11.
Le
dernier souvenir de l'Occident que les pays centre-européens gardent
de leur propre expérience est celui de la période 1918-1938. Ils y
tiennent plus qu n'importe quelle autre époque de leur histoire (les
sondages effectués clandestinement le prouvent). Leur image de
l'Occident est donc celle de l'Occident d'hier;de l'Occident où la
culture n'avait pas encore cédé tout fait sa place. En ce sens je
voudrais souligner une circonstance significative:les révoltes
centre-européennes n'étaient pas soutenues par les journaux, par la
radio ou par la télévision, c'est-à-dire par les média. Elles
étaient préparées, mises en oeuvre, réalisées par des romans,
par la poésie, par le théâtre, par le cinéma, par
l'historiographie, par des revues littéraires, par des spectacles
comiques populaires, par des discussions philosophiques, cest-à-dire
par la culture. Les mass média qui, pour un Français ou un
Américain, se confondent avec l'image même de l'Occident
contemporain, ne jouèrent aucun rôle dans ces révoltes (ils
étaient complètement asservis par l'état). C'est pourquoi, quand
les Russes occupèrent la Tchécoslovaquie, la première conséquence
en fut la destruction totale de la culture tchèque en tant que
telle. Le sens de cette destruction fut triple;premièrement, on
détruisit le centre de l'opposition;deuxièmement, on mina
l'identité de la nation afin quelle pût être plus facilement
digérée par la civilisation russe ; troisièmement, on mit une fin
violente à l'époque des Temps modernes, c'est-à-dire cette époque
où la culture représentait encore la réalisation des valeurs
suprêmes. C'est cette troisième conséquence qui me paraît la plus
importante. En effet, la civilisation du totalitarisme russe est la
négation radicale de l'Occident tel qu'il était né à l'aube des
Temps modernes, fondé sur l'ego qui pense et qui doute, caractérisé
par la création culturelle connue comme l'expression de cet ego
unique et inimitable. L'invasion russe a jeté la Tchécoslovaquie
dans l'époque «après culture» et la rendue ainsi désarmée et
nue face à l'armée russe et à la télévision omniprésente de
l'état. Encore ébranlé par cet événement triplement tragique
qu'était l'invasion de Prague, je suis venu en France et jai essayé
d'expliquer à mes amis français le massacre de la culture qui eut
lieu après l'invasion: «Imaginez!On a liquidé toutes les revues
littéraires et culturelles!Toutes, sans exception!Cela ne s'est
jamais passé dans l'histoire tchèque, même pas sous l'occupation
nazie pendant la guerre!»
Or,
mes amis me regardaient avec une indulgence embarrassée dont je
compris le sens plus tard. En effet, quand on liquida toutes les
revues en Tchécoslovaquie, la nation tout entière le savait, et
elle ressentit avec angoisse la portée immense de cet événement.
Si en France ou en Angleterre toutes les revues disparaissaient,
personne ne sen apercevrait, même pas leur éditeur. Paris, même
dans le milieu tout fait cultivé, on discute pendant les dîners
des émissions de télévision et non pas des revues. Car la culture
a déjà cédé sa place. Sa disparition, que nous vécûmes à
Prague comme une catastrophe, un choc, une tragédie, on la vit
Paris comme quelque chose de banal et d'insignifiant, d'à peine
visible, comme un non-événement.
12.
Après
la destruction de l'Empire, l'Europe centrale a perdu ses remparts.
Après Auschwitz, qui balaya la nation juive de sa surface,
n'a-t-elle pas perdu son âme?Et après avoir été arrachée à
l'Europe en 1945, existe-t-elle encore? Oui, sa création et ses
révoltes indiquent quelle «n'a pas encore péri». Mais si vivre
veut dire exister dans les yeux de ceux qu'on aime, l'Europe centrale
n'existe plus. Plus précisément : dans les yeux de son Europe
aimée, elle n'est qu'une partie de l'Empire soviétique et rien de
plus et rien de plus. Et pourquoi s'en étonner?Par son système
politique, l'Europe centrale est l'Est;par son histoire culturelle,
elle est Occident. Mais puisque l'Europe est en train de perdre le
sens de sa propre identité culturelle, elle ne voit dans l'Europe
centrale que son régime politique;autrement dit:elle ne voit dans
l'Europe centrale que l'Europe de l'Est. L'Europe centrale doit donc
s'opposer non seulement à la force pesante de son grand voisin, mais
aussi la force immatérielle du temps qui, irréparablement, laisse
derrière lui l'époque de la culture. C'est pourquoi les révoltes
centre-européennes ont quelque chose de conservateur, je dirais
presque d'anachronique:elles tentent désespérément de restaurer le
temps passé, le temps passé de la culture, le temps passé des
Temps modernes, parce que seulement dans cette époque-là, seulement
dans le monde qui garde une dimension culturelle, l'Europe centrale
peut encore défendre son identité, peut encore être perçue telle
quelle est. Sa vraie tragédie n'est donc pas la Russie, mais
l'Europe. L'Europe, cette Europe qui, pour le directeur de l'agence
de presse de Hongrie, représentait une telle valeur quil était prêt
mourir pour elle, et qu'il mourut. Derrière le rideau de fer, il ne
se doutait pas que les temps ont changé et qu'en Europe l'Europe
n'est plus ressentie comme valeur. Il ne se doutait pas que la phrase
qu'il envoya par télex au-delà des frontières de son plat pays avait
l'air désuète et ne serait jamais comprise.
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