dimanche 24 novembre 2019

L'occident kidnappé part 4 par Milan Kundera




11.

Le dernier souvenir de l'Occident que les pays centre-européens gardent de leur propre expérience est celui de la période 1918-1938. Ils y tiennent plus qu n'importe quelle autre époque de leur histoire (les sondages effectués clandestinement le prouvent). Leur image de l'Occident est donc celle de l'Occident d'hier;de l'Occident où la culture n'avait pas encore cédé tout fait sa place. En ce sens je voudrais souligner une circonstance significative:les révoltes centre-européennes n'étaient pas soutenues par les journaux, par la radio ou par la télévision, c'est-à-dire par les média. Elles étaient préparées, mises en oeuvre, réalisées par des romans, par la poésie, par le théâtre, par le cinéma, par l'historiographie, par des revues littéraires, par des spectacles comiques populaires, par des discussions philosophiques, cest-à-dire par la culture. Les mass média qui, pour un Français ou un Américain, se confondent avec l'image même de l'Occident contemporain, ne jouèrent aucun rôle dans ces révoltes (ils étaient complètement asservis par l'état). C'est pourquoi, quand les Russes occupèrent la Tchécoslovaquie, la première conséquence en fut la destruction totale de la culture tchèque en tant que telle. Le sens de cette destruction fut triple;premièrement, on détruisit le centre de l'opposition;deuxièmement, on mina l'identité de la nation afin quelle pût être plus facilement digérée par la civilisation russe ; troisièmement, on mit une fin violente à l'époque des Temps modernes, c'est-à-dire cette époque où la culture représentait encore la réalisation des valeurs suprêmes. C'est cette troisième conséquence qui me paraît la plus importante. En effet, la civilisation du totalitarisme russe est la négation radicale de l'Occident tel qu'il était né à l'aube des Temps modernes, fondé sur l'ego qui pense et qui doute, caractérisé par la création culturelle connue comme l'expression de cet ego unique et inimitable. L'invasion russe a jeté la Tchécoslovaquie dans l'époque «après culture» et la rendue ainsi désarmée et nue face à l'armée russe et à la télévision omniprésente de l'état. Encore ébranlé par cet événement triplement tragique qu'était l'invasion de Prague, je suis venu en France et jai essayé d'expliquer à mes amis français le massacre de la culture qui eut lieu après l'invasion: «Imaginez!On a liquidé toutes les revues littéraires et culturelles!Toutes, sans exception!Cela ne s'est jamais passé dans l'histoire tchèque, même pas sous l'occupation nazie pendant la guerre!»
Or, mes amis me regardaient avec une indulgence embarrassée dont je compris le sens plus tard. En effet, quand on liquida toutes les revues en Tchécoslovaquie, la nation tout entière le savait, et elle ressentit avec angoisse la portée immense de cet événement. Si en France ou en Angleterre toutes les revues disparaissaient, personne ne sen apercevrait, même pas leur éditeur. Paris, même dans le milieu tout fait cultivé, on discute pendant les dîners des émissions de télévision et non pas des revues. Car la culture a déjà cédé sa place. Sa disparition, que nous vécûmes à Prague comme une catastrophe, un choc, une tragédie, on la vit Paris comme quelque chose de banal et d'insignifiant, d'à peine visible, comme un non-événement.

12.

Après la destruction de l'Empire, l'Europe centrale a perdu ses remparts. Après Auschwitz, qui balaya la nation juive de sa surface, n'a-t-elle pas perdu son âme?Et après avoir été arrachée à l'Europe en 1945, existe-t-elle encore? Oui, sa création et ses révoltes indiquent quelle «n'a pas encore péri». Mais si vivre veut dire exister dans les yeux de ceux qu'on aime, l'Europe centrale n'existe plus. Plus précisément : dans les yeux de son Europe aimée, elle n'est qu'une partie de l'Empire soviétique et rien de plus et rien de plus. Et pourquoi s'en étonner?Par son système politique, l'Europe centrale est l'Est;par son histoire culturelle, elle est Occident. Mais puisque l'Europe est en train de perdre le sens de sa propre identité culturelle, elle ne voit dans l'Europe centrale que son régime politique;autrement dit:elle ne voit dans l'Europe centrale que l'Europe de l'Est. L'Europe centrale doit donc s'opposer non seulement à la force pesante de son grand voisin, mais aussi la force immatérielle du temps qui, irréparablement, laisse derrière lui l'époque de la culture. C'est pourquoi les révoltes centre-européennes ont quelque chose de conservateur, je dirais presque d'anachronique:elles tentent désespérément de restaurer le temps passé, le temps passé de la culture, le temps passé des Temps modernes, parce que seulement dans cette époque-là, seulement dans le monde qui garde une dimension culturelle, l'Europe centrale peut encore défendre son identité, peut encore être perçue telle quelle est. Sa vraie tragédie n'est donc pas la Russie, mais l'Europe. L'Europe, cette Europe qui, pour le directeur de l'agence de presse de Hongrie, représentait une telle valeur quil était prêt mourir pour elle, et qu'il mourut. Derrière le rideau de fer, il ne se doutait pas que les temps ont changé et qu'en Europe l'Europe n'est plus ressentie comme valeur. Il ne se doutait pas que la phrase qu'il envoya par télex au-delà des frontières de son plat pays avait l'air désuète et ne serait jamais comprise.

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