JE
NE VEUX PAS abandonner l’Italie où, en dépit de l’apparente
liberté qu’on me concède, je suis prisonnier comme dans une
cellule ou une tombe. Tous mes mouvements sont surveillés ; les
flics ne me lâchent pas une seconde ; ma correspondance est
censurée. Si je reçois une visite, si quelqu’un dans la rue
m’adresse la parole ou me salue, si je vais voir un ami… les
enquêtes et les rapports [de police] arrivent immédiatement et
compromettent souvent les personnes que je fréquente.
C’est
une situation intolérable et j’en souffre trop.
Il
se pourrait qu’en France j’aie la possibilité de faire un
travail utile avec toi et nos camarades et les réfugiés italiens,
très nombreux à Paris.
Comme
tu le dis, je pourrais utiliser pour la propagande, le besoin
d’activité qui me torture.
Cependant,
je ne veux pas m’éloigner de Rome. Mussolini n’est pas immortel.
Le régime abominable que la dictature fasciste impose à l’Italie
ne peut durer longtemps. Le jour viendra, et rapidement peut-être,
où ce régime odieux s’écroulera. Eh bien ! je veux être ici.
Presque tous nos amis sont emprisonnés ou émigrés. Quand le
fascisme disparaîtra, ils rentreront en masse avec d’autant plus
d’ardeur pour combattre qu’ils en auront été éloignés, malgré
eux. Mais ils ne connaîtront pas assez bien la situation, ils seront
peu ou mal informés sur le cours des événements, sur la mentalité
des masses populaires, sur les centres d’agitation antifascistes et
sur les possibilités d’action révolutionnaires. Et ils auront
nécessairement des hésitations, des manques d’audace, des excès
de témérité, ils feront des erreurs tactiques qui pourront être
fatales au mouvement révolutionnaire.
Eh
bien ! moi je serai ici. Je sais bien qu’il n’y a pas d’hommes
indispensables, mais dans des circonstances déterminées, il y en a
de très utiles. J’espère que, une fois abattus le joug
dictatorial et le virus fasciste, le jour où le prolétariat
d’Italie retournera à l’esprit de révolte et au sens de la
liberté, ce jour-là ma présence et ma longue expérience ne seront
pas inutiles.
Tu
peux comprendre maintenant pour quelles raisons, et malgré la
tristesse que j’en ressens, je refuse d’abandonner le poste de
surveillance aujourd’hui et de combat demain que les événements
m’ont assigné.
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