Parmi les
sentiments qui dirigent les actions humaines, celui d'infériorité
paraît avoir la plus grande importance. D'où vient-il? Est-ce d'une
situation d'insécurité, soit qu'il s'agisse de la conservation de
l'individu (nourriture), soit de la conservation de l'espèce
(reproduction)? Mais cette insécurité me paraît insuffisante à
expliquer la force et les effets violents du sentiment d'infériorité,
considéré comme sentiment social sous le nom d'amour-propre.
L'amour-propre ne peut naître que de la vie collective, de la
réaction de la collectivité sur l'individu. Il faut nous reporter à
la vie extrêmement lointaine des primitifs pour essayer d'en
comprendre la genèse. A ce moment l'individu n'existait et ne
pouvait exister en dehors du groupe humain. La tribu elle-même
dépendait de la solidarité et de l'entraide de tous. La défaillance
d'un membre, qu'elle fût lâcheté ou maladresse, ou bien offense à
la coutume, était durement châtiée, à cause des conséquences
terribles qu'elle pouvait avoir pour la collectivité. Sans parler de
la mort et des coups, les huées, la réprobation publique et le
mépris étaient une punition redoutable, car ils pouvaient rendre la
vie intenable aux défaillants, d'autant que personne n'avait la
ressource de se séparer du groupe. La peur de se trouver en état
d'infériorité vis-à-vis d'autrui s'est ainsi enracinée dans le
cœur des hommes et a créé le sentiment de l'amour-propre. Une
offense à l'amour-propre se traduit quelquefois par la pâleur, le
plus souvent par la rougeur émotive (honte dans le cas d'acceptation
de l'infériorité, colère dans le cas de révolte). La timidité
naît de la crainte d'être exposé aux affronts. Ce sont là de
véritables réflexes conditionnels, créés par la vie sociale. Le
sentiment d'infériorité apparaît comme le sentiment le plus
pénible à supporter. De fait, l'amour-propre joue un plus grand
rôle, un rôle plus fort dans les actions humaines que l'intérêt
matériel. On pourrait en donner des exemples multiples, il suffit
d'y réfléchir. Conserver la face vis-à-vis de l'opinion publique
est donc le fondement de l'amour-propre et, par conséquent, le
fondement de la morale. L'opinion publique agit comme contrôle sur
les actes des individus. Plus tard, lorsque les hommes ont commencé
à se libérer du groupe, l'amour-propre a pu prendre point d'appui,
non pas seulement sur l'approbation publique, mais sur la conscience
individuelle, tout au moins chez quelques personnes. L'individu, tout
à fait affranchi du contrôle collectif (préjugés, croyances)
exerce sur lui même le contrôle nécessaire à la vie sociale. Rien
n'est plus pénible que d'avoir honte de soi-même. Mais la plupart
du temps les hommes s'excusent à leurs propres yeux, ils se donnent
d'excellentes raisons pour légitimer de basses actions. L'éducation
morale de l'enfant est nécessaire pour lui apprendre à contrôler
ses actes et à les juger. Le sentiment d'infériorité n'est pas
toujours un sentiment individuel. Lorsqu'une personne se trouve dans
une situation d'infériorité, elle a souvent tendance à compenser
cette infériorité en projetant son amour-propre dans le groupe,
dans l'équipe, dans le corps ou dans la nation dont elle fait
partie. Ainsi s'explique aussi bien l'esprit de corps que le
patriotisme, avec les points d'honneur particuliers attachés à
chaque catégorie de groupement, avec la vanité et la jactance dont
se parent les membres de chaque collectivité, avec le mépris dont
ils font profession vis-à-vis des étrangers. Ainsi s'explique, en
partie tout au moins, la politique du prestige. Les individus
eux-mêmes sacrifient souvent au prestige leurs véritables intérêts.
Pour échapper à la situation d'infériorité, ils recherchent les
satisfactions de vanité, et ils convoitent les richesses, non pas
tant pour le confort que pour l'apparat et pour la considération. La
vanité se développe surtout chez ceux qui ne sont pas absolument
sûrs, au fond d'eux-mêmes, de leur supériorité. La véritable
supériorité, acquise par l'effort et par le mérite, n'a pas besoin
de satisfactions extérieures. Sa jouissance est dans la conscience
d'elle-même et elle s'allie très bien avec la plus grande
simplicité.
- M.
PIERROT.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire