dimanche 10 novembre 2019

INFERIORITE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Parmi les sentiments qui dirigent les actions humaines, celui d'infériorité paraît avoir la plus grande importance. D'où vient-il? Est-ce d'une situation d'insécurité, soit qu'il s'agisse de la conservation de l'individu (nourriture), soit de la conservation de l'espèce (reproduction)? Mais cette insécurité me paraît insuffisante à expliquer la force et les effets violents du sentiment d'infériorité, considéré comme sentiment social sous le nom d'amour-propre. L'amour-propre ne peut naître que de la vie collective, de la réaction de la collectivité sur l'individu. Il faut nous reporter à la vie extrêmement lointaine des primitifs pour essayer d'en comprendre la genèse. A ce moment l'individu n'existait et ne pouvait exister en dehors du groupe humain. La tribu elle-même dépendait de la solidarité et de l'entraide de tous. La défaillance d'un membre, qu'elle fût lâcheté ou maladresse, ou bien offense à la coutume, était durement châtiée, à cause des conséquences terribles qu'elle pouvait avoir pour la collectivité. Sans parler de la mort et des coups, les huées, la réprobation publique et le mépris étaient une punition redoutable, car ils pouvaient rendre la vie intenable aux défaillants, d'autant que personne n'avait la ressource de se séparer du groupe. La peur de se trouver en état d'infériorité vis-à-vis d'autrui s'est ainsi enracinée dans le cœur des hommes et a créé le sentiment de l'amour-propre. Une offense à l'amour-propre se traduit quelquefois par la pâleur, le plus souvent par la rougeur émotive (honte dans le cas d'acceptation de l'infériorité, colère dans le cas de révolte). La timidité naît de la crainte d'être exposé aux affronts. Ce sont là de véritables réflexes conditionnels, créés par la vie sociale. Le sentiment d'infériorité apparaît comme le sentiment le plus pénible à supporter. De fait, l'amour-propre joue un plus grand rôle, un rôle plus fort dans les actions humaines que l'intérêt matériel. On pourrait en donner des exemples multiples, il suffit d'y réfléchir. Conserver la face vis-à-vis de l'opinion publique est donc le fondement de l'amour-propre et, par conséquent, le fondement de la morale. L'opinion publique agit comme contrôle sur les actes des individus. Plus tard, lorsque les hommes ont commencé à se libérer du groupe, l'amour-propre a pu prendre point d'appui, non pas seulement sur l'approbation publique, mais sur la conscience individuelle, tout au moins chez quelques personnes. L'individu, tout à fait affranchi du contrôle collectif (préjugés, croyances) exerce sur lui même le contrôle nécessaire à la vie sociale. Rien n'est plus pénible que d'avoir honte de soi-même. Mais la plupart du temps les hommes s'excusent à leurs propres yeux, ils se donnent d'excellentes raisons pour légitimer de basses actions. L'éducation morale de l'enfant est nécessaire pour lui apprendre à contrôler ses actes et à les juger. Le sentiment d'infériorité n'est pas toujours un sentiment individuel. Lorsqu'une personne se trouve dans une situation d'infériorité, elle a souvent tendance à compenser cette infériorité en projetant son amour-propre dans le groupe, dans l'équipe, dans le corps ou dans la nation dont elle fait partie. Ainsi s'explique aussi bien l'esprit de corps que le patriotisme, avec les points d'honneur particuliers attachés à chaque catégorie de groupement, avec la vanité et la jactance dont se parent les membres de chaque collectivité, avec le mépris dont ils font profession vis-à-vis des étrangers. Ainsi s'explique, en partie tout au moins, la politique du prestige. Les individus eux-mêmes sacrifient souvent au prestige leurs véritables intérêts. Pour échapper à la situation d'infériorité, ils recherchent les satisfactions de vanité, et ils convoitent les richesses, non pas tant pour le confort que pour l'apparat et pour la considération. La vanité se développe surtout chez ceux qui ne sont pas absolument sûrs, au fond d'eux-mêmes, de leur supériorité. La véritable supériorité, acquise par l'effort et par le mérite, n'a pas besoin de satisfactions extérieures. Sa jouissance est dans la conscience d'elle-même et elle s'allie très bien avec la plus grande simplicité.
- M. PIERROT.

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