jeudi 28 novembre 2019

Lignes N° 59 Collection de Michel Surya

"Qu'est ce qu'on attend?"    par Guillaume Wagner

"Nous finissions alors par nous dire que, sans "soutenir" bêtement ou béatement la chose, il ne s'agit pas non plus de la "condamner" tout aussi bêtement et béatement. Pendant ce temps, de manière très logique, les deux puissants mouvements nationalistes institutionnels français, la France insoumise et le front national lepéniste, aux ordres de leurs leaders suprêmes , déploient tous leurs moyens pour infiltrer et récupérer le mouvement à coups de soutiens médiatiques et d'entrisme en coulisse. Quand à l'extrême gauche officielle, comme d'habitude, elle trébuche sur sa poutre au dessus des deux facettes de son propre abîme: le sectarisme dogmatique et l'opportunisme clientéliste."

"Une arrogance historique - telle que cela le fait voir comme un roi par les gilets jaunes dont nombreux clament en faveur du retour de la guillotine pour reprendre cette révolution française qu'on a peut-être perdu, finalement. Ainsi, l'émeute. Ça ne pouvait pas ne pas arriver. Et la classe dominante s'y préparait: nous voici à un tournant. Après nous avoir enlevé tous les moyens dont nous disposions - à force de luttes historiques- pour nous défendre face à eux dans le travail, et après avoir neutralisé les derniers grands mouvements sociaux avec la collaboration active des appareils syndicaux, l'émeute était inévitable. L'enjeu pour le gouvernement est d'écraser cette émeute pour l'empêcher de devenir insurrection, voire "révolution"."

"Ainsi , s'ils redécouvrent le sens politique réel d'une manifestation, c'est à dire prennent et occupent effectivement la rue sans déclaration préfectorale ni encadrement syndical, ce qui fait encore dénominateur commun et consensus début mars 2019 est donc la revendication du référendum d'initiative citoyenne, arnaque chouardique de pacification du conflit par la voie des urnes. Non, la révolution. Mais le gouvernement Macron, fondé sur l'arrogance et le mépris de classe, ne peut se permettre de concéder quoi que ce soit, sous peine d'être éjecté par le grand patronat. Sa tâche et sa fonction historiques sont de parachever cette grande fresque de casse sociale générale et systématique ouverte dans les années 1980 , afin d'en finir pour de bon avec la protection sociale dans sa globalité, de nous faire entrer de force dans cette nouvelle ère de restructuration du capital et de mutation des rapports d'exploitation. L'élan des gilets jaunes, qui n'est pas un mouvement social appuyé par des grèves mais un soulèvement populaire, tiendra-t-il tête? Pour l'heure, les gilets jaunes ne veulent pas de révolution; si par révolution, nous entendons l'abolition irréversible de l'économie politique, de l'exploitation et de la marchandise, c'est à dire de la société de classe. Le mouvement cherche davantage d'un compromis de classe en sa faveur, par une refonte de certaines institutions, l'acquisition de nouveaux droits sociaux et une augmentation générale des salaires. Face à l'impossibilité du compromis, étant donné la configuration actuelle des développements  du capital, la question de la révolution s'imposera aux gilets jaunes de manière globale."

"En effet, partout en France, les manifestations massives et sauvages du samedi cherchent leur Bastille à prendre. L'ouvrier veut rentrer dans les palais. Le smicard veut la tête du "roi".

"Le politique renaît, chaque péage autoroutier occupé devient un forum où chacun , chacune se confrontent au débat, à la démocratie directe dans toute sa rigueur et toute son exigence d'horizontalité. Le gilet jaune, qui rend visible les invisibles et signale la situation d'urgence face à un danger, devenu symbole commun d'une condition partagée, exprime la force collective."

"Tous les filtres de la peur et du préjugés s'effondrent au profit d'une solidarité de classe inédite depuis des décennies: chômeurs, rsa, smicards, employés, enseignants, ouvriers, fonctionnaires, infirmiers, journalistes même, étudiants, auto-entrepreneurs, travailleurs sociaux, retraités...Un "nous" s'est créé. Un "nous-classe"? Un "nous-nation"? Un "nous-peuple"?, entend-on. Que porte en germe le mouvement des gilets jaunes? Une révolution "démocratique", entend-on. Ce que nous comprenons  comme un profond besoin d'universalité et d'égalité, une aspiration à une sorte de "communisme" anti-autoritaire. Dans le rejet de toute représentation et de tout média institutionnel , c'est à dire finalement dans le rejet de la démocratie représentative bourgeoise comme régime politique, une force collective s'est  créée - qui affirme moins une identité (ouvrière; française, européenne) qu'une condition partagée ( se vendre comme force de travail, c'est à dire la condition de prolétaire ). Une force historique qui cherche encore ses objectifs à partir de son rejet de l'état et des partis. C'est la force même du mouvement d'apprendre en continu à lutter contre toute récupération et toute institutionnalisation, contre tout leadership auto-proclamé et toute représentation, contre toute manœuvre d'auto encadrement en général d'où qu'elle vienne. Peut-on parler d'une volonté d'auto-gouvernement, notamment avec la proposition assembléiste et communaliste des gilets jaunes de Commercy.  De manière générale, progressivement, la sécession s’opérer avec les piliers de l'ordre social dominant : défiance envers la police, défiance envers la justice, ciblage de plus en plus massif du capitalisme comme cause de tous les maux ( fin du monde fin du mois: même combat ) , défiance envers les catégories sociologiques et les experts ( solidarité active grandissante dans la rue qui revendique de ne plus distinguer "casseur", "violent", "pacifiste", "manifestant", "black bloc", etc ), défiance envers les médias etc. En l'état, tout cela porte autant de promesses que de menaces en termes de devenir politique du mouvement. Car tous ces événements ne sont encore que les prémisses annonciatrices de la profondeur des bouleversements historiques à venir dont seule notre participation active tous déterminera la perspective collective."

"Et il faut lutter au coeur du mouvement pour poser les bonnes questions contre les tentatives nationalistes, à savoir: comment être autre chose que son travail? Comment être autre chose dans nos vies qu'une force du travail? Avoir plus d'argent pour tous et tout de suite, ne devient-il pas la condition d'une société sans argent? Cet argent dont le fondement est de toujours en manquer, qu'on soit riche ou pauvre? Comment élaborer directement un nouveau faire-société, un nouvel ordre social émancipateur? Il est clair que la question devient le type d'intervention à susciter pour court-circuiter directement le travail: nous devons changer la signification d'une grève active. Car les gratifiantes et même nécessaires émeutes du samedi ne suffisent pas. car le blocage des axes de circulation ne suffit pas. En effet, le lundi, on retourne courber l'échine, au taf, au pôle emploi ou à la caf. Mais si la question de la grève devient déterminante, elle doit dépasser le strict cadre du travail, ou plutôt intégrer la réalité du travail dans sa globalité: c'est à dire impliquer non seulement l'emploi, mais également la recherche d'emploi ( pôle emploi) et le chantage à l'emploi (caf). Il s'agirait de "fusionner", en quelque sorte, la grève générale de 1995 avec le mouvement des chômeurs de 1998, de faire, par exemple, de la lutte anti-cpe du printemps 2006 et de la révolte généralisée des quartiers populaires de l'automne 2005 un seul et même mouvement offensif d'émancipation universelle."

"Mais de l'assemblée des assemblées" à Commercy le 26 janvier au ric comme revendication centrale dans tout le pays, l'enjeu se pose ainsi: le mouvement doit assumer totalement sa quête ou au contraire son refus de légitimation institutionnelle et/ou de reconnaissance étatique. De quelle manière? Par exemple en pérennisant ce qui n'est censé qu'être éphémère, en faisant des moyens de luttes actuels une finalité politique. Pour cela, que ces agoras ou forums des ronds-points surgissent dans les entrepôts, dans les banques, dans les centres commerciaux, dans les villes au milieu des carrefours: une sorte de mélange entre les "conseils ouvriers" de 1917 - 1921 et le "mouvement des places" de 2010-2011.

Cela renverserait la donne, briserait l'attitude actuelle finalement attentiste du mouvement des gilets jaunes, malgré son effort propositionnel social-démocrate. Pour aller vers une attitude pleinement révolutionnaire, il faut créer de nouvelles pratiques de lutte qui, simultanément, fassent société. Des pratiques immédiatement post-capitalistes. Il faudra parier que les redoutables questions théoriques révolutionnaires se résolvent alors d'elles-mêmes par la nouvelle intelligence  collective en acte: comment redistribuer les richesses? Au final, qu'est ce qu'une richesse? Comment désintégrer cette foutue valeur marchande qui est, en fait, la base de notre subordination de tous à tout? Comment, concrètement et pratiquement, abattre l'économie? Avec elle, le travail, le capital et cette fameuse "finance". Où attaquer? Comment créer la grève sans les syndicats et malgré la configuration actuelle extrêmement individualisante du travail? Quel serait le but d'une grève offensive, insurrectionnelle, révolutionnaire? L'expropriation? L'autogestion? Mais l'auto gestion demeure une gestion  du capital, ce capital qu'il faut pourtant anéantir? Alors quoi? Une grève humaine, pourrait-on dire: contre le travail comme chantage à la survie physique et sociale."




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