, mais au contraire une présupposition de
laquelle il faut partir.
Jacotot
ne cherche pas à fixer l’égalité comme but ultime. À ses yeux, si l’on se fixe
l’égalité comme objectif, comme point d’arrivée, on n’y arrivera jamais.
Postuler une inégalité de départ qu’il faudrait combler – en l’occurrence,
l’inégalité des intelligences – revient à entretenir cette inégalité en
décourageant, en réfrénant l’émancipation de soi par soi. Car implicitement,
cet objectif de réduction de l’inégalité suppose d’accepter cette inégalité qui
met une personne en position de supériorité par rapport à l’autre. Jacotot
préconise à l’inverse de prendre l’égalité comme principe de départ. Il s’agit
de considérer que tous les individus sont égaux et de prendre ce postulat comme
un point de départ. L’égalité des intelligences doit fonctionner comme une
maxime au sens de Kant, c’est-à-dire un
principe qui guide notre conception du monde et dont on développe la logique,
dont on en vérifie les effets. Conçue de cette manière, l’égalité n’est pas une
donnée vérifiée, mais une présupposition qui est à vérifier. Il ne s’agit pas
de dire, formellement, que « tous les hommes sont égaux », mais
« il faut agir sous la présupposition d’une égale intelligence ».
L’égalité des intelligences, d’une certaine façon, c’est d’abord ce qui définit
votre propre pratique : vous parlez, vous écrivez, vous agissez dans
l’idée que vous vous adressez à des égaux.
Ce renversement de nos logiques habituelles semble
requérir une grande force de volonté…
Chez
Jacotot, c’est que ce qu’on appelle « volonté » n’est pas simplement l’effort
personnel. C’est déjà un jugement sur la communauté à laquelle on
appartient : vouloir se rendre capable, c’est en même temps quelque chose
comme vouloir un monde d’égaux. Tout l’enjeu, c’est de savoir quelle opinion
choisir : l’opinion de l’égalité ou l’opinion de l’inégalité – dans le sens
fort de l’opinion, comme vision de la communauté à laquelle on appartient. Le
type qui n’a pas de volonté, c’est celui qui ne voit pas pourquoi il se
donnerait du mal pour se voir comme égal aux autres et considérer les autres
comme ses égaux. Le dispositif de l’inégalité crée une logique du consensus qui
se nourrit de la paresse. Je ne me sens pas l’égal des autres, mais surtout, je
ne sens pas les autres égaux à moi et
je peux me complaire dans cet état. Pour Jacotot, l’inégalité fonctionne dans
les deux sens. L’élève qui, rabaissé et découragé par le dispositif
d’explication, dit « Je ne suis pas capable », dit en même temps
autre chose : « Votre truc à vous, je n’en ai rien à faire. » Sa
déclaration d’incapacité est en même temps une déclaration d’inégalité.
L’attitude de l’élève qui dit « Je n’y comprends rien » est une
manière d’affirmer une certaine supériorité par rapport au maître explicateur.
Les grands mouvements populaires viennent soudainement briser cette logique. À
travers ces luttes collectives, ce n’est pas seulement qu’on se découvre
capable : on découvre que les autres le sont aussi.
“Pour
Jacotot, il faut agir sous la présupposition d’une égale intelligence entre
tous. […] Vous parlez, vous écrivez, vous agissez dans l’idée que vous vous
adressez à des égaux”
Il y a donc quelque chose de très exigeant dans cette
volonté de briser la logique de l’inégalité ?
Oui !
Du moins dans un certain sens de l’exigence. Je ne suis pas du tout pour une
pédagogie qui dirait : « Il ne faut pas être trop méchant, trop
exigeant » ; il faut au contraire être très exigeant par rapport à ce que
l’autre est capable de faire.
Faut-il transformer les institutions pour favoriser
l’émancipation ?
Toute la
machine sociale fonctionne sur le présupposé de l’inégalité. Mais on fait
circuler de l’égalité, dans la société, dans les entreprises, partout. On fait
circuler de l’égalité dès lors que des gens en prennent la résolution, qu’ils
prennent l’initiative de considérer que les intelligences sont égales – et
d’agir en fonction de ce postulat. De ce point de vue, si l’on prend la
démocratie au sérieux, comme le régime qui s’enracine dans le présupposé de
l’égalité, elle n’est pas une institution mais une pratique. Le temps de
l’institution ne peut jamais être celui de l’émancipation ; mais il peut
s’y produire de l’égalité, de manière imprévisible, sans anticipation possible.
Le temps de l’émancipation est complètement aléatoire, au contraire de celui de
l’institution. Il dépend de rencontres, de chemins, de voies qu’on suit. Il a
une temporalité complètement indépendante par rapport à celle des institutions.
Par conséquent, je crois qu’il est périlleux d’imaginer que c’est en changeant
les institutions, en déléguant cet enjeu à la réforme des institutions, que
l’on va se mettre à produire de l’égalité.
“Il
faut être très exigeant pour briser la logique de l’inégalité, c’est-à-dire
qu’il faut être très exigeant par rapport à ce que l’autre est capable de faire”
On ne peut pas instituer l’émancipation. Mais lorsque se
produit un moment d’émancipation, il en entraîne souvent d’autres dans son
sillage, n’est-ce pas ?
Lorsque
le dispositif de l’inégalité est ébranlé, il y a des effets en cascade. Tous
les grands mouvements révolutionnaires, les insurrections et les grands moments
d’égalité, sont des périodes où se produit quelque chose comme une accélération
de l’efficacité de l’égalité. Dans ces situations de manifestation égalitaire,
on est frappé de voir combien les gens arrivaient à faire à une vitesse
absolument incroyable ce qu’ils étaient censés être incapables de faire. C’est
ce que disait Marx en 1870 à
propos des ouvriers qui s’emparent de la machine d’État et se montrent capables
d’organiser une vie collective. Un mois avant, ils étaient vus comme
incapables. Ils se considéraient donc eux-mêmes comme inaptes à prendre en main
les affaires d’une collectivité ! On retrouve la même chose dans tous les
grands mouvements de contestation, en particulier dans leur forme moderne. Tout
d’un coup se produit une espèce de sortie de la temporalité normale.
L’émancipation est l’institution d’une autre temporalité.
Quels mouvements d’émancipation vous inspirent
aujourd’hui ?
Je
pense à ce qui se passe en Iran, à cette capacité à rendre possible ce qui
était considéré comme absolument impossible. Ce mouvement a maintenant plus de
deux mois. Il se maintient dans des conditions répressives extrêmement dures.
J’y vois la manifestation de cette idée décisive : on est capable
individuellement parce qu’on est capable collectivement. J’avais déjà été
frappé par les grandes manifestations en Iran avant les printemps arabes, lors
des élections truquées. Tout d’un coup, des gens sortaient dans la rue et
clamaient : « On n’a pas peur. » Il y a un lien très fort entre
le fait de ne pas avoir peur et celui d’avoir confiance dans la capacité des
autres à se mobiliser, à emboîter le pas. On peut toujours, individuellement,
enlever son voile ; mais si ce mouvement n’est pas soutenu, sous-tendu par
la confiance qu’on a en les autres, femmes ou hommes, il ne peut pas tenir.
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